La Morale d’Aristote/Traduction Thurot/Livre 2


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La Morale
Traduction par Jean-François Thurot.
Texte établi par Jean-François ThurotDidot (p. 52-84).


LIVRE II.





I. PUISQUE la vertu peut être envisagée sous deux points de vue : comme résultat de l’intelligence, et comme produit des mœurs ; on voit que, sous le premier rapport, elle peut le plus souvent être enseignée, elle est susceptible (s’il le faut ainsi dire) de génération et d’accroissement ; voilà pourquoi il lui faut du temps et de l’expérience ; mais, sous le second rapport, elle naît de l’habitude, et c’est de là que lui vient son nom de morale[1]. Cela nous fait voir clairement qu’aucune vertu morale n’est en nous le produit immédiat de la nature, car rien de ce qui vient de cette source ne peut être changé par la coutume. Ainsi, la pierre, que sa tendance naturelle porte toujours en bas, ne changera jamais cette direction, quand même on s’efforcerait de l’accoutumer à une direction contraire, en la jetant des milliers de fois en l’air ; le feu ne pourrait pas plus se diriger vers le lieu le plus bas ; en un mot, il n’y a pas moyen de changer, par la coutume, les inclinations ou les tendances imprimées par la nature. Les vertus ne sont donc point en nous le fait de la nature, ni contraires à la nature ; seulement elle nous a faits susceptibles de les recevoir, et nous les perfectionnons par l’habitude.

De plus, nous apportons, pour ainsi dire, en naissant, les facultés propres aux choses qui sont en nous le fait de la nature, et ensuite nous produisons les actes : comme on le voit clairement, pour les sens. Car ce n’est pas à force de voir et d’entendre que nous avons acquis les sens de l’ouïe et de la vue ; au contraire, nous en avons fait usage parce que nous les avions, mais nous ne les avons pas parce que nous en avons fait usage. C’est après avoir agi d’une manière conforme à la vertu, que nous acquérons des vertus, et il en est de même des autres arts : car la pratique est notre principal moyen d’instruction dans les choses que nous ne faisons bien que quand nous les savons faire. Par exemple, en bâtissant on devient maçon, en jouant de la lyre, on devient musicien ; et de même en pratiquant la justice, on devient juste, en pratiquant la tempérance, on devient sobre et modéré dans ses désirs ; enfin, en faisant des actes de courage on devient courageux. Ce qui se passe dans les sociétés civiles en est la preuve : car les législateurs rendent les citoyens vertueux, en leur faisant contracter de bonnes habitudes. C’est là le dessein ou l’intention de tout législateur, et quand il ne réussit pas, il se trompe ; c’est par là qu’un gouvernement diffère d’un autre, un bon d’un mauvais[2].

Enfin, c’est par les mêmes causes et par les mêmes moyens que se produisent ou se détériorent les vertus et les arts de toute espèce ; c’est à force d’exercer leur art que les musiciens, les architectes et les autres artistes de tout genre deviennent bons ou mauvais : car s’il n’en était pas ainsi, on n’aurait besoin de maître pour aucun de ces arts, et tous ceux qui les exercent seraient également habiles ou inhabiles[3]. Or, il en est exactement de même par rapport aux vertus. C’est dans l’exécution des conventions et des transactions de tout genre qui ont lieu entre les hommes, que nous nous montrons, les uns justes, et les autres injustes ; c’est dans les occasions où il y a des dangers à braver, que nous prenons des habitudes de timidité, ou de courage, que nous devenons ou lâches, ou courageux. Il en sera de même encore des passions ou des désirs, et de la colère. Car l’habitude de se comporter, les uns d’une manière et les autres d’une autre, dans les mêmes circonstances, fait que les hommes deviennent, les uns sages et modérés, les autres débauchés et emportés. En un mot, c’est de la répétition des mêmes actes que naissent les habitudes : et voilà pourquoi il faut que les actions soient assujetties à un mode déterminé, car de leurs différences naissent les habitudes diverses. Ce n’est donc pas une chose indifférente que de s’accoutumer, dès l’âge le plus tendre, à agir de telle ou telle manière ; c’est, au contraire, une chose très-importante, ou plutôt, tout est là.

