La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch16

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 327-341).


CHAPITRE XVI

Espérat rencontre la vérité


Deux cavaliers, le teint animé par une course rapide, se montrèrent sur la place, quelques minutes après le départ du capitaine.

Bobèche et Milhuitcent — c’étaient eux — hésitèrent. Vers quel point de la ville se dirigeraient-ils ? À qui adresseraient-ils les questions embusquées sur leurs lèvres ?

Comment Enrik avait-il entraîné Metternich ? où était maintenant Lucile ?

Des badauds bavardaient aux abords de l’église, commentant le mariage célébré en ce moment, et les voyageurs ne soupçonnèrent pas qu’il leur eût suffi de se mêler aux groupes pour apprendre ce qu’ils désiraient savoir.

Un roulement de charrettes pesamment chargées parvint, à leurs oreilles, appelant l’attention des bourgeois.

Bientôt, de la rue qui longe l’église du Saint-Voile, déboucha un lugubre cortège, un convoi de blessés.

Dans des véhicules de toute espèce, escortés de hussards autrichiens, des soldats pâles, hâves, sanglants, étaient entassés.

Ces malheureux, extraits des ambulances de Troyes pour faire place aux victimes de la bataille d’Arcis, avaient été dirigés sur Châtillon, où on les logerait comme on le pourrait.

Le chef de l’escorte, apprenant que le maire assistait à la cérémonie religieuse dont Saint-Voile était le théâtre, décida que l’on attendrait, sur la place, la sortie des époux et de leur cortège.

Les chariots sinistres s’alignèrent, pendant qu’un carrosse de voyage stoppait au bas des degrés du temple.

Cette voiture allait recevoir Enrik Bilmsen et sa désolée compagne, et les emporterait rapidement vers la résidence actuelle de M. de Metternich.

— Des blessés, avait murmuré Bobèche.

Espérat inclina la tête sans répondre.

Il éprouvait à cette heure un malaise indéfinissable. La vue du convoi le pénétrait d’une tristesse inexpliquée :

Pourquoi ? Il n’eût su le dire lui-même. Depuis deux mois que durait la campagne, il s’était familiarisé avec le sang, avec les fureurs des hommes. Pourquoi donc se sentait-il ému, bouleversé devant ces épaves de la bataille, dont les yeux fiévreux, les visages exsangues, se montraient, exprimant la surprise de la halte imprévue, la fatigue du voyage pénible et douloureux, le désir avide du repos, peut-être de la mort où l’on ne souffre plus, où l’on n’est plus secoué par les cahots dont chacun arrache une plainte.

Comme malgré lui, le jeune garçon se rapprocha de la file des voitures. Deux hussards seulement les gardaient, les autres avaient couru à l’hôtellerie du Cheval-Blanc et y réquisitionnaient des rafraîchissements. Il faut vivre, et bien vivre, sur le pays ennemi.

Les hommes laissés à la surveillance des blessés ne s’en occupaient guère. Le visage renfrogné, l’air maussade, ils n’avaient d’yeux que pour l’auberge dans laquelle leurs camarades avaient disparu.

Évidemment, ils se disaient :

— Les autres mangent, boivent… Nous, nous sommes de corvée auprès de ces blessés qui se passeraient bien de nous. À demi morts, ils ne s’enfuiraient certes pas… Sale métier ! Sale journée ! Sale tout !

Tout à coup, il se fit un mouvement dans la dernière voiture ; une voix prudemment assourdie appela :

— Espérat !

Le compagnon de Bobèche tressaillit :

— Qui a prononcé mon nom ?

Il regarda autour de lui, cherchant.

— Espérat, répéta la voix.

Guidé par le son, le jeune homme alla vers le chariot, et brusquement une exclamation jaillit de ses lèvres :

— Henry ! toi ?… toi ?

Il ne se trompait pas. Le petit voltigeur se trouvait là.

— Toi, continua Milhuitcent, tu es blessé ?

— Non.

— Alors que fais-tu en cet équipage ?

