La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch02

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 210-218).


CHAPITRE II

Une demande en mariage


Deux heures plus tard, un conseil tenu, au château de Châtillon, par les commissaires étrangers, sous la présidence de M. de Metternich, prenait fin.

Parvenu dans la rue, M. de Metternich avait renvoyé son carrosse, et frileusement enveloppé de fourrures, il déambulait à travers la ville.

— Quel froid de loup, grommela-t-il ; on voit en moi un vainqueur de la politique, je n’en suis qu’une victime.

Et il allongeait le pas, frappant du pied le sol durci par la gelée.

Ainsi il parvint à la place Saint-Voile. D’un regard de côté, il examina la maison de M. de Caulaincourt.

Au premier étage, les rideaux d’une fenêtre étaient tirés ; derrière les carreaux deux hommes considéraient les passants.

Le prince reconnut Caulaincourt et le courrier Dupeutit.

— Ils sont à leur poste, murmura-t-il, bien.

S’arrêtant, il tira son mouchoir de sa poche, le porta à son nez, puis le faisant disparaître, il poursuivit son chemin.

Le diplomate français et le courrier n’avaient pas fait un mouvement, mais quand le ministre d’Autriche eut disparu, tous deux quittèrent la croisée.

— Le mouchoir, fit alors Dupeutit d’une voix tremblante.

— Oui, répliqua Caulaincourt aussi ému que son interlocuteur…

— C’est peut-être le salut !

— Peut-être. Dupeutit, vous allez retourner vers Sa Majesté.

— Je pars.

— Envoyé par moi, pour demander des instructions, nul ne s’opposera à votre passage. Vous avez ma lettre conçue en ce sens ?

— Je l’ai.

— Vous direz à l’Empereur que M. de Metternich a consenti à immobiliser, durant quelques jours, l’armée autrichienne de Schwarzenberg.

— Soyez tranquille, je ne l’oublierai pas. Je lui apprendrai aussi les avanies que vous font subir les délégués ennemis.

— Non, pas cela, Dupeutit. Cela n’a pas d’importance. Comme tous les braves gens, je souffre pour la patrie… Mais partez vite, chaque minute a son prix… Que l’Empereur sache sans retard qu’il peut agir.

Les deux hommes se serrèrent énergiquement la main.

Dans la cour, un cheval tout sellé attendait. Le courrier sauta en selle, et bientôt il galopait à toute bride sur la route de Troyes, pour gagner cette dernière ville, où Napoléon avait établi son quartier général.

À cette heure même, M. de Metternich tout grelottant rentrait chez lui, s’installait devant un grand feu, et écrivait à Sa Majesté François, empereur d’Autriche, la lettre historique que voici :

A. E. I. O. U.[1]
Châtillon. 26 février 1814.

« Une fois encore, j’ai réussi à calmer les impatiences de ceux qui ne comprennent pas les angoisses paternelles de Votre Majesté.

« Avec un peu d’aide de la Providence qui veille sur les Rois, la noble Marie-Louise continuera à embellir les Tuileries de sa présence, le père n’aura point préparé la ruine de sa fille.

« J’espère que le gendre de Votre Majesté écoutera les conseils de la sagesse ; qu’il renoncera aux entreprises guerrières, et que la paix sèmera de fleurs la route de mon auguste maître et de sa fille, la plus noble des souveraines.

« Et comme toujours, je suis et suis heureux d’être, de Votre Majesté, le féal sujet, la chose dévouée.

« Metternich. »

À cette heure encore, M. de Humboldt, délégué de Prusse, et Enrik Bilmsen s’arrêtaient devant le porche de pierre de l’hôtel des Cloutiers, qui servait de prison à Lucile de Rochegaule.

Le factionnaire autrichien qui gardait l’entrée les laissa passer après les avoir reconnus et tous deux franchirent le seuil.

Une grande cour pavée précédait le logis, adossé aux bâtiments de l’hôtellerie du Cheval Blanc. Au delà s’étendait un vaste jardin boisé.