II. Mais puisque la théorie n’est pas uniquement l’objet de ce traité, comme elle l’est dans d’autres ouvrages (car nous ne nous proposons pas seulement de savoir ce que c’est que la vertu, mais de devenir vertueux, puisqu’autrement notre étude serait sans utilité), il est nécessaire que nous considérions ce qui a rapport aux actions, et comment elles doivent être faites. Car ce sont elles qui déterminent les habitudes et qui leur impriment leur caractère distinctif, comme nous venons de le dire. Et d’abord, que l’on doive agir conformément à la raison, c’est un principe généralement admis et sur lequel nous reviendrons[4]. Nous dirons alors ce que c’est que la raison, et quel rapport elle a avec les autres vertus ou facultés. Mais on nous accordera sans doute que ce sujet, des actions humaines, ne peut être traité que d’une manière un peu générale, et qu’il ne comporte pas une exactitude rigoureuse ; parce que, comme nous l’avons expliqué au commencement de cet ouvrage[5], la nature ou l’espèce des raisonnements dépend de celle du sujet qu’on traite. Or, il en est de nos actions et de nos intérêts comme des choses relatives à la santé ; elles n’ont rien d’immuable ou d’absolu ; et si telle est la nature de ce sujet, en général, le détail des actions particulières sera encore moins susceptible d’une démonstration rigoureuse, puisqu’on ne saurait ni les réduire en art, ni les soumettre à aucune règle précise. C’est à celui qui pratique d’observer sans cesse ce qu’exigent les circonstances, comme on le fait aussi dans la médecine et dans la navigation. Cependant, quel que soit l’inconvénient attaché à la nature du sujet qui nous occupe, nous devons au moins tâcher d’y porter remède.

Premièrement il faut observer que l’excès et le défaut peuvent naturellement avoir sur les actions une influence très-nuisible[6], comme on le remarque dans ce qui tient à la force et à la santé (car, dans les choses qui ne se manifestent pas par elles-mêmes, on doit recourir aux indices évidents) ; ainsi, des exercices trop violents détruisent la force, aussi bien que le manque d’exercice ; et de même, les aliments et les boissons, en trop grande ou en trop petite quantité, ne sont pas moins nuisibles, à la santé ; pris avec modération, ils la produisent, l’entretiennent et la fortifient.

Or, il en est de même de la tempérance, du courage et des autres vertus. Celui qui fuit et craint tout, qui n’a de fermeté contre aucun péril, devient lâche ; comme celui qui ne craint absolument rien, et qui se précipite dans tous les dangers, devient téméraire. Pareillement, s’abandonner à toutes les jouissances des sens, et ne s’abstenir d’aucune, c’est le moyen de devenir débauché ; et fuir tous les plaisirs, par l’effet d’une sauvage rudesse, c’est courir le risque d’étouffer en soi toute sensibilité. Car l’excès et le défaut sont contraires à la tempérance, aussi bien qu’au véritable courage : l’une et l’autre ne se conservent qu’en observant un certain milieu.

Au reste, les vertus sont produites, fortifiées, ou détruites par les actes eux-mêmes et sous leur influence ; mais ce sont eux aussi qui constituent (en quelque sorte) l’essence de nos facultés d’agir[7], puisque l’effet est le même dans d’autres choses plus évidentes ou plus sensibles, comme dans la force, par exemple, qui vient de l’habitude de prendre une nourriture abondante et de supporter beaucoup de fatigues, et c’est ce que l’homme robuste est surtout capable de faire. Or, il en est de même des vertus : car c’est en nous abstenant des voluptés que nous devenons tempérants, et plus nous le sommes, plus nous devenons capables de nous en abstenir. De même, pour le courage, en prenant l’habitude de mépriser les dangers et de les braver, nous devenons courageux ; et c’est surtout quand nous le serons devenus, que nous serons en état d’affronter les périls les plus menaçants.

III. On doit surtout considérer comme signe des habitudes ou dispositions, le plaisir ou la peine qui se joignent aux actes. Car celui qui s’abstient des plaisirs des sens, et qui trouve à cela de la satisfaction, est véritablement tempérant ; au lieu que celui qui ne le fait qu’à regret est porté à la débauche : celui qui se plaît à braver les dangers, ou du moins qui les brave sans peine, est courageux ; mais celui qui ne les affronte qu’à regret est timide. Et en effet, la vertu morale est relative aux plaisirs et aux peines, puisque c’est l’attrait du plaisir qui nous porte aux mauvaises actions, et la crainte de la peine qui nous détourne des bonnes. C’est pour cela qu’il faut, comme dit Platon[8], avoir été élevé dès l’âge le plus tendre, de manière à ne trouver du plaisir ou de la peine que dans les choses où on le doit, car c’est là précisément la bonne éducation. D’ailleurs, si les vertus sont uniquement relatives à nos actions et à nos passions, et si toute action ou passion est toujours accompagnée de plaisir ou de peine, il s’ensuit que la vertu est relative aux plaisirs et aux peines ; et même les châtiments qu’on inflige par leur moyen en sont une preuve : car ils sont comme des espèces de remèdes ; or, naturellement, les guérisons s’opèrent par les contraires. De plus, comme on l’a déjà dit, ce qui constitue la nature meilleure ou pire des dispositions de l’âme, quelles qu’elles soient, c’est celle des choses auxquelles elle s’applique. Ces dispositions deviennent vicieuses, par l’effet des plaisirs ou des peines, en nous faisant rechercher ou fuir ce qu’il ne faut pas, ou lorsqu’il ne faut pas, ou comme il ne le faut pas, ou enfin de toutes les autres manières que la raison détermine. Voilà pourquoi on a défini la vertu, une sorte d’impassibilité, ou de calme imperturbable. Mais c’est une définition vicieuse, parce qu’elle est exprimée en termes trop absolus, et qu’elle ne dit pas comment et quand il faut agir, et toutes les autres conditions ou exceptions qu’il est utile d’ajouter.