Le blond petit soldat répondit avec tristesse :

— J’accompagne le comte de Rochegaule qui, lui, est cruellement atteint.

— Le comte ?

— Oui… Il est tombé dans un des derniers combats, livrés autour de Troyes. Quand les nôtres battirent en retraite, je restai auprès de lui. Je ne voulais pas l’abandonner. Le médecin qui le ramassa sur le champ de bataille eut pitié de moi… On m’a autorisé à demeurer à ses côtés jusqu’au moment…

Un hoquet sanglotant coupa la parole à Mirel. Il se remit pourtant et acheva d’un ton sombre :

— Après, je serai prisonnier.

Espérat avait senti le sang refluer vers son cœur. Le comte de Rochegaule gisait là, dans cette voiture grossière, atteint mortellement, affirmait Henry.

Et dans un zigzag d’éclair, cette pensée déchirante traversa le cerveau du brave garçon :

— Ce mourant est peut-être ton père !

Père ! mot simple et doux qui résume le poème éternel de la vie… Père ! chaînon sacré reliant le passé ancestral à l’avenir embrumé.

Jamais peut-être le sens contenu en ces quatre lettres n’était apparu clairement au fils adoptif de M. Tercelin. À cette heure, il comprit. Ce fut pénétrant comme une fanfare, éblouissant comme l’éclatement d’une gerbe d’artifices.

L’enfant vit la longue série des Rochegaule… Il s’imprégna en une seconde des traditions d’orgueil et d’honneur de la race, et, sans en avoir conscience, il murmura :

— Je suis digne d’eux.

Mais cette bouffée de… gentilhommerie s’évanouit aussitôt, remplacée par la tristesse de la situation présente. Les yeux d’Espérat se firent humides, et le gamin, s’accrochant d’une main tremblante au rebord de la charrette, se pencha à l’intérieur.

Cinq malheureux, au teint livide, étaient entassés dans le véhicule ; l’un soutenait sa mâchoire fracassée par une balle, que les bandelettes de pansement, s’étant déplacées, ne protégeaient plus suffisamment. Un autre hochait lentement la tête comme un pendule, prononçant des paroles incompréhensibles dans le délire de la fièvre, et son bras gauche brisé, replié dans l’écharpe, tremblotait, communiquant à tout son corps un grelotement fébrile.

Un troisième, immobile, une jambe amputée, fumait une courte pipe, considérant avec pitié ses camarades plus atteints que lui.

Et dans le fond, étendus sur des bottes de paille, deux moribonds, les yeux clos, endormis avant la mort par la souffrance.

Dans l’un de ces derniers, Espérat reconnut le comte de Rochegaule, et il se découvrit.

L’approche du trépas avait encore accentué le caractère d’énergie du visage du vieux gentilhomme. La face brune, parcheminée, prenait des tons de bronze dans l’encadrement des cheveux d’argent.

Le jeune garçon restait là, figé dans la contemplation de ce mourant, qui peut-être lui avait donné la vie, quand une harmonie passa sur la place, portée par le vent.

L’orgue de l’église du Saint-Voile exécutait la marche triomphale de l’hyménée.

Le portail venait de se rouvrir, et comme très loin, dans la pénombre mystérieuse du sanctuaire, les cierges de l’autel brillaient ainsi que des étoiles d’or.

De même que les autres personnes rassemblées sur la place, Milhuitcent regarda. Le cortège nuptial s’était formé, se mouvant confusément dans l’église. Il se rapprocha avec lenteur du portail,… arriva en pleine lumière.

Et le gamin gémit d’une voix étranglée :

— Lucile ! En mariée !

Oui, la jeune fille était là, au bras d’Enrik Bilmsen rayonnant. Autour d’elle, ses yeux, au regard vague, erraient sans se fixer. Plus blanche que sa robe, on sentait qu’en elle la pensée était absente, le cœur engourdi.

Guidée par le secrétaire de Metternich, elle marcha vers le carrosse de voyage arrêté devant le temple.

