La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch01

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. --209).


DEUXIÈME PARTIE

La Mortelle Blessure


CHAPITRE I

La vie à Châtillon-Sur-Seine


Baignée par la Seine, au milieu des forêts de Nesle, de Recey et de La Chaume, la petite ville de Châtillon, si riante à l’ordinaire, avait, le 26 février 1814, une physionomie désolée.

Après des pluies torrentielles, le froid avait repris avec plus d’intensité encore qu’en janvier. Sous un ciel terne, le gel durcissait le sol, faisait éclater les arbres, ajoutait sa dévastation glacée aux ravages de la guerre.

Les habitants se tenaient enfermés chez eux, moins par crainte du froid, que par terreur des Alliés.

Depuis le 8 février, en effet, le Congrès de Châtillon avait commencé ; congrès mensonger où M. de Caulaincourt, ce fidèle serviteur de Napoléon et de la France, discutait pied à pied les conditions de paix sans se laisser rebuter par la mauvaise foi des commissaires de la coalition.

Il supportait, sans colère, les motions haineuses du plénipotentiaire autrichien, M. de Stadion ; de son adjoint, M. de Floret ; les impertinences du négociateur russe, M. de Rasoumoffski ; la hauteur arrogante du délégué prussien, M. de Humboldt ; la politesse étudiée des représentants anglais, lord Castlereagh et lord Aberdeen.

En vain ces diplomates, tels des loups se préparant à la curée, affirmaient que les coalisés ne traiteraient avec la France que si celle-ci renonçait à la Belgique, aux provinces Rhénanes, à la Savoie, à la Hollande, la Westphalie, l’Italie ; que si elle se contentait des frontières de la fin du règne de Louis XIV ; en vain le Russe Rasoumoffski osait prononcer cette phrase cruelle, devise de l’Europe pendant le xixe siècle :

— Il faut que la France soit faible pour que l’on n’ait plus à compter avec elle[1].

Vainement, le Prussien Humboldt disait :

— Vous êtes fanatiques de votre révolution, en France, fanatiques de liberté. Eh bien ! étant un petit pays, vous pourrez discuter de cela en toute tranquillité. Cela n’aura pas d’importance et personne ne s’en occupera[2].

M. de Caulaincourt ne rompait point les négociations. Il persistait à raisonner avec la courtoisie diplomatique ; ayant le rare et admirable courage d’affecter l’insensibilité, de paraître ne pas comprendre les injures. Il savait qu’en prolongeant les pourparlers, en permettant à l’Empereur de faire briller aux yeux de la nation l’espoir d’une paix prochaine, il donnait au grand capitaine le temps de préparer une victoire, qui peut-être changerait la face des choses.

Il se livrait à des dissertations auxquelles les commissaires de la coalition ne répondaient pas. Il rappelait qu’à la conférence récente de Francfort, l’Europe offrait la paix à la France et la frontière du Rhin, des Alpes ; il simulait un étonnement naïf de voir que ces conditions, acceptées par Napoléon, parussent oubliées par les membres du congrès de Châtillon.

Et quand on lui répliquait brutalement :

— Les circonstances ont changé.

Il souriait et reprenait placidement :

— Je me fais mal entendre…

Alors il recommençait son discours sur nouveaux frais, traînait l’entretien jusqu’à l’heure fixée pour la clôture de la séance, saluait ses adversaires d’un paisible :

— À demain, Messieurs.

Puis il rentrait chez lui, y pleurait de rage en murmurant avec une douloureuse satisfaction :

— Encore une journée gagnée.

Après quoi, il revêtait la tenue de cérémonie et se rendait à l’un des dîners que donnaient les diplomates, les généraux, cantonnés à Châtillon les émigrés attachés à l’armée d’invasion ; montrant à tous un front paisible, où rien ne décelait ses mortelles angoisses ni sa fureur intérieure.

Enfin, son devoir accompli jusqu’au bout, il retournait à son logis et avait licence de déposer, durant quelques heures, le masque douloureux que la diplomatie appliquait tout le jour sur son visage.

Les habitants le saluaient très bas quand ils le croisaient dans la rue. Les pauvres gens comprenaient le martyre de l’ambassadeur de Napoléon.