Dans la cour, sur le perron abrité d’une marquise de verre, dans les salles du rez-de-chaussée, des soldats veillaient.

Caulaincourt avait eu raison lorsqu’il avait dit que les alliés gardaient Lucile comme un trésor.

M. de Humboldt et son compagnon, salués par tous, gagnèrent l’escalier accédant au premier étage.

Sur le palier, un factionnaire se tenait philosophiquement appuyé sur son fusil, dont la crosse s’enfonçait dans le tapis moelleux.

Il présenta les armes et les visiteurs passèrent.

Une porte fermée leur barra le passage. Ils frappèrent. Presque aussitôt, une soubrette, fille du pays, embauchée pour servir et espionner la prisonnière, ouvrit en riant avec une coquetterie niaise :

— Ah ! c’est M. Enrik Bilmsen ! Bonjour M. Enrik Bilmsen ! Vous faites bien de nous rendre visite, car nous nous ennuyons bien.

Et la servante coula vers le grand garçon blond un regard en coulisse, qui prouvait, qu’elle se fût montrée moins cruelle que sa maîtresse.

Mlle de Rochegaule est-elle visible, demanda M. de Humboldt coupant court aux agaceries de la soubrette.

— Je vais voir, Monsieur. Mademoiselle est dans sa chambre d’où elle ne bouge guère. C’est un marbre que Mademoiselle. Croiriez-vous qu’en dehors des choses de mon service, elle ne me parle jamais.

— Elle a raison, interrompit brusquement le Prussien. Depuis que vous jabotez, vous auriez pu dix fois nous annoncer.

Interloquée, la fille bredouilla :

— Qui annoncerai-je ?

— M. de Humboldt, délégué de Prusse, et M. Enrik Bilmsen, secrétaire de M. de Metternich.

Cette fois, Catherine Pollin — ainsi se nommait la domestique, — fit une profonde révérence, traversa l’antichambre en courant, disparut par une porte placée en face de celle du palier.

Une salle à manger succédait à cette pièce. Catherine ne s’y arrêta pas et fit irruption dans la chambre à coucher, dernière alvéole du logement mis à la disposition de la captive.

Une grande cheminée occupait un des côtés de ce réduit. Une bûche énorme flambait sur les chenets de fer, et devant la flamme dansante, Lucile, pelotonnée dans un grand fauteuil, rêvait en suivant distraitement des yeux l’envol des étincelles.

La jeune fille était pâle ; ses traits exprimaient la tristesse. On sentait en la voyant quelles terribles angoisses l’avaient étreinte, depuis le soir fatal où d’Artin l’avait entraînée hors du château de Rochegaule.

Au bruit que fit la servante, elle sursauta :

— Qu’est-ce, Catherine ?

— M. de Humboldt, délégué de Prusse, et M. Enrik Bilmsen demandent à être reçus.

Lucile eut un sourire mélancolique :

— Les geôliers ont le droit d’entrer dans une prison quand il leur plaît. Cette affectation de politesse est une ironie.

— Que répondrai-je à ces messieurs ?

— Ce que je viens de dire, Catherine.

— Bien, Mademoiselle.

La soubrette s’élança en dehors, pour reparaître un instant plus tard et annoncer les visiteurs.

Ceux-ci attendirent que la porte fût refermée, puis ils saluèrent cérémonieusement.

Lucile répondit par une simple inclination de tête.

— Mademoiselle, commença M. de Humboldt, ce ne sont point des geôliers qui ont sollicité la faveur d’être admis en votre présence,… la seule appellation qui nous convienne est celle d’amis.

Elle eut une moue dédaigneuse :

— Amis… de qui ? Pas de moi, je pense.

— Vous vous trompez, Mademoiselle.

— Comment ? Je me trompe encore ?… Au fait ! c’est juste ! Vous êtes des amis de la France, que vous ravagez par pure tendresse ; vous pouvez être les amis d’une Française à qui vous avez ravi la liberté.

— Mademoiselle, supplia Enrik, si vous saviez…

Elle leva sur le banquier un regard sévère :

— Ce que je sais suffit, Monsieur. Mon mépris ne peut plus être augmenté.