Elle allait y prendre place, s’éloigner à jamais…, et le comte de Rochegaule s’éteindrait sans que la main pieuse de sa fille lui fermât les yeux.

L’idée parut insupportable à Espérat. Il oublia que lui-même se trouvait en danger, que d’Artin dont il apercevait le visage cynique et railleur était son ennemi juré. En quelques bonds, il fut auprès de Lucile.

Le vicomte le reconnut :

— Toi ?… commença-t-il.

Il ne put continuer. Vers le convoi de blessés, le bras du jeune garçon s’étendait en un geste tragique, et des lèvres d’Espérat jaillirent ces mots :

— Là,… parmi ces malheureux,… le comte de Rochegaule se meurt.

Un double cri lui répondit ; cri de surprise chez d’Artin, cri d’épouvante chez Lucile. L’esprit de celle-ci s’était brusquement réveillé au choc brutal de la sinistre nouvelle.

Éperdue, elle courut, précédée de Milhuitcent, au véhicule informe où le vieillard agonisait pour l’Empereur, pour la France, qu’elle-même, faible fiancée, avait sacrifiés afin de sauver les jours de Marc Vidal.

— Mon père, mon père ! clama-t-elle d’une voix déchirante.

Les bourgeois de Châtillon s’étaient reculés en présence de cette péripétie imprévue,… et les factionnaires ennemis considéraient cette mariée, qui sans souci de sa fraîche toilette, que les bois du chariot maculaient de poussière et de boue, pleurait sur ce moribond que les appels de l’infortunée ne tiraient pas de sa torpeur.

Le vicomte s’était approché d’Enrik.

— Un incident fâcheux, fit-il railleusement. Votre épouse ne va pouvoir vous suivre. Elle doit rester auprès de notre père.

— C’est vrai, balbutia Bilmsen d’un air penaud,… et les ordres de M. de Metternich ne me permettent pas de retarder mon départ.

— Bah ! laissez une escorte !… Une chaise de poste l’emmènera bientôt auprès de vous.

Enrik parut prendre une décision :

— Soit !… je vous confie ma femme, monsieur le vicomte.

— C’est la première fois que l’on m’accorde pareille marque de confiance, ricana d’Artin ; je la reçois donc avec gratitude. Parlez tranquille, mon cher monsieur Bilmsen, avant huit jours, ma sœur, conduite par moi, viendra se jeter dans vos bras.

Et avec une ironie cruelle qui disait la sécheresse de son cœur, il conclut :

— Plus de belle-maman,… bientôt plus de beau-père… Heureux homme !

L’Allemand ne put réprimer un mouvement de surprise.

Il ne pouvait concevoir que le vicomte parlât en ces termes, au moment où son père, le comte de Rochegaule, allait expirer.

Le geste fit sourire son interlocuteur :

— Bon…, vous songez aux vertus familiales, digne Bilmsen, ces vertus que l’on enseigne en Allemagne entre un plat de choucroute aux saucisses et une chope de bière… Abandonnez ces réflexions oiseuses. Le temps me manque aujourd’hui ; mais plus tard, je vous formerai… Au revoir, comptez sur moi.

Il poussait le grand garçon blond dans le carrosse de voyage. Lui-même referma la portière et, d’un ton bref, lança au postillon le commandement :

— Allez !

Il regarda le véhicule s’éloigner, traverser la place, disparaître à l’angle ouest, puis, d’un pas lent, il se dirigea vers le groupe désolé dont Lucile formait le centre.

À la prière de la jeune fille, le chef des hussards qui escortaient le convoi, avait permis que le comte de Rochegaule fût extrait de la charrette. Deux soldats étendaient le moribond sur une civière improvisée.

— Que faites-vous là ? demanda d’Artin à sa sœur.

Celle-ci, les yeux fixés sur le visage immobile du mourant, répondit sans lever les paupières :

— J’ai obtenu qu’il fût transporté à l’hôtel des Cloutiers, où je résidais encore ce matin. C’est là que l’espérance est morte pour moi… ; l’endroit est propice pour que mon père exhale son dernier soupir.

