La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p01/Ch22

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 195-199).


CHAPITRE XXII

Brienne, La Rothière.


Le lendemain 27 janvier, Napoléon entra dans Saint-Dizier.

À la demande d’Espérat, Henry de Mirel, malgré son jeune âge, fut incorporé dans la compagnie du comte de Rochegaule. Quant au fils adoptif de M. Tercelin et à ses compagnons Bobèche et Ivan, ils reçurent l’ordre de suivre l’Empereur.

Henri était pénétré de douleur. Avant l’arrivée de l’Empereur, il avait voulu aller embrasser Marion Pandin… et au château de Rochegaule, il avait trouvé la pauvre femme morte, assassinée, tenant encore en ses mains crispées un bouton guilloché.

Ce bouton, qui trahissait l’assassin, l’enfant l’avait reconnu. Il appartenait à l’habit du vicomte d’Artin.

Le 28, on se mit en marche sur Brienne par une pluie battante. Les chemins qui ne servaient guère qu’à l’exploitation des bois, étaient exécrables. Mais l’artillerie, bien attelée, passa quand même, grâce aux paysans de la région qui prêtèrent volontiers le secours de leurs chevaux et de leurs bras.

On traversa Éclaron. Ce bourg avait été pillé et ravagé par l’ennemi, et Napoléon donna quelques secours aux habitants sur son trésor. Il promit de faire reconstruire l’église et les maisons que les alliés avaient incendiées.

Le soir, on coucha à Montiérender.

Le 29, l’armée se dirigea vers Brienne.

Il était environ quatre heures du soir, quand les généraux Grouchy et Lefebvre-Desnouettes qui commandaient, le premier, la cavalerie des corps d’armée, le second, celle de la garde, découvrirent, au débouché des bois d’Ajou, les escadrons du comte Pahlen, soutenus par quelques bataillons russes de la division Scherbatov. Ceux-ci avaient été chargés par Blücher de couvrir Brienne, que l’on distinguait au loin, avec son château, bâti sur une éminence et sa ceinture de forêts.

Rejoint par Napoléon, le général prussien allait accepter la bataille avec 30,000 hommes à opposer aux 15 à 18,000 dont l’Empereur pouvait disposer.

Lefebvre-Desnouettes, Ney, Victor, avec leurs troupes de recrues, la jeune garde composée de conscrits n’ayant jamais tiré un coup de fusil, et que l’on appelait par dérision, les Marie-Louise, du nom de la régente, triomphèrent un contre deux.

Brienne fut enlevé. Blücher faillit être fait prisonnier dans le château, et Napoléon, entouré par un parti de Cosaques, fut un moment leur captif.

Mais la victoire fut complète, Blücher se retira avec son armée vers la Rothière, laissant sur le champ de bataille 4,000 morts ou blessés.

Napoléon était content. Maître de Brienne, il pouvait se porter aisément sur la Marne, sur l’Aube ou sur la Seine en cas de besoin. Désormais il occupait la meilleure position stratégique et toute faute de l’ennemi lui serait profitable. Il s’occupa donc de faire filer ses troupes sur Troyes par le pont de Lesmont.

Les 1er  et 2 février, le combat de la Rothière, où 32,000 Français tinrent en échec 170,000 hommes, dont, 100,000 furent effectivement engagés, permit à cette opération de s’effectuer.

L’Empereur était maintenant entre sa capitale et l’ennemi ; il allait commencer cette admirable série de marches et de contre-marches, qui fait de la campagne de France la plus merveilleuse conception du général de génie par lequel elle fut dirigée ; de cette campagne qui, malgré la disproportion écrasante des forces en présence, se fût terminée par la victoire délivrant la France de ses envahisseurs, si la trahison n’avait rendu inutiles les prodiges de valeur des soldats, héros obscurs auxquels l’histoire a décerné le plus beau des éloges, en les déclarant dignes du grand capitaine qui les commandait.

Espérat avait suivi le quartier-général avec ses deux compagnons.

Mais, à sa profonde stupéfaction, l’Empereur lui avait interdit de prendre part aux batailles livrées à l’ennemi.

Il avait dû assister, les bras croisés, à ces luttes gigantesques. Grisé par les vapeurs de la poudre, par le bruit des détonations, frémissant de rage à la vue des morts, des blessés, il lui avait fallu demeurer inactif, spectateur désolé des événements.