Mais Humboldt intervint.

— Vous êtes fière, Mademoiselle. La captivité vous rend violente, dure pour vos amis. Ils se soumettent. Soit ! Vous nous considérez comme des adversaires. Nous continuerons à nous montrer affectueux, avec l’espoir qu’un jour vous reconnaîtrez votre erreur.

— Allez, allez, Monsieur. Votre affection a le masque de la haine, et moi qui ne connais pas l’hypocrisie, je prends ce masque pour un visage, très joli en vérité. Est-ce seulement pour m’apprendre ces choses dont l’intérêt m’échappe, que vous m’avez causé le déplaisir de vous recevoir ?

— Mais vous me déchirez le cœur, soupira Enrik ?

Elle ricana :

— Enfin ! voici donc une parole agréable !

Le jeune banquier allait parler encore, Humboldt le prévint :

— Certes ! Mademoiselle, vous avez de l’esprit ; la femme de France est privilégiée à cet égard,… et même s’exerçant à mes dépens, cet esprit me cause un plaisir extrême. Par malheur, je ne puis m’abandonner à mon goût, la vie d’un homme dépend de la démarche, très amicale je le répète, que j’accomplis à cette heure, et je dois vous faire connaître la situation.

Une ombre couvrit le front de Lucile à ces paroles.

— Il s’agit du capitaine Marc Vidal, murmura-t-elle d’une voix étranglée, du capitaine retenu contre le droit des gens…

— À la ferme Éclotte, à cent pas d’ici ; oui, Mademoiselle.

— Il est jugé… gémit Lucile en se levant ?

— Non, Mademoiselle, pas encore.

— Non… Oh ! vous me trompez… Les vôtres, qui l’ont capturé par surprise, qui ont inventé contre lui une monstrueuse accusation d’espionnage, l’ont condamné.

Et sans permettre aux visiteurs de placer un mot, elle continua avec une exaltation croissante :

— Ah ! vous êtes bien mes amis, comme vous l’affirmiez audacieusement. Un officier vient voir celle qu’il rêve de prendre pour femme, sa fiancée. Il est loin de ses soldats, de tous ceux qui le défendraient ; on le prend par surprise, et comme on a peur de lui, que l’on veut à tout prix le faire disparaître, on dit, malgré les preuves, malgré le serment sacré d’un père : c’est un espion,… et on le condamne… On appelle jugement une parodie de la justice, juges, des assassins… !

— Eh ! Mademoiselle, il n’a pas été traduit devant un conseil de guerre, clama brutalement de Humboldt.

— Non, non, appuya le banquier.

Elle les considéra d’un air de doute.

— Non, reprit le Prussien avec force. Grâce à nous, le tribunal militaire n’a pas été appelé à statuer,… par bonheur pour le capitaine Marc Vidal ; car fût-il mille fois innocent, les apparences le condamnent… S’il est jugé, il est mort.

Lucile se voila la figure de ses mains :

— Affreux ! affreux !

— Je pense comme vous, Mademoiselle ; aussi viens-je essayer de sauver ce malheureux officier.

— Mais il est innocent.

— Je le crois puisque vous l’affirmez… Seulement, un conseil de guerre ne saurait tenir compte de l’affirmation, réputée intéressée, d’une fiancée.

— Que l’on entende mon père.

— M. le comte de Rochegaule a quitté son château, congédiant tous ses serviteurs, et l’on ignore ce qu’il est devenu.

La jeune fille se tordit les mains :

— Mon père a répondu de la loyauté de M. Marc Vidal, en présence de mon frère, le vicomte d’Artin.

— Le vicomte nie cela.

— Il nie… Oh ! le misérable… Attendez, attendez, Monsieur, je vous en supplie… Quand d’Artin a arrêté le capitaine, des soldats l’accompagnaient.

— Des cavaliers russes, oui.

— Eh bien,… ces hommes ont entendu mon père ;… qu’on les recherche,… et ils diront la vérité.

— Hélas ! Mademoiselle, nous y avons songé…

— Et… ?