Les porteurs de civière se mettaient en marche.

Et lugubre procession, Lucile, Espérat, Henry, Bobèche, d’Artin, suivirent, salués au passage par les habitants qui, voyant le soldat de Napoléon couché sur le brancard, escorté de la malheureuse, mariée à un envahisseur, devinaient le lamentable drame dont était déchirée l’âme des Rochegaule.

Ils devinaient une partie seulement de la vérité, car le drame était plus horrible que les indifférents ne le pouvaient supposer.

Chacun des personnages éprouvait des sentiments tumultueux.

D’Artin songeait que le trépas de son père allait le faire comte, comte de Rochegaule ; que seul il aurait à réclamer les faveurs du roi.

Espérat continuait à se poser l’angoissante question : Ce mourant est-il mon père ?

Dans les yeux baignés de larmes d’Henry, brillait un éclair, lorsque leur regard rencontrait le vicomte ; ce gentilhomme qui, durant de longues années, avait été un maître impitoyable,… ce gentilhomme qui avait assassiné Marion Pandin ! Et la main du petit voltigeur fourrageait sa poitrine, sur laquelle, à l’extrémité d’une cordelette, elle rencontrait un bouton de bois ciselé, le bouton trouvé entre les doigts glacés de Marion et qui avait décelé le meurtrier.

On atteignit l’hôtel des Cloutiers ; on traversa la cour déserte. Dans l’escalier à la rampe de fer forgé, le cortège s’engagea, gagna la chambre de Lucile, et les soldats, impressionnés par le silence, déposèrent le comte sur le lit.

Lucile eut un gémissement.

Son père allait s’enfoncer dans l’éternel sommeil sur ce lit, où elle-même avait dormi les heures de captivité.

Les porteurs reçurent quelques pièces de monnaie de la main du vicomte et se retirèrent.

Alors, comme rejetant les pudeurs de l’affliction, Mlle  de Rochegaule, maintenant Mme  Bilmsen, éclata en sanglots, s’agenouilla près de la couche funèbre.

Entraîné par l’exemple, Henry l’imita.

Mais un ricanement sonna dans la chambre. Tous levèrent la tête. D’Artin, les dents serrées, considérait le jeune soldat avec une colère non dissimulée.

— Debout, ordonna-t-il rudement. Le comte est déjà comme mort, tu n’as plus à continuer la comédie de l’amour filial.

Comme, les autres, Henry regardait le vicomte ; mais le voltigeur n’était plus l’enfant timide et tremblant qui se courbait naguère sous la volonté du gentilhomme.

— Vous vous trompez, Monsieur, dit-il d’une voix calme. Je ne continue pas la comédie de l’amour filial. Devant ce vieillard qui ne m’entendra pas, hélas, mais aussi devant ceux-ci qui m’écoutent, je me suis prosterné pour commencer… ma confession.

Ironiquement d’Artin grommela :

— Ce sera fort intéressant…, seulement je t’engage à remettre à plus tard les sornettes que tu te prépares à débiter.

— Je veux parler tout de suite.

— Et moi je t’interdis d’élever la voix devant le corps de mon père.

— Je n’obéis plus qu’à ma conscience.

— En ce cas, je vais appeler, te faire enfermer comme un drôle qui trop longtemps abusa de ma patience, justifiée par la crainte du scandale.

Déjà le gentilhomme se dirigeait vers la porte, mais plus prompt que lui, Bobèche, qui avait suivi la scène avec attention, lui barra le passage :

— Allons, allons, Monsieur, vous êtes vif comme la poudre, laissez donc ce jeune brave raconter… sa confession.

— Maraud !

— Bon, les gros mots sont inutiles quand ils ne peuvent être soutenus par des actes. Un jour, ici même, à Châtillon, vous nous avez contraints, Espérat et moi, de faire la parade contre notre volonté. Aujourd’hui vous serez spectateur malgré vous, c’est de bonne guerre.

