Plon (4p. 207-212).


XXXIX


Quand les compagnons du roi Artus le virent choir et son sang jaillir, ils le crurent mort et ils sentirent alors la plus grande douleur qu’un cœur mortel puisse éprouver. De nouveau, ils se ruèrent sur les gens de Mordret et la mêlée cruelle et félonne dura jusqu’à temps qu’il ne restât plus, outre le roi, que deux hommes vivants dans la lande : Keu le sénéchal et Giflet le fils de Do.

Ils revinrent à l’endroit où ils avaient vu tomber leur seigneur. Et ils le trouvèrent assis sur son séant !

— Sire, dirent-ils tout ébahis, comment vous sentez-vous ?

— Las ! je ne veux pas mourir au milieu de mes ennemis ! Allons vers la mer prochaine.

Ils le hissèrent sur un cheval, et, le soutenant du mieux possible, ils parvinrent à vêpres devant une chapelle qui avait nom la chapelle de Verre. Le roi fut se prosterner devant l’autel où il commença de réciter toutes les oraisons qu’il savait ; et sachez que, toute la nuit, il pria Notre Seigneur d’avoir pitié de ses hommes qui avaient été tués.

Au matin, Keu le sénéchal et Giflet entrèrent, désarmés, et voyant son seigneur étendu sans mouvement, les bras en croix, Keu le crut trépassé du siècle. Il se jeta à genoux.

— Ha, roi Artus, s’écria-t-il, c’est grand dommage que tu sois mort !

Mais le roi se souleva et embrassa son sénéchal ; et non point par courroux, mais par angoisse et amour, il le serra si fort sur sa poitrine qu’il le froissa tout et lui creva le cœur. Ainsi l’âme de Keu lui partit du corps ; quand le roi le laissa, il tomba mort.

— Sire, s’écria Giflet, vous avez mal fait !

À ces mots, le roi regarda alentour de lui et, quand il vit Keu gisant, il se mit à pleurer.

— Hélas ! soupira-t-il, la Fortune, qui m’avait été bonne mère et amie jusqu’ici, veut que je passe dans la douleur les dernières heures de ma vie ! Giflet, sellez les chevaux et partons d’ici.

À midi enfin, ils atteignirent le rivage de la mer. Et là le roi Artus descendit, puis il déceignit son épée, la tira du fourreau et, après l’avoir longtemps regardée, il dit tristement :

— Marmiadoise, bonne épée, la meilleure qui ait jamais été, hormise celle aux étranges renges, tu vas perdre ton maître et droit seigneur ! Seul, Lancelot serait digne de te porter. Ha ! plût à Jésus-Christ qu’il pût t’avoir : mon âme en serait plus aise !… Giflet, derrière cette colline vous trouverez un lac : allez y jeter mon épée.

— Sire, je ferai votre commandement. Mais il vaudrait mieux, si tel était votre plaisir, que vous m’en fissiez don.

— Non, répondit le roi.

Giflet prit l’épée ; mais, quand il fut au bord du lac, il tira la lame pour la regarder, et, à la voir si claire et si belle, il pensa que ce serait trop grand dommage que de la perdre. « Mieux vaut que je jette la mienne et garde celle-ci », se dit-il et, posant Marmiadoise sur l’herbe, il lança sa propre épée dans l’eau ; après quoi il revint auprès du roi.

— Sire, j’ai fait ce que vous m’aviez commandé.

— Et qu’as-tu vu ?

— Rien que de bon.

— Giflet, tu me peines et chagrines sans raison. Retourne au lac et jettes-y mon épée.

Giflet revint sur ses pas, pensant qu’il noierait le fourreau, mais non la lame. Et ainsi fit-il ; mais, quand il fut à nouveau devant son seigneur :

— Qu’as-tu vu ? lui demanda le roi.

— Sire, rien que de naturel.

— C’est donc que tu ne l’as pas encore jetée ! Va-t’en, et fais ce que je t’ai commandé : c’est péché que de me tourmenter de la sorte !

Alors le fils de Do, tout honteux, s’en fut au bord du lac pour la troisième fois et il se mit à pleurer quand il tint la bonne lame dans sa main, brillante comme une escarboucle ; pourtant il la jeta aussi loin qu’il put. Or, au moment qu’elle allait toucher l’eau, il vit surgir une main qui la saisit par le pommeau et qui la brandit par trois fois, puis tout disparut sous l’onde. Longtemps il attendit, mais il n’aperçut plus rien que l’eau frissonnante.

— C’est bien, dit le roi quand il connut ce qui s’était passé. Maintenant, beau doux ami, il vous faut partir et me laisser. Et sachez que jamais plus vous ne me verrez.

À ces mots, Giflet eut grand deuil.

— Ha, sire, comment serait-il possible que je vous abandonnasse de la sorte et ne vous visse plus ! Mon cœur ne le pourrait souffrir ! Il me faut vivre ou mourir avec vous.

— Je vous en prie, dit le roi, de par l’amour qui a toujours été entre nous !

Alors, les larmes aux yeux, Giflet le fils de Do s’en fut sur son destrier. Et sachez que, lorsqu’il fut à un quart de lieue, il commença de pleuvoir si merveilleusement qu’il dut s’abriter sous un arbre. Mais, l’orage passé, regardant vers la mer, il vit approcher une belle nef, toute pleine de dames avenantes, qui aborda non loin du lieu où il avait laissé le roi, son seigneur ; l’une d’elles, qui était Morgane la fée, appela et le roi se leva, puis, tout armé, suivi de son cheval, il monta dans la nef qui tendit ses voiles au vent et s’enfuit comme un oiseau. Le conte dit qu’elle s’en fut droit à l’île d’Avalon où le roi Artus vit encore, couché sur un lit d’or : les Bretons attendent son retour. Et ainsi s’accomplit la parole du prophète Merlin, qui avait prédit que sa fin serait douteuse.

Durant deux jours et deux nuits, Giflet pleura sans boire ni manger. Puis, le troisième jour, au matin, sitôt que les oiseaux chantèrent, il brida son destrier et s’en retourna à la chapelle de Verre. Et, d’abord qu’il y entra, il aperçut une riche tombe devant l’autel, sur laquelle étaient des lettres qui disaient :


Ci-gît Keu le sénéchal, que le roi Artus étreignit à mort contre sa poitrine.


D’abord qu’il lut cela, le fils de Do tomba pâmé ; puis il alla trouver les moines qui desservaient la chapelle, disant qu’il ne voulait plus demeurer dans le siècle puisque le roi ni aucun de ses compagnons n’y était plus, et les requit de le vêtir des draps de religion. Mais il ne les garda guère, car il ne vécut plus, ensuite, que dix-sept jours. Et le conte, à présent, laisse ce propos pour deviser de monseigneur Lancelot du Lac, d’Hector des Mares et du roi Lionel qui étaient restés dans la Petite Bretagne et dont il n’a dit mot depuis très longtemps.