Plon (4p. 212-215).


XL


Sitôt qu’ils apprirent la mort du roi et ce qui était advenu au royaume de Logres, ils se hâtèrent de mander leurs hommes et se mirent en chemin pour gagner la mer et passer en Grande Bretagne. Mais, le jour même qu’il débarqua, Lancelot apprit que la reine était morte et trépassée depuis trois jours dans son abbaye. Ah, sachez, seigneurs, que jamais si haute dame ne fit une plus belle fin, ni ne cria plus doucement et tendrement merci à Jésus-Christ ! Mais Lancelot fut tellement dolent que nulle langue ne saurait dire son chagrin : c’est qu’il avait plus aimé sa dame qu’aucun homme mortel n’aima jamais la sienne.

Il marcha avec son armée sur Winchester où les deux fils de Mordret s’étaient réfugiés. Et, quand ils surent qu’il approchait, ils se dirent qu’il valait mieux risquer contre lui une bataille dont Dieu leur donnerait l’honneur s’il lui plaisait, que d’aller fuyant par le pays. C’est pourquoi ils sortirent avec leurs gens et attendirent Lancelot et les siens dans la plaine.

La mêlée dura de tierce jusqu’à none, car il y avait beaucoup de fer-vêtus de part et d’autre. Mais à ce moment Melehan, le plus jeune fils de Mordret, prit une lance courte et grosse, à fer tranchant et aiguisé, et s’adressa au roi Lionel : il le heurta par le travers, poussant de toute sa force, et tant qu’il lui mit son froid acier dans le cœur et l’abattit mort. Aussitôt Hector courut sus à Melehan et lui trancha d’un coup le heaume, la coiffe de fer et la tête jusques aux dents. Puis il se jeta au milieu de la presse, tel un loup dans la bergerie, tuant tout ce qu’il atteignait, si bien qu’autour de lui les rangs fondaient comme la glace au soleil et que la terre était couverte de corps gisants. À voir cela, ceux de Winchester pensèrent à garantir leur vie et bientôt ils commencèrent de s’enfuir, rudement pourchassés, vers une forêt qui s’étendait près de là, à moins de deux lieues anglaises.

Cependant, il advint que Lancelot reconnut le fils aîné de Mordret à ses armes, qui étaient semblables à celles que le père accoutumait de porter : alors il eut un rire en son âme. Il lui courut sus, prompt comme la foudre qui descend du ciel, l’épée haute, et vainement l’autre jeta son écu à l’encontre du coup : la lame trancha le bouclier avec le poing qui le tenait. Le fils de Mordret piqua des deux et s’enfuit vers la forêt comme fait le cerf devant les chiens ; et ainsi la longue chasse commença.

Sachez qu’ils galopèrent tout le reste du jour, l’un appelant et menaçant, l’autre brochant si rudement que le sang coulait des flancs de son destrier, et tant qu’ils arrivèrent au cœur de la forêt. Enfin, le cheval du fuyard broncha et tomba, et le fils de Mordret se mit à genoux criant merci. Mais Lancelot, au passage, d’un seul coup, lui fit voler la tête. Après quoi, sans donner au corps un seul regard, il se mit en devoir de rejoindre ses gens.

Mais il perdit bientôt son chemin et, tandis qu’il croyait se rapprocher de Winchester, il s’en éloignait toujours davantage. Après avoir marché toute la nuit, il se vit, au matin, en face d’une montagne déserte et rocailleuse, et, gravissant un sentier, il parvint à un pauvre ermitage au pied d’une chapelle petite et ancienne. Deux prud’hommes en robes blanches sortirent pour lui faire accueil, dont l’un, l’ayant avisé, courut à lui les bras tendus et l’accola tendrement : c’était l’évêque de Rochester, qui avait jadis fait la paix de la reine Guenièvre et du roi Artus.

— Beau sire, lui dit Lancelot, depuis quand êtes-vous ici ? J’ai grande joie de vous avoir retrouvé !

L’évêque conta qu’après la douloureuse journée de Salisbury, dont il n’était resté que le roi Artus, Keu le sénéchal et Giflet fils de Do, il s’était réfugié dans cet ermitage, où il voulait user le reste de sa vie au service de Notre Seigneur Jésus-Christ, en compagnie du prud’homme qui y logeait.

— Et vous, beau sire, ajouta l’évêque, que ferez-vous désormais ? Ne penserez-vous pas à amender votre vie dont vous avez passé la plus grande partie en péché mortel ? Sachez qu’il en serait grand temps et que Dieu se réjouit moins de cent justes que d’un pécheur qui vient à repentance.

— Sire, répondit Lancelot, vous avez été mon compagnon dans le siècle ; s’il vous plaît je serai le vôtre ici.

À ces mots, l’évêque et son compagnon tendirent les mains au ciel et remercièrent Dieu de bon cœur. Lancelot demeura auprès d’eux à servir son Créateur de tout son pouvoir, et sachez que l’évêque lui en apprit tant qu’il devint prêtre chantant messe. Mais le conte le laisse pour un instant et retourne à parler de son frère.