Et s’adressant à Henry :

— Parle, petit, parle sans crainte. Foi de Bobèche, M. le vicomte permet… ce qu’il ne saurait empêcher.

Distraite de sa douleur, Lucile considérait les interlocuteurs, sans comprendre évidemment le sens caché des paroles échangées.

Le jeune voltigeur s’inclina devant elle :

— Mademoiselle de Rochegaule, dit-il doucement, pardonnez-moi de vous avoir appelée si longtemps : ma sœur ; je ne suis pas Henry de Mirel.

— Puisque ce drôle avoue, s’écria d’Artin…

Il ne put poursuivre. Brutalement, Bobèche l’avait saisi par l’épaule, et le jetant sur un fauteuil :

— Silence donc. Vous troublez l’artiste. Silence ou je vous bâillonne.

— Que signifie tout cela ? balbutia Lucile éperdue.

— Je m’explique, reprit Henry en adressant un geste de remerciement au pitre. Quelques mots d’abord pour vous faire connaître les mobiles du crime… car il y eut crime.

— Crime ? répéta-t-elle.

— Oui, crime.

Après un court silence, le jeune soldat continua :

— La révolution qui avait aboli les titres de noblesse, avait aboli en même temps une chose odieuse du passé : le droit d’aînesse. Jadis, le premier né d’une famille avait droit à la totalité de l’héritage, dépossédant ses frères, ses sœurs, à qui l’armée ou les monastères offraient un refuge. Cela était inique, et la révolution se fût-elle contentée de rayer cette iniquité des lois françaises, qu’elle mériterait l’admiration du monde.

D’une voix monotone, arrêtant toute vibration de son être comme s’il voulait prouver par son calme, la justice, la vérité, l’impartialité de ses paroles, Henry poursuivit :

— M. le vicomte d’Artin songea, en 1800, lorsque naquit Henry de Mirel, qu’il lui faudrait partager la modeste fortune des Rochegaule avec ce nouveau venu. Suffisant pour un seul, l’héritage devenait mesquin s’il était divisé. De là, chez le gentilhomme, une haine sans bornes contre le petit enfant. Sans doute, il rêva longtemps au moyen de se défaire de ce concurrent, enfin ; il le trouva.

Les yeux rivés sur ceux du vicomte, Mirel parlait sans hésitation, sans crainte.

D’Artin essaya de protester, mais une poussée violente arrêta la parole sur ses lèvres. Bobèche veillait.

— Marion Pandin, reprit le petit soldat, avait un enfant du même âge ; les deux bébés étaient entrés dans la vie à quelques jours d’intervalle. Or, un soir que son service l’avait retenue au château, elle vit, en rentrant dans sa maisonnette, son fils couché dans le berceau d’Henry de Mirel ;… quant au petit chevalier il avait disparu.

— Disparu ? demanda Lucile d’une voix étranglée.

— Rassurez-vous, Mademoiselle, nous le reverrons tout à l’heure. M. d’Artin enjoignit à Marion, à ma mère, de me présenter moi, comme le fils de Mme  de Mirel. Si tu refuses, dit-il, je t’accuserai d’avoir supprimé mon jeune frère… Entre ma parole et la tienne, les magistrats n’hésiteront pas. Ma mère eut peur,… elle consentit… à douze ans, quand on m’apprit la vérité, moi aussi j’eus peur, moi aussi j’acceptai le fardeau du mensonge… pour ma mère… Mais aujourd’hui où l’âme du capitaine de Rochegaule, de mon capitaine, va quitter la terre, aujourd’hui où la Providence nous a réunis pour m’indiquer que l’heure de la vérité avait sonné, je dois cesser d’être le complice de l’homme que vous voyez là.

La main d’Henry désignait le vicomte.

— Ah ! rugit celui-ci, échappant une seconde à l’étreinte de Bobèche,… je serais curieux de savoir ce que j’ai fait de ce marmot que l’on m’accuse d’avoir volé.

— Je vais aussi le dire.