Mais, depuis le 18 février, des nouvelles troublantes étaient arrivées à Châtillon. On avait appris que l’Empereur ayant établi son quartier général à Troyes, le 4, en était parti secrètement le 6, avait remonté avec ses troupes vers la Marne, que les troupes de Blücher, d’Olsouvieff, de Sacken suivaient dans leur marche sur Paris. Puis une série de victoires des armes françaises :

Le 10, écrasement des Russes d’Olsouvieff, à Champaubert ; 4.000 tués ou blessés, 3.000 prisonniers, 55 pièces de canon, 14 étendards au pouvoir des troupes impériales. Le 11, bataille de Montmirail, défaite du corps russo-prussien de Sacken et des régiments anglais d’York : 5.000 prisonniers, 98 canons et des drapeaux enlevés ; le 14, rencontre de Blücher à Vauchamps et à Éloges. L’armée prussienne mise en déroute, laissant aux vainqueurs 10.000 prisonniers et 172 canons.

Libre du côté de la Marne, certain qu’il faudrait environ une quinzaine au général Blücher pour reformer ses troupes, Napoléon s’était rapidement porté sur Meaux, puis redescendant vers la Seine, battant les partis alliés à Mormant, à Villeneuve, il enlevait le 18, le pont de Montereau, défendu par les soldats de Schwarzenberg, qui s’était avancé jusqu’à cet endroit.

Là, l’Empereur s’était arrêté deux jours, pour faire franchir la Seine à ses régiments, et pour expédier ses ordres : à la régente au sujet de la réception des prisonniers à Paris ; à Lazare Carnot pour la défense d’Anvers ; à Augereau et au prince Eugène au sujet des opérations à exécuter par les corps d’armées de Lyon et d’Italie.

Le 22, bataille de Méry, et le 23, rentrée de Napoléon à son quartier général de Troyes, après avoir, en quinze jours, livré huit batailles, fait 28.000 prisonniers, enlevé plus de 400 pièces d’artillerie, désorganisé l’armée de Blücher et rejeté vers la haute Seine celle du prince de Schwarzenberg.

L’aigle venait d’imprimer l’empreinte de ses serres dans la chair de ses ennemis.

Dire la rage de ceux-ci est impossible. C’était une rage mêlée de peur qu’ils éprouvaient, devant la manifestation du génie de l’adversaire qu’ils croyaient abattu. Avec 55.000 hommes, Napoléon avait repoussé les deux cent mille soldats de première ligne de l’invasion.

Comme il advient toujours en pareil cas, les coalisés, saisis aux viscères par la crainte, voulurent épouvanter les populations. Partout le pillage, l’incendie, les exécutions sommaires opérées sous le plus futile prétexte, terrifièrent les habitants.

Bien plus, on décida que les francs-tireurs capturés dans la forêt d’Argonne, où les braves gens, volontaires sans mandat, harcelaient les convois de l’ennemi, seraient amenés à Châtillon et passés par les armes, presque en vue des avant-postes français.

Voilà pourquoi la ville était si triste ce jour-là, 26 février.

Dans une salle simplement meublée, faisant partie d’une maison de la place Saint-Voile un homme était seul.

Le front haut, le nez à l’arête droite, le menton autoritaire, la bouche bonne, tout dans la figure du personnage, encadrée de favoris peu fournis, disait la loyauté, la ténacité.

C’était Armand-Augustin-Louis de Caulaincourt, duc de Vicence, sénateur, représentant la France au Congrès de Châtillon.

Debout devant la fenêtre, serré dans son habit brodé d’or, le front appuyé à la vitre, il regardait mélancoliquement au dehors.

La place, que l’incendie de 1822 devait entièrement métamorphoser, figurait alors un rectangle à peu près régulier, dont la demeure du diplomate occupait l’un des côtés les moins longs.

En face, à l’autre extrémité, s’élevait la petite église du Saint-Voile, à la fois lourde et gracieuse avec son architecture du xe siècle, et son presbytère accolé à son flanc gauche.

Le côté droit de l’esplanade était occupé par l’hôtellerie du Cheval Blanc, derrière les pignons de laquelle s’apercevaient les toitures d’ardoises et la cime des arbres de l’hôtel des Cloutiers, naguère lieu de réunion de la corporation, maintenant prison où Lucile de Rochegaule avait été amenée de Saint-Dizier.

À gauche de la place, s’étendait le mur décrépit de la ferme Éclotte, dont les bâtiments délabrés servaient de geôle aux prisonniers français, soldats ou francs-tireurs. Et plus près de l’église une petite maison bourgeoise, précédant un grand jardin, qu’occupait à cette heure, un gentilhomme attaché à l’armée russe.