On peut donc supposer que la vertu est l’art de pratiquer tout le bien possible, et de diriger vers ce but nos sentiments de plaisir ou de peine ; et que le vice est tout le contraire. La vérité de ce qui a été dit devient encore évidente par ce qui suit. En effet, puisqu’on peut réduire à trois classes, comprises sous les noms d’honnête, d’utile, et d’agréable, les motifs propres à déterminer notre préférence ; et, au contraire, comprendre sous les noms de honteux, de nuisible, et de pénible, les motifs propres à déterminer notre aversion ; l’homme vertueux est celui dont la conduite est réglée par les premiers de ces motifs, et le vicieux, celui dont la conduite s’en écarte, surtout par rapport au plaisir. Car c’est un sentiment commun à tous les êtres animés, et qui accompagne tout ce qui est un objet de choix ou de préférence, puisque l’honnête et l’utile paraissent toujours agréables. Ajoutons que ce sentiment n’a pu que se fortifier en nous depuis notre enfance, et que notre vie toute entière en a pris, s’il le faut ainsi dire, la teinte ineffaçable. Aussi sommes-nous tous plus ou moins portés à prendre le plaisir ou la peine pour règle de toutes nos actions. C’est pour cette raison qu’un traité tel que celui-ci doit nécessairement porter tout entier sur ces deux sortes de sentiments ; car ce n’est pas une chose de peu d’importance pour la conduite de la vie, que nos sentiments de plaisir ou de peine soient, ou non, conformes à ce qui est bien, ou mal. Il est même plus difficile, quoi qu’en dise Héraclite[9], de résister au plaisir qu’à la colère : or c’est toujours dans ce qui est plus difficile, que consiste l’art et la vertu ; car c’est en cela que le bien est véritablement mieux[10] ; et, par cette raison, tout ouvrage qui traite de la vertu ou de la politique, n’est, au fonds, qu’un traité des peines et des plaisirs : car l’homme vertueux est celui qui sait en faire un bon usage, et le vicieux, celui qui en fait un mauvais. Nous avons donc suffisamment fait voir jusqu’ici que la vertu consiste dans les peines et dans les plaisirs ; qu’elle s’accroît par les mêmes causes qui la font naître ; et qu’elle se corrompt ou se dégrade, quand ces causes n’agissent pas de la même manière ; qu’en un mot, elle produit des actes conformes aux causes qui l’ont fait naître.

IV. On pourrait demander ce que nous voulons dire quand nous affirmons qu’on devient juste en pratiquant la justice, et raisonnable en agissant conformément à la raison : car, enfin, agir d’une manière conforme à la raison et à la justice, c’est déjà être raisonnable et juste ; de même que c’est être grammairien ou musicien, que de pratiquer les règles de la grammaire ou celles de la musique ; et cette différence ne se trouve-t-elle pas aussi dans les arts ? Car on peut parler ou écrire quelquefois avec correction, soit par hasard, soit en suivant les conseils d’une autre personne. On ne sera donc grammairien qu’autant que non-seulement on se conformera aux règles de la science, mais qu’on le fera en grammairien, c’est-à-dire, en suivant les règles d’une science qu’on possèdera réellement. Du reste, la vertu ne ressemble pas aux autres arts[11] : car c’est dans les produits mêmes de ceux-ci que se trouve le bien qui leur est propre ; et, par conséquent, il suffit que ces produits existent d’une certaine manière ; mais cela ne suffit pas pour les actes de vertu. Il ne suffit pas, dis-je, pour les constituer tels, qu’ils soient conformes à la justice et à la raison ; mais il faut encore que celui qui les fait, réunisse en lui-même de certaines conditions. Il faut, premièrement, qu’il sache ce qu’il fait ; ensuite, que son action soit le résultat d’une détermination réfléchie, qui lui fait choisir cette manière d’agir pour elle-même. Enfin, il faut que cette manière d’agir soit en lui l’effet d’une disposition ferme et immuable. Mais ces conditions ne sont pas du nombre de celles qu’on exige pour les arts, à l’exception de la connaissance que l’artiste a de ce qu’il fait. Or, cette connaissance, lorsqu’il s’agit de vertus, n’a qu’une influence peu considérable, ou nulle, tandis que celle des deux autres conditions est très-importante ; ou plutôt, elles sont tout, et ne peuvent avoir lieu que par la fréquente répétition des actes de justice et de raison.

D’un autre côté, on appelle actes de justice et de raison, ceux que font les hommes justes et raisonnables : et, pour être raisonnable et juste, il ne suffit pas de faire de pareils actes ; mais il faut les faire comme les font ceux qui sont justes et raisonnables. On est donc autorisé à dire que c’est en pratiquant la justice qu’on devient juste, et en pratiquant la raison qu’on devient raisonnable ; et que, si l’on néglige de s’exercer à cette pratique, on ne doit pas espérer de jamais devenir vertueux.