Le pitre rejetait en même temps d’Artin sur le fauteuil :

— On va vous le dire… ; prenez donc la peine de vous asseoir.

— Le soir du crime, commença Henry, le vicomte d’Artin alla aux écuries, sella le cheval qui servait à ses promenades, le fit sortir du parc par une brèche existant dans la partie de la clôture qui bordait les bois.

Le vicomte ne put réprimer un mouvement de surprise.

— Vous êtes étonné de me voir si bien renseigné, continua Henry, vous le serez davantage tout à l’heure. Les faits ont été recueillis par ma mère, le lendemain même de l’enlèvement. Elle vous avait obéi, mais elle vous haïssait d’avoir fait d’elle votre complice, et à tout hasard, elle cherchait des armes pour réparer un jour le mal qu’elle faisait d’après vos ordres.

D’Artin essaya de ricaner, mais son interlocuteur haussa les épaules et sans élever la voix :

— Je reprends. Votre cheval attaché à un arbre, vous vîntes au pavillon de la grille. Les deux poupons dormaient. Personne n’était auprès d’eux, puisque ma mère était de service. Vous prîtes Henry de Mirel et, chargé du pauvre petit, vous rejoignîtes votre monture. En hâte, vous arrachez alors à l’infortuné les langes chiffrés qui le couvrent. Vous les remplacez par des lambeaux de toile que vous avez préparés d’avance. Puis en selle, au galop. Vous ne pouvez prolonger votre absence ; on vous chercherait au château… Bah ! de l’autre côté de la forêt d’Ancerville, il semble que l’on soit au bout du monde. Qui donc ira s’aviser que l’enfant que vous jetez dans un champ d’avoine est votre frère, le dernier-né du comte de Rochegaule ? Et vous rentrez. Vous remettez votre cheval à l’écurie, sans le bouchonner, imprudence bien étonnante de votre part, mais vous êtes sans doute pressé. Vous remontez à votre chambre, vous cachez les langes enlevés à l’enfant. Puis le désordre de votre toilette réparé, vous vous montrez au salon, vous causez gaiement. Après quoi, vous regagnez votre appartement, vous emportez le linge que vous avez serré un instant plus tôt. Vous courez au logis de Marion. Bravo ! la pauvre femme n’est pas encore rentrée. Alors vous tirez son fils de sa couchette, vous l’affublez de la défroque d’Henry, vous le placez dans le berceau de ce dernier. Vous venez d’achever quand Marion rentre. Celle-ci, terrorisée, déclara deux jours après qu’elle avait envoyé son fils chez des parents établis dans le Languedoc. Six mois plus tard, elle annonça la mort du petit.

Tous écoutaient, incapables de proférer une parole, anéantis par la vérité brusquement mise au jour, et aussi par la précision des détails. Marion avait fait son enquête, elle, et les traces lui avaient révélé les diverses phases du drame.

— Henry de Mirel, reprit le jeune soldat, après un moment de silence, Henry de Mirel fut découvert le lendemain matin par le maître d’école de Stainville, M. Tercelin.

— Hein, clama Bobèche en se rapprochant vivement…

— Il se nomme à présent…

— Henry, supplia Espérat… n’ajoute pas un mot.

Mais avec une affection brutale, le jeune garçon répondit :

— Tais-toi, salue… C’est la justice qui passe.

Puis s’adressant à Lucile :

— Il s’appelle : Espérat Milhuitcent !

— Lui… lui !… s’écria Mlle  de Rochegaule, lui qui m’avait sauvée…

— Comme il avait sauvé votre père, à l’assaut de Saint-Dizier, ajouta Henry d’une voix grave.

Lucile s’était dressée toute droite, la tête légèrement renversée en arrière, les bras tendus. D’un regard étincelant elle enveloppait le jeune garçon, et celui-ci croyait sentir pénétrer en lui le rayonnement des yeux de sa sœur.

— Oh ! reprit-elle en joignant les mains, cela devait être… D’Artin traître et méprisable, moi, faible et lâche,… il fallait que celui-ci sortît de l’ombre pour ramasser l’honneur des Rochegaule et l’élever vers les cimes.