Caulaincourt examinait tout cela.

— Saint-Voile, murmura-t-il avec un sourire attristé !… La légende du xe siècle prétend que la vue des murailles du sanctuaire est mortelle aux ennemis du pays… Pourquoi est-ce seulement une légende ?

Mais haussant les épaules :

— Idées folles, indignes d’un diplomate… Étrange ! L’Empereur vient de remporter de grandes victoires ; un effort de plus, et peut-être la coalition sera vaincue… Jamais pourtant je ne me suis senti aussi découragé.

Il fit quelques pas dans la salle, puis revint vers la croisée :

— Il se passe autour de moi des choses que je ne comprends pas.

Et ses yeux se fixant sur la façade de l’hôtellerie du Cheval Blanc :

— Que font là, ce pitre Bobèche, ce jeune garçon du nom d’Espérat, cornaqués par cet ivrogne russe, Ivan Platzov, réputé espion d’Alexandre ? Arrivés depuis deux semaines… bien accueillis par les alliés, car le Bobèche a déclaré avoir fui Paris pour ne plus donner de représentations dans la capitale de l’usurpateur. Qui sont ces gens ? Que veulent-ils ? S’ils me rencontrent, ils affectent de ne point me saluer, ce qui amuse énormément mes adversaires cosmopolites. Tout dans leur façon d’être indique des ennemis… Cependant avant-hier, je me promenais sur la place… ce jeune Espérat se tenait sous la voûte de l’hôtellerie, il s’est incliné profondément devant moi en appuyant les mains sur son cœur. J’ai fait un mouvement pour aller à lui ; il a mis un doigt sur ses lèvres et s’est enfui…

De nouveau, M. de Caulaincourt reprit sa promenade à travers la chambre.

Tout en marchant, il monologuait :

— Mystère… Tout ce qui m’entoure est mystérieux… Cette jeune fille enfermée à l’hôtel des Cloutiers, gardée comme un trésor par des soldats autrichiens… Son nom ne m’a rien appris. Lucile de Rochegaule !… Les Rochegaule, si j’ai bonne mémoire, sont de fervents royalistes… Alors pourquoi cette captivité ?

Et son front se ridant sous l’effort de la pensée :

— Puis, c’est le capitaine Marc Vidal, captif à la ferme Éclotte, sous l’inculpation d’espionnage. Espion, ce brave officier, incapable de dissimuler, allons donc !

M. de Caulaincourt s’interrompit et prêta l’oreille.

Le marteau de la porte de la rue venait de résonner.

Presque aussitôt Costard, le valet de chambre qui avait accompagné le diplomate à Châtillon, parut :

— M. de Lamartine et un paysan demandent à parler à monsieur le duc.

— Lamartine…, ce jeune officier russe…

— Qui habite la maison voisine de la ferme Éclotte… Oui, monsieur le duc.

— Introduis-les.

Un instant après Lamartine paraissait sur le seuil. Le futur poète du Lac avait troqué le costume militaire, sous lequel Espérat l’avait rencontré près de Saint-Dizier, contre un élégant habit civil.

Derrière lui marchait un homme de haute taille vêtu en paysan.

À la vue de ce dernier, le duc de Vicence ne put retenir un mouvement. Lamartine s’en aperçut :

— Ne regrettez pas ce geste, Monsieur le duc, celui que je vous amène est Dupeutit, courrier de Napoléon ; je l’avais reconnu aussi.

— Vous…, et vous me l’amenez ?

Le jeune homme eut un sourire mélancolique.

— Je hais l’Empereur, dit-il, mais j’aime passionnément la France. Si je suis accouru d’Italie, il y a un mois, si j’ai pris du service dans l’armée russe, c’est que j’espérais, avec l’aide de mon ami de Rochechouart, aide de camp d’Alexandre, décider le Czar à renverser Napoléon, mais à conserver à ma patrie ses frontières naturelles : le Rhin, les Alpes. Nous avons échoué, j’ai envoyé ma démission. Demain, 27 février, au soir, je reprendrai le chemin du pays transalpin… Comprenez-vous que j’introduise un courrier auprès de vous, qui défendez, avec un courage que j’admire, les intérêts français ?

Ces nobles paroles étaient prononcées avec une simplicité qui en doublait le prix.