Cependant la plupart des hommes ne s’appliquent point à agir de cette manière ; mais ils se persuadent qu’il suffit, pour être philosophe et pour devenir vertueux, d’avoir recours à de vains raisonnements[12] ; et en cela, ils font comme des malades qui se contenteraient d’écouter fort attentivement ce que leur disent les médecins, sans rien faire de ce qu’ils leur prescrivent. Or, de même que ceux-ci ne recouvreront jamais la santé du corps, en ne suivant pas d’autre traitement ; de même les premiers ne recouvreront jamais la santé de l’âme, en philosophant de cette manière-là.

V. Mais à présent, il faut examiner ce que c’est que la vertu[13] : et puisqu’il y a dans l’âme trois sortes de choses, passions, facultés, dispositions, ou habitudes, il faut que la vertu soit quelqu’une de ces choses. Or, j’appelle passions, le désir, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret, l’émulation, la pitié, en un mot, tout ce qui est accompagné de plaisir ou de peine[14]. J’entends par facultés, les pouvoirs en vertu desquels nous sommes dits capables d’éprouver de tels sentiments, c’est-à-dire, en vertu desquels nous sommes susceptibles d’éprouver de la colère ou de la tristesse, ou de la pitié. Enfin, j’appelle habitudes ou dispositions, la tendance bonne ou mauvaise qui nous porte vers ces passions : par exemple, à l’égard de la colère, si elle a en nous trop de violence, ou si nous en sommes trop peu susceptibles, c’est une mauvaise disposition ; si nous n’y sommes portés qu’avec la modération convenable, c’est une bonne manière d’être. Et ainsi du reste.

Ni les vertus, ni les vices, ne sont donc des passions ; parce que ce n’est pas eu égard à nos passions qu’on nous donne le nom de vertueux ou de vicieux, mais eu égard à nos vertus et à nos vices ; et parce que ce n’est pas à raison de nos passions que l’on nous blâme, ou qu’on nous loue. Car on ne loue point celui qui est frappé de crainte, ou agité par la colère ; on ne blâme pas même l’homme qui éprouve simplement un accès de colère, mais on blâme la manière dont il s’y laisse emporter ; enfin, on nous loue, ou l’on nous blâme, à cause de nos vertus ou de nos vices.

D’ailleurs, ce n’est pas par choix et par réflexion que nous éprouvons de la colère ou de la crainte : au lieu que les vertus sont l’effet d’une détermination réfléchie, ou du moins n’y sont jamais entièrement étrangères. Outre cela, on dit que nous sommes mus par les passions, et non pas suivant l’impulsion de nos vertus, ou de nos vices ; mais on dit qu’ils sont en nous des dispositions, ou manières d’être, particulières. Voilà pourquoi ils ne sont pas des facultés ou capacités ; car ce n’est pas simplement pour être susceptibles d’éprouver des passions qu’on nous dit vertueux ou vicieux, qu’on nous loue, ou qu’on nous blâme. De plus, les facultés sont en nous le produit de la nature ; mais ce n’est pas elle qui nous rend vicieux ou vertueux, comme je l’ai dit précédemment. Si donc les vertus ne sont ni des passions, ni des facultés, il s’ensuit qu’elles ne peuvent être que des dispositions, c’est-à-dire des habitudes ou manières d’être. Nous voyons par là à quel genre de choses appartient la vertu.

VI. Mais il ne suffit pas de dire qu’elle est une habitude ou disposition ; il faut encore que l’on sache quelle espèce d’habitude elle est. Disons donc que toute vertu rend parfait, dans sa manière d’être, tout ce dont elle est une vertu, et le met en état de bien exécuter les fonctions qui lui sont propres. Ainsi la vertu de l’œil le rend lui-même exact, et donne de l’exactitude et de la précision à ses fonctions ; car c’est par la vertu ou perfection de l’œil que nous voyons bien. Et de même, la vertu du cheval le rend lui-même bon, c’est-à-dire propre à la course, à bien porter le cavalier, et à soutenir, sans s’effrayer, le choc des ennemis. Si donc il en est ainsi dans tous les cas, la vertu de l’homme devra être pareillement une disposition, ou manière d’être, par laquelle l’homme devient bon, et capable d’exécuter les actes qui lui sont propres. Nous avons déjà dit comment cela pourra se faire[15] ; mais la chose deviendra plus évidente encore, quand nous aurons examiné quelle est la nature de la vertu.