— Sœur, sœur, murmura Milhuitcent, ne vous accusez pas, je vous plains d’avoir tant souffert.

— Et il me plaint, continua-t-elle… il pardonne, lui qui est sans péché.

Mais soudain, l’organe railleur du vicomte se fit entendre :

— Joli roman, en vérité !… mais il conviendrait d’apporter quelques preuves.

Bobèche qui, un instant, avait oublié son prisonnier, revint vers lui le geste menaçant :

Espérat l’arrêta d’un signe :

— Ami, laisse parler cet homme. Il est juste que l’accusé puisse se défendre.

— Accusé, rugit d’Artin ;… qui donc ici osera m’accuser ?

— Moi. Et lentement Lucile s’approcha du vicomte. Il essaya de résister à l’angoisse que lui causait la vue de la jeune femme, de dominer celle-ci du regard ; mais devant ses prunelles flamboyantes, devant l’immobilité marmoréenne de ses traits, il trembla et ses paupières s’abaissèrent.

Elle se tenait maintenant devant lui.

— Moi, répéta-t-elle, moi… Mlle  de Rochegaule, Lucile-Jeanne-Marie, que vous, fils aîné de la maison, héritier et dépositaire de la tradition de nos ancêtres, avez traîtreusement enlevée, jetée à la honte.

— Service du roi, fit-il les dents serrées.

— Service de votre seul égoïsme. Traître à votre patrie, félon à l’égard de votre famille, courtisan d’un roi que servent les armées étrangères et dont vous briguez les faveurs.

— Est-ce tout, gronda le vicomte essayant encore de braver son interlocutrice ?

— Non, répondit Henry en s’avançant à son tour…

Maintenu par la main nerveuse de Bobèche, d’Artin se tordit de rage :

— Toi, laquais, tu oses…

Le petit soldat pâlit, mais se remettant aussitôt :

— Merci de l’insulte, monsieur le vicomte, vous vous êtes trahi vous-même.

Et comme le gentilhomme se mordait les lèvres, le jeune garçon poursuivit :

— Toujours du reste, vous vous êtes trahi vous-même… Marion Pandin savait le passé, elle pouvait parler… Vous l’avez tuée…

— Tu mens.

— La pauvre femme, en luttant contre vous, avait arraché un bouton de votre habit…, un de ces boutons guillochés, reconnaissables entre tous. Et moi, orphelin de par votre volonté, j’ai retrouvé cette pièce accusatrice dans la main glacée de ma mère.

D’Artin courba la tête.

Grandi par la situation, avec le calme d’un juge, Henry parlait toujours :

— Des preuves, demandez-vous ? mais votre conduite est la plus accablante des preuves. Au surplus, nous avons mieux… un témoin…

— Un témoin ?

Ce fut un hurlement qui s’échappa des lèvres d’Artin :

— Un témoin… Le palefrenier qui renseigna ma mère le lendemain de l’enlèvement d’Henry de Mirel… Il vous avait vu, vous avait suivi… Il s’était caché près de l’endroit où votre cheval était entravé. Il assista à votre départ avec l’enfant… Il vit… Je connais sa retraite…

D’Artin l’interrompit brusquement. Acculé, pris au piège, une dernière ruse venait de se présenter à son esprit :

— Oui… ; mais il n’a pu dire ce qu’est devenu l’enfant… Je vous le dirai moi,… il est mort.

— Mort, gémirent Lucile et Henry, frappés en plein cœur par le mot cruel.

— Mort ! fit Milhuitcent en écho plaintif.

— Oui… je l’ai tué… Voilà qui détruit toute votre combinaison.

Il triomphait, mais Bobèche secoua la tête :

— Vous avez tort de parler ainsi, monsieur le vicomte, l’enfant n’est pas mort.

— Comment faquin…

— Ne donnez pas votre nom aux autres, persifla le pitre avec une révérence de théâtre, il ne fait point envie… Mais je reprends… l’enfant n’est pas mort ;…car s’il l’était, vous n’auriez pas cherché à l’envoyer ad patres une seconde fois.