Or, le 3 février, comme l’armée opérait en bon ordre sa retraite sur Troyes, Larue, l’aide de camp de l’Empereur, vint inviter Milhuitcent à se présenter devant Napoléon.

Le gamin ne se le fit pas dire deux fois. Il se rendit en hâte auprès de l’Empereur.

Celui-ci était de bonne humeur :

— Bonjour, Espérat.

— Bonjour, Sire.

— Il m’est revenu que, depuis plusieurs jours, tu t’irrites de ma prudence à ton endroit.

— Ma foi, murmura le jeune homme en rougissant.

— Je conçois cela…, tu as senti la poudre à Saint-Dizier, et il te déplaît de rester à l’arrière-garde. Cela fait ton éloge. Réjouis-toi donc, car le moment est venu d’agir.

— Vrai !

La figure du gamin s’éclaira, ses narines palpitèrent. Dans ses yeux se piquèrent des éclairs.

— Il y aura du danger.

— Tant mieux.

— Tu es brave, je le sais, mais es-tu adroit ?

— Je serai adroit si votre service l’exige.

— Bien répondu. Écoute donc. Je vais évoluer entre les armées alliées, cherchant à les accabler séparément…

— J’avais compris cela, Sire, en consultant la carte du pays.

Napoléon laissa percer sur ses traits une nuance d’étonnement :

— Tu te rends compte, c’est bien.

Puis revenant à l’objet de sa préoccupation :

— Espérat, tu peux me rendre un service tel, que dix victoires n’auraient point un résultat aussi heureux, si tu réussis.

— Que Votre Majesté parle.

— Te souviens-tu de ce que tu as entendu dans les ruines de l’abbaye.

— À Saint-Dizier… Enrik Bilmsen… le mariage de Mlle  Lucile…

— Oui. La vaillante jeune fille et mon brave Vidal ont été emmenés à Châtillon-sur-Seine.

— Et… ?

— Tu vas les rejoindre, avec mission de les faire évader, de jeter à bas, par cela même, les combinaisons d’Alexandre de Russie et des conspirateurs royalistes…, et peut-être, avec un peu de succès de mon côté, arriveras-tu à séparer l’Autriche de la coalition.

Espérat devint tout pâle.

— Ah ! si j’avais ce bonheur, Sire…, je n’en demanderais plus d’autre.

L’Empereur fut touché de ce cri d’un dévouement sans bornes et tendant les deux mains à son jeune interlocuteur.

— Va, mon enfant. Utilise Bobèche, ton pope, comme tu l’entendras. Je leur ai adressé l’ordre de t’obéir en tout. Va, fais de ton mieux, c’est tout ce que je souhaite. Songe que jamais général n’engagea bataille plus décisive que celle que je t’envoie gagner. C’est pour la France…

— Et pour l’Empereur, s’écria le gamin électrisé par ces paroles.

Mais Napoléon secoua doucement la tête :

— L’Empereur veut la victoire pour la France, la retraite pour lui.

Et comme Espérat, avec un haussement rageur des épaules, bougonnait :

— Allons donc !

L’empereur eut un triste sourire.

— Va, ajouta-t-il.

Espérat s’inclina :

— Je pars. Après vous, j’emprunterai la devise de César, je vous écrirai, Sire : Veni, vidi, vici

— Donc si tu n’écris pas… ; je comprendrai que tu n’as pu triompher…

— Non, Sire, rectifia Milhuitcent en portant la main de l’Empereur à ses lèvres. Dites-vous en ce cas : Espérat est mort !

Puis il sortit.

Un instant encore, Napoléon demeura immobile, les yeux fixés sur la porte qui s’était refermée sur son jeune admirateur.

Enfin il secoua lentement la tête :

— Oh ! petit Français, murmura-t-il, tu as l’intelligence de la Patrie. Pourquoi la sottise des autres menace-t-elle la France des pires servitudes !

Mais, chassant ce découragement passager, l’Empereur se redressa d’un mouvement volontaire, arrêté, et, avec une sombre énergie :

— Sauvons le pays, malgré lui-même. S’il succombe, que ce soit dans un éblouissement de gloire.

Le regard clair, ce regard d’aigle sous le rayon aigu duquel l’avenir même semblait s’entr’ouvrir, l’homme prédestiné s’assit, devant sa table en murmurant d’un ton impérieux, commandement sublime à ses nerfs, à son génie :

Travaillons !