— Ah ! s’écria Caulaincourt,… l’Empereur saura…

Mais Lamartine fronça les sourcils.

— Lui… ? Qu’il ignore cela.

— Pourtant.

— Je le hais, je vous l’ai dit… C’est la France seule que j’aime.

Pour toute réponse le diplomate lui tendit la main.

Le jeune homme la serra vigoureusement.

— Nous l’aimons tous deux, reprit Lamartine, et c’est du fond du cœur que je vous souhaite de triompher de l’invasion.

Puis saluant avec une courtoisie exquise :

— Vous avez à causer, Messieurs, je vous laisse… Recevez mes adieux.

Sur ce, il sortit :

— Un brave garçon, cet émigré-là, s’exclama le courrier Dupeutit. J’étais arrêté, gardé à vue, quand il est arrivé, m’a tiré des griffes des kaiserliks et m’a conduit jusqu’ici.

— Oui, fit Caulaincourt d’un ton pensif. Pourquoi un homme de ce caractère abhorre-t-il l’Empereur ?…

Mais laissant de côté cette préoccupation personnelle :

— Vous m’apportez une lettre de Lui, Dupeutit.

— Non pas. Trois courriers ont été interceptés, plus de lettres.

— Quoi donc, alors ?

— Un message verbal.

— Je vous écoute.

— Je récite, Monsieur le duc.

Et lentement le courrier prononça :

— Mon cher Caulaincourt, gagnez encore quelques jours et, je l’espère, le sort de la campagne sera décidé, la France sera débarrassée des envahisseurs. Cependant soyez plus énergique. Affirmez que j’aimerais mieux perdre Paris qu’accepter le démembrement de la France, que je préférerais même abandonner mon trône aux Bourbons, à des conditions honorables pour le pays[3].

— Oh ! quel dommage que la France entière ne puisse vous entendre, Dupeutit, murmura le diplomate dont les yeux s’étaient voilés de larmes !

Le courrier approuva d’un signe de tête, puis continua :

— Voyez Metternich.

— Metternich ?

— Ministre de mon beau-père, François d’Autriche.

— Lui ? fit encore le diplomate.

— Dites-lui ceci, poursuivit Dupeutit sans s’arrêter à l’interruption :

l’armée autrichienne de Schwarzenberg marche trop vite…

M. de Caulaincourt parut surpris :

— Trop vite ?… Mais depuis Montereau, elle a battu en retraite, devant les troupes de Sa Majesté…

Il se tut. Imperturbable, le courrier récitait toujours son message :

— Trop vite… On croirait que S. M. François a hâte d’arracher le sceptre à sa fille bien-aimée Marie-Louise.

Dupeutit respira, et pour conclure, murmura :

— C’est tout.

— Tout ?

— Non pourtant. Sa Majesté a insisté sur l’urgence de la communication à M. de Metternich.

Sans répondre, le duc de Vicence sonna, et à son valet de chambre Costard, qui parut aussitôt :

— Mon chapeau, mon épée, mon manteau.

— Monsieur le duc sort. Ferai-je atteler ?

— Non. Donne-moi seulement ce que je demande.

Puis tandis que Costard s’empressait d’obéir :

— À tout à l’heure, Dupeutit, attendez-moi. Si vous avez besoin de nourriture, de repos… usez de ma maison comme si elle était vôtre.

Il était prêt.

Après un signe de tête amical au courrier, M. de Caulaincourt sortit de son logis et se dirigea vers la demeure de M. de Metternich.

Celui-ci, premier ministre écouté de l’Empereur d’Autriche, était à cette époque le véritable arbitre des destinées du monde. S’il restait uni à la confédération, la France devait succomber ; s’il s’en séparait, au contraire, la Sainte Alliance tombait aussitôt en état d’infériorité. On conçoit dès lors l’importance de la mission qu’allait remplir Caulaincourt. Réussir était transformer la situation, faire de l’invasion un tremplin triomphal. Si la France seule en face du monde autocratique, n’était pas fatalement vouée au martyre pour l’Idée, si les génies protecteurs de la noble nation n’avaient pas détourné d’elle leurs visages, le diplomate devait gagner la partie.

  1. Lettre intime de M. de Caulaincourt.
  2. Journal de lord Aberdeen. Le lord, il faut le dire, blâme énergiquement et courageusement l’attitude du délégué prussien.
  3. Paroles textuelles. Mémoires de Caulaincourt.