— Une seconde fois, grommela le vicomte, blêmissant de rage ?

— Parfaitement.

— Où prenez-vous cela ?

— Dans cette bonne ville de Châtillon, monsieur le vicomte. Dans cette bonne ville où, devant les commissaires de la coalition, vous nous avez obligés à représenter… la situation politique… le duel à coups de bottes, vous saviez bien… ; les coups de bottes, vous devez connaître ça.

— Misérable !

— Encore un prénom qui vous appartient… Vous aviez reconnu Espérat ;… il ressemble, dit-on, à Mme  de Mirel d’extraordinaire façon… Recueilli à Stainville au matin de cette nuit où vous l’y aviez abandonné ; bien sûr, vous vous étiez informé,… un gaillard comme vous ne néglige aucune précaution.

— Rêve que tout cela… commença d’Artin.

Soudain il se tut. Une voix faible mais claire venait de retentir dans la chambre.

— Non, disait-elle, réalité !… J’avais reconnu le visage d’Espérat,… Dieu a permis que je reprisse conscience, pour reconnaître son âme.

Tous s’étaient retournés.

Sur le lit, le comte assis sur son séant, les traits déjà contractés par le trépas, mais les yeux étincelants au fond des orbites caves, les considérait.

Un même cri s’échappa de toutes les poitrines.

— Silence, ordonna-t-il, silence… Mes minutes sont comptées… Il faut que j’aie le temps de tout disposer avant mon départ.

Il parlait sans un geste.

On sentait que sa volonté était concentrée dans le désir de ne pas mourir sans avoir rendu son arrêt :

Et tous s’inclinèrent devant le mourant.

— Espérat, reprit-il, tu es noble, tu es digne. C’est en tes mains que je remets le titre de comte de Rochegaule. Je l’ai reçu pur de mes aïeux ;… porté par toi, je ne crains pas de le voir déchoir.

— Mais je suis l’aîné,… protesta le vicomte.

Le moribond lui lança un regard foudroyant :

— En présence de la famille assemblée, selon l’usage de la noblesse, je vous raye du nombre des alliés aux Rochegaule.

— Oh ! fit sourdement le gentilhomme en serrant les poings.

— Mais, poursuivit le comte… Un Rochegaule ne reprend point ce qu’il a donné. Vous conserverez la vicomté d’Artin. Seulement celle-ci sort de ma maison, la merlette qui la représente dans nos armes, sera effacée de notre blason. Vous entendez, comte Espérat de Rochegaule.

— Oui, Monsieur.

— C’est bien. Et maintenant enfant, viens embrasser ton père.

À cet appel, Milhuitcent fit un pas en avant, mais se ravisant soudain, il enlaça Lucile, Henry, et debout entre ces deux victimes qu’il semblait soutenir, il adressa au mourant un regard suppliant.

Quelque chose comme un sourire passa sur la physionomie du comte :

— Je te comprends, mon fils… Tu les aimes, donc ils ne sont pas coupables… Qu’ils approchent aussi.

Les trois jeunes gens, avec une exclamation de tendre reconnaissance, coururent au lit, s’agenouillèrent, et les mains tremblantes du vieillard se levèrent sur leurs têtes inclinées.

Puis avec une sorte de hâte le comte reprit :

— Debout, comte de Rochegaule… apporte ton front à mes lèvres.

Espérât obéit cette fois. Le mourant donna un long baiser à ce fils retrouvé.

— Le premier, murmura-t-il,… le premier et le dernier.

Puis s’écartant un peu de la tête chère :

— Souviens-toi… de notre devise : Dieu… France… Honneur.

Le jeune homme répondit :

— Dieu, France, Honneur ! Oui, père.

Comme s’il n’avait attendu que ces paroles, le comte eut un frémissement ; ses yeux se voilèrent, et il se renversa doucement en arrière en répétant :

— Dieu !