— Aucun de ces pauvres diables ne parle le français.

À cette dernière réplique, Lucile se laissa retomber sur son fauteuil ;

— Alors, s’il n’y a aucun espoir, pourquoi venez-vous me torturer ?

— C’est qu’il en reste un, Mademoiselle.

— Un…

Ses yeux se portèrent sur Bilmsen. Elle poussa un cri :

— Ah ! je comprends… Ma main à cet homme…

— Oui, Mademoiselle, car seul il pourra obtenir que Marc Vidal soit oublié dans sa prison jusqu’à la fin des hostilités.

— Jamais ! Jamais !

Lucile s’était redressée ; le visage en feu, superbe d’indignation et de dédain, elle semblait défier les deux hommes.

— Accepter serait trahir ma foi… La présence de d’Artin dans vos rangs vous a fait croire que je fléchirais… Détrompez-vous… Un traître, c’est assez pour la maison de Rochegaule !

— Mademoiselle.

— Devoir la vie à pareille honte, serait odieux à Marc Vidal. De quel droit, me dirait-il, avez-vous déshonoré ma fiancée, de quel droit m’avez-vous voué au deuil, à l’irréparable, à l’inconsolable. Quitter la vie n’était rien,… la mort est la compagne des rêves d’un soldat ;… mais exister au prix du sacrifice de votre honneur, de votre dignité… C’est une tache dont vous m’avez marqué.

— Alors, vous le condamnez donc à périr ?

Lucile eut un gémissement sourd. Elle promena autour d’elle un regard éperdu :

— Moi, moi, bégaya-t-elle.

— Oui, vous, qui pouvant le sauver, refusez.

— Cela est impossible.

— Sachez donc la vérité tout entière. À la requête de mon souverain, S. M. le roi de Prusse, le conseil de guerre se réunira avant trois ou quatre jours.

— Oh ! bourreaux !

— Il fera son devoir en admettant l’accusation qu’aucune preuve n’infirme.

— C’est…

— La mort… Fusillé sera Marc Vidal… Et vous songerez trop tard qu’il vous suffisait d’accepter le nom d’Enrik Bilmsen, d’un pauvre garçon qui subirait avec joie vos moindres caprices,… pour arracher au trépas le malheureux officier qui tombera, percé de balles, au pied du mur de la ferme Éclotte.

Dans le fauteuil, la jeune fille s’était pelotonnée, les bras repliés sur la figure, comme si elle ne voulait plus voir, plus entendre.

Et de Humboldt conclut avec une froide cruauté :

— En rendant le dernier soupir, Vidal songera à vous qui, par crainte de vous sacrifier, l’aurez envoyé au sacrifice.

Puis lentement, scandant les syllabes, les faisant pénétrer ainsi que des coins d’acier dans le cerveau de l’infortunée :

— Vous avez trois jours pour prendre une résolution. Ce délai passé, il sera trop tard.

Elle ne répondit pas. Tout bas elle sanglotait, secouée par des spasmes douloureux.

Enrik Bilmsen fit mine de s’approcher d’elle ; le délégué prussien l’empoigna rudement par le bras et le poussant devant lui, l’entraîna au dehors.

La porte retombée sur lui, Humboldt gronda :

— La demande en mariage est faite dans les termes les plus convenables. Toi, et nos amis, êtes trop remplis de scrupules, vous ne savez point parler aux demoiselles. Il était temps que je m’en mêle. Réjouis-toi, mon camarade, avant trois jours, cette tourterelle mettra sa petite main dans la tienne.

— Si cela est, s’exclama le banquier avec extase, ma reconnaissance…

— Je n’en ai que faire. Ton hymen conclu, songe seulement à placer sous les yeux de Metternich les lettres de Joséphine. Et après, que Satan te torde le col, si cela lui convient ; je m’en soucie comme de ma première pipe.

  1. A. E. I. O. U. est la devise de l’Empire d’Autriche. Ce sont là les premières lettres de chacun des mots qui composent la phrase : Austrie est imperari orbii universo ; à l’Autriche l’empire du monde.