Dans toute quantité continue ou discrète, on peut prendre des parties, ou plus grandes, ou plus petites, ou égales, considérées, soit par rapport à la chose, à la quantité elle-même, soit par rapport à nous[16]. Or ce qui constitue l’égalité, c’est un certain milieu entre l’excès et le défaut. Par exemple, le milieu d’une chose, c’est un point également éloigné des deux extrémités, et qui est unique et le même dans toutes : mais, par rapport à nous, c’est ce qui ne pèche ni par excès ni par défaut ; et ce n’est pas une chose unique, ni qui soit la même pour tous. Par exemple, si dix est considéré comme le grand nombre, et deux comme le petit, six sera le nombre moyen, par rapport à la chose, puisqu’il surpasse le petit, et qu’il est surpassé par le grand d’une quantité égale. C’est là un milieu, ou terme moyen, dans la proportion arithmétique. Mais, par rapport à nous, ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre : car, en supposant que consommer dix mines d’aliments soit manger beaucoup, et que ce soit manger peu que d’en consommer deux, un maître de gymnastique ne devra pas prescrire d’en manger six ; car il peut y avoir tel individu pour qui cette quantité d’aliments serait trop forte, et tel autre pour qui elle serait insuffisante. Elle le serait sans doute pour Milon[17], tandis qu’elle serait trop considérable pour celui qui commence à s’exercer aux combats athlétiques. Il en serait de même pour celui qui s’exerce à la course et à la lutte. Ainsi donc quiconque est instruit dans un art, évite l’excès et le défaut, cherche le milieu ou le terme moyen, et le préfère ; non pas sans doute le milieu par rapport à la chose elle-même, mais considéré par rapport à nous.

Si donc c’est en ne perdant point de vue ce milieu, et en y ramenant tout ce qu’on fait, que, dans toute science, l’on parvient à un heureux résultat, en sorte que l’on dit ordinairement des ouvrages qu’elle produit, quand ils sont bien exécutés, qu’il n’y a rien à y ajouter, rien à en retrancher (attendu que l’excès et le défaut sont également contraires à la perfection, et qu’il n’y a que ce juste milieu entre l’un et l’autre qui puisse la leur donner) ; si, dis-je, ceux à qui nous donnons le nom d’artistes excellents ont toujours en vue ce juste milieu dans leurs travaux, et si la vertu est un art plus parfait que tous les autres, et qui leur est bien préférable, il s’ensuit que la vertu, comme la nature, tend sans cesse à ce juste milieu. Je parle de la vertu morale[18] ; car c’est elle qui s’occupe de nos actions et de nos passions. Or il peut s’y trouver aussi un excès, un défaut et un milieu.

En effet, on peut s’abandonner plus ou moins à la crainte, à la confiance, au désir, à l’aversion, à la colère, à la pitié ; en un mot, être trop ou trop peu touché des sentiments de plaisir ou de peine, et à tort dans l’un et l’autre cas. Mais l’être lorsqu’il le faut, dans les circonstances convenables, pour les personnes et par les causes qui rendent ces sentiments légitimes, et l’être de la manière qui convient, voilà ce juste milieu en quoi consiste précisément la vertu.

Il y a aussi excès, défaut et milieu par rapport aux actions ; or la vertu s’applique à celles-ci, aussi bien qu’aux passions : l’excès y est une erreur, le défaut un sujet de blâme ; au contraire, le milieu obtient de justes éloges, et le succès s’y trouve ; deux choses qui appartiennent à la vertu. Elle est donc, en effet, une sorte de modération, ou de médiocrité, qui tend sans cesse au juste milieu. De plus, il y a bien des manières d’errer ; aussi les Pythagoriciens comparaient-ils le mal à la quantité infinie, et le bien à la quantité finie[19] ; mais il n’y a qu’une manière de bien faire. Voilà pourquoi l’un est facile et l’autre difficile : rien de si facile, en effet, que de manquer le but, rien de si difficile que de l’atteindre ; et, par cette raison, l’excès et le défaut sont les caractères du vice ; le juste milieu est celui de la vertu ; et comme dit un poète[20] :


« L’homme vertueux ne l’est que d’une seule manière ; le méchant prend mille formes diverses. ».


La vertu est donc une habitude de se déterminer, conformément au milieu convenable à notre nature, par l’effet d’une raison exacte et telle qu’on la trouve dans tout homme sensé. Ce milieu se rencontre entre deux vices, l’un par excès, et l’autre par défaut ; et de plus, comme nos passions et nos actions peuvent nous écarter du devoir, par excès aussi bien que par défaut, c’est à la vertu qu’il appartient de trouver le milieu entre ces extrêmes opposés, et de s’y fixer. Voilà pourquoi la vertu, quant à son essence et à sa définition[21], est une sorte de moyen terme ; mais considérée dans ce qu’elle a de bon ou même d’excellent, elle est, pour ainsi dire, un extrême.

Toutefois ce milieu ne se rencontre pas dans toutes sortes d’actions et de passions ; il y en a dont le nom seul emporte avec soi l’idée de quelque chose d’odieux et de vil ; par exemple, la malveillance (ou la disposition à se réjouir du mal d’autrui), l’impudence, l’envie, et, en fait d’actions, l’adultère, le vol, le meurtre ; car ces actions-là, et d’autres du même genre, sont déclarées criminelles par leur nom même, et non par l’excès ou le défaut qui s’y trouvent. On ne peut donc jamais bien faire, en les commettant ; on ne peut que se rendre coupable. On ne peut pas non plus considérer, en de telles choses, ce qui est bien et ce qui ne l’est pas : ni avec quelles personnes, quand et comment il faut commettre un adultère ; mais l’on peut dire qu’absolument parlant, c’est tomber dans l’égarement que de faire quelque action de ce genre. Il en serait de même, si l’on prétendait qu’on doit envisager un milieu, un excès, ou un défaut, dans l’injustice, la poltronnerie, ou la débauche ; car, de cette manière, il y aurait donc milieu dans l’excès ou dans le défaut, ou excès d’excès et défaut de défaut. Mais comme il ne peut y avoir ni excès ni défaut par rapport à la tempérance et au courage (car le milieu, dans ce cas, est, s’il le faut ainsi dire, un extrême), ainsi, à l’égard des actions et des passions dont j’ai parlé tout à l’heure, il n’y a ni milieu, ni défaut, ni excès ; mais de quelque manière qu’on s’y laisse entraîner, on se rend criminel. En un mot, il ne peut y avoir ni milieu dans l’excès ou dans le défaut, ni excès ou défaut dans le milieu.

VII. Mais cela ne doit pas seulement se dire de la vertu en général ; il faut aussi qu’on puisse appliquer le même principe à chaque vertu en particulier. Car les raisonnements qui ont nos actions pour objet, quand ils sont très-généraux, ne peuvent pas être d’une grande utilité ; il y a toujours plus de vérité dans ceux qui s’appliquent aux détails, puisque les actions n’ont pour objet que des choses particulières, et que c’est avec elles que les raisonnements doivent être d’accord. C’est donc celles-ci qu’il s’agit maintenant de considérer, d’après le tableau[22] que nous en avons fait. Et d’abord, entre la crainte et l’audace, le vrai milieu, c’est le courage ; mais l’excès produit par la confiance, ou par l’absence de toute crainte, n’a point reçu de nom ; et il y a un assez grand nombre de passions qui sont dans ce cas. L’excès dans l’audace s’appelle témérité ; l’excès contraire, dans la crainte, où dans le défaut d’audace, se nomme lâcheté. Par rapport aux plaisirs et aux peines (non pas aux peines de toute espèce, et toujours dans un moindre degré), le milieu, c’est la tempérance ; et l’excès, la débauche. Au reste, il n’y a guères de gens qui pèchent par défaut, en fait de plaisirs : aussi n’a-t-on point imaginé de terme propre à les désigner ; appelons-les insensibles. À l’égard du penchant à donner et à recevoir de l’argent ou des présents, le juste milieu s’appelle libéralité ; et l’on désigne par les noms de prodigalité et d’avarice, l’excès ou le défaut relatifs à ce penchant. Mais ceux qui pèchent ainsi exagèrent en sens contraire : le prodigue a une facilité excessive à donner, et n’a pas assez de penchant à recevoir ou à prendre, tandis que l’avare n’a que trop de penchant à prendre, et n’en a pas assez à donner. Nous nous contentons, pour le moment, de cette esquisse imparfaite et sommaire, nous réservant de revenir, dans la suite, sur ce sujet, et de le traiter avec plus d’étendue.

Mais il y a, par rapport aux richesses, d’autres dispositions de l’âme, car la magnificence est aussi un certain milieu. Le magnifique diffère du libéral en ce que l’un dépense des sommes considérables, et l’autre se borne à des dons de peu de valeur. L’excès en ce genre s’appelle sotte vanité, ridicule étalage, et le défaut se nomme lésinerie. Ces deux extrêmes diffèrent aussi de la libéralité par quelques nuances dont nous parlerons dans la suite.

Le milieu, par rapport aux honneurs et à l’absence de toute considération, s’appelle magnanimité ; l’excès en ce genre prend le nom d’insolence, et le défaut prend celui de bassesse d’âme. Or, de même que nous avons dit que la magnificence diffère de la libéralité, en ce que celle-ci s’applique aux choses de peu de valeur ; ainsi il y a, à l’égard de la magnanimité ou passion de l’âme qui aspire aux honneurs importants, une autre passion qui n’est que le désir des honneurs de moindre importance : car on peut désirer les dignités et les honneurs, quels qu’ils soient, plus ou moins qu’il n’est convenable.

On appelle ambitieux celui dont les désirs, en ce genre, sont excessifs, et celui qui pèche par défaut, homme sans ambition : le caractère intermédiaire n’a pas de nom, de même que les dispositions qui le produisent, excepté qu’on donne le nom d’ambition à celle qui fait l’ambitieux. De là vient que les extrêmes se disputent, en quelque manière, la place du milieu. Nous-mêmes nous donnons quelquefois le nom d’ambitieux à celui qui n’a que des désirs modérés, et d’autres fois nous l’appelons homme sans ambition ; et tantôt nous louons l’ambitieux, tantôt l’homme sans ambition. Je dirai dans la suite quelle cause nous fait agir ainsi ; quant à présent, continuons à traiter des autres passions ou affections, suivant la méthode que nous avons adoptée[23].

Il y a aussi par rapport à la colère, un excès, un défaut et un milieu ; mais on ne leur a presque pas donné de noms ; appelons donc le caractère intermédiaire indulgence, nommons indulgent celui qui a ce caractère, désignant par les mots irascible et irascibilité la personne et le caractère où se montre l’excès de cette disposition, et exprimons par les mots non-irascible et non-irascibilité le défaut de cette même disposition.

Enfin, il y a encore trois caractères intermédiaires, qui se ressemblent à quelques égards, quoiqu’ils diffèrent sous d’autres rapports. Ils se ressemblent en ce qu’ils sont relatifs au commerce des hommes dans la société, tant par leurs discours que par leurs actions ; mais ils diffèrent en ce que, dans l’un, on ne considère les discours et les actions que sous le rapport de la vérité ; et, dans les deux autres, on ne les considère que sous celui de l’agrément, qui lui-même peut être envisagé par rapport à la simple plaisanterie, ou comme embrassant tous les détails de la vie. Il faut donc que nous parlions encore de ces trois caractères, afin de mieux faire voir que, dans tous, c’est le juste milieu qui est digne de louanges, tandis que les extrêmes ne sont ni estimables, ni louables, mais méritent au contraire d’être blâmés. À la vérité, la plupart des affections ou dispositions, d’où résultent ces caractères, n’ont pas de noms ; mais nous essaierons de leur en donner, comme nous l’avons fait pour ceux dont nous avons parlé précédemment, tant pour répandre plus de lumière sur ce sujet, que pour rendre notre pensée plus facile à comprendre.

Et d’abord, appelons vérité le milieu entre la jactance orgueilleuse[24] d’un homme qui cherche à donner aux autres une idée exagérée de ses avantages, et la dissimulation de celui qui affecte de les diminuer ; et donnons le nom de vrai, au caractère qui est placé entre ces extrêmes opposés. Quant à l’agrément qui consiste dans l’art de plaisanter avec grâce, celui qui y observe un juste milieu pourra être appelé un homme d’un caractère gai, jovial[25], tandis que l’excès en ce genre sera exprimé par le nom de bouffonnerie, et le défaut par celui de rusticité[26]. Mais, pour ce qui contribue, à tous les autres égards, à l’agrément ou au charme de la vie, le caractère qui ne pèche par aucun excès, est l’amabilité ; et l’exagération en ce genre, quand elle n’est le produit d’aucun sentiment d’intérêt personnel, peut être appelée manie de plaire : et flatterie, quand elle est l’effet d’un calcul intéressé. Le défaut en ce genre, qui caractérise un homme désagréable en tout, lui fait donner les noms de bourru, fantasque, difficile à vivre.

Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler des moyens termes dans les passions, et dans ce qui tient aux passions. La pudeur, par exemple, n’est pas proprement une vertu : cependant on loue celui qui en est susceptible ; car, dans les choses où ce sentiment intervient, l’on peut tenir un juste milieu, et pécher par excès ou par défaut. L’homme que tout fait rougir, et qui est comme frappé de stupeur, pèche par excès ; celui qui ne rougit de rien, est impudent et pèche par défaut ; l’homme modeste est dans le juste milieu.

Je donnerais le nom de Némésis[27] (ou de généreuse indignation) à un sentiment qui tient le milieu entre l’envie et la malveillance : deux passions qui se rapportent au plaisir ou à la peine que nous ressentons de ce qui arrive aux personnes que nous connaissons. En effet, l’homme susceptible d’une indignation généreuse, s’afflige du bonheur qui arrive à ceux qui en sont indignes ; et l’envieux, exagérant ce sentiment, s’irrite du bonheur de tout le monde ; mais le malveillant, au contraire, est si peu disposé à s’affliger ou à s’irriter, qu’il se réjouit du mal d’autrui : mais j’aurai occasion de revenir sur ce sujet. Quant à la justice, comme son nom n’a pas une signification simple, je parlerai, dans la suite[28], des deux rapports sous lesquels on doit la considérer, et je ferai voir comment on y observe un juste milieu ; et je traiterai également des vertus qui se rapportent à la raison.

VIII. Puisqu’il y a trois sortes de dispositions[29], parmi lesquelles deux sont vicieuses, l’une par excès, l’autre par défaut, tandis qu’une seule, celle qui tient le milieu, constitue la vertu ; on voit qu’elles sont opposées les unes aux autres ; car les deux extrêmes sont opposés entre eux et au milieu, et le milieu l’est à l’un et à l’autre extrême. En effet, comme (dans une progression arithmétique) le terme moyen est plus grand que le plus petit des deux extrêmes, et moindre que le plus grand ; ainsi, les habitudes moyennes, dans tout ce qui tient aux passions et aux actions, sont, pour ainsi dire, un excès par rapport au défaut, et un défaut par rapport à l’excès. Car l’homme courageux paraît téméraire, comparé au lâche ; et, au contraire, il paraît timide, comparé au téméraire : de même, le tempérant paraît dissolu, quand on le compare à l’homme insensible à tous les plaisirs, et presque insensible, quand on le compare au débauché : enfin, le libéral semble prodigue, en comparaison de l’avare, et avare, en comparaison du prodigue. Aussi, chacun des extrêmes repousse-t-il, pour ainsi dire, le milieu vers l’extrême opposé ; le téméraire nomme craintif celui qui est courageux, et le lâche l’appelle téméraire ; et il en est de même des autres.

Mais, puisque telle est l’opposition qu’il y a entre ces choses, celle des extrêmes entre eux devra être plus grande que celle de chaque extrême à l’égard du milieu, car ils sont plus éloignés l’un de l’autre qu’ils ne le sont du milieu ; de même que [dans une proportion numérique] le grand [nombre] diffère plus du petit, ou réciproquement, que chacun d’eux ne diffère du [nombre] égal, [ou du terme moyen]. Cependant les extrêmes, dans certains cas, ressemblent plus au milieu, comme la témérité, au courage, et la prodigalité, à la libéralité ; mais la plus grande dissemblance est entre les extrêmes. Or, on appelle contraires les termes qui sont le plus éloignés l’un de l’autre ; il y a donc une plus grande opposition là où se trouve une plus grande distance. De plus, il y a des cas où l’excès est plus en opposition avec le juste milieu, et d’autres où c’est le défaut : ainsi, par rapport au courage la témérité, qui pèche par excès, n’est pas ce qui s’en éloigne le plus ; c’est la lâcheté, qui pèche par défaut : au contraire, l’insensibilité, qui pèche par défaut, est moins éloignée de la tempérance, que la débauche, qui pèche par excès.

Cela vient de deux causes : l’une, qui est dans la nature même de la chose ; car, précisément parce qu’un des deux extrêmes est plus près du milieu et lui ressemble plus, ce n’est pas celui-là que nous lui opposons : mais plutôt l’extrême contraire. Ainsi, parce que la témérité ressemble plus au courage que la lâcheté, c’est plutôt celle-ci que nous lui opposons : car les extrêmes plus éloignés du milieu paraissent plus contraires. Telle est donc l’une des causes, prise dans la nature de la chose. L’autre est en nous-mêmes ; car nous regardons comme plus opposées au juste milieu, les dispositions auxquelles nous nous sentons plus naturellement enclins. Ainsi, nous avons reçu de la nature plus de penchant pour les plaisirs, et par conséquent nous sommes plus disposés à une vie molle et voluptueuse, qu’à une vie sobre et réglée. Nous appelons donc plutôt opposées, ou contraires, les choses pour lesquelles notre entraînement est plus grand ; et c’est pour cela que l’intempérance, qui est un excès, est plus opposée, ou plus contraire, à la tempérance.

IX. Nous avons suffisamment fait voir comment la vertu est un certain milieu entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut, et qu’elle est telle, parce que sans cesse elle tend vers ce milieu, en tout ce qui tient aux passions et aux actions. Voilà pourquoi c’est une affaire que de devenir vertueux ; car, en tout genre, tenir le juste milieu est une tâche difficile. Ainsi, trouver le centre d’un cercle n’est pas le fait de quiconque voudra l’entreprendre, mais de celui qui sait [la géométrie] ; et pareillement, s’abandonner à la colère, ou prodiguer l’argent, est chose facile, et que tout le monde peut faire ; mais ne le faire qu’autant et de la manière qu’il le faut, avoir, en le faisant, un juste égard aux personnes et aux motifs, voilà ce qui n’est plus facile, et qui n’est pas donné à tous ; c’est pour cela que ce qu’on fait bien, est beau, rare et digne de louange.

Il faut donc que celui qui aspire à ce juste milieu, commence par s’éloigner de l’extrême le plus opposé, suivant le conseil de Calypso[30].

Loin des lieux où s’élève une sombre vapeur
Dirige ton vaisseau…


car, entre les deux extrêmes, il y en a un qui est plus vicieux, et l’autre qui l’est moins. Et, puisqu’il est très-difficile d’arriver à ce point si désirable, il faut, en changeant (comme on dit) la manœuvre[31], s’approcher plutôt de l’extrême le moins dangereux, à quoi on parviendra surtout de la manière que nous avons dite. On doit, de plus, observer vers quels objets on se sent le plus porté : car les uns ont naturellement plus de penchant pour une chose, les autres pour une autre, et c’est ce qu’on reconnaîtra par le plaisir ou par la peine qu’on ressent ; il faut alors se diriger en sens contraire, car c’est en nous écartant le plus possible de l’excès vicieux, que nous nous approcherons du milieu désiré, comme font ceux qui entreprennent de redresser un bois tortu. Mais il faut surtout se garantir, en tout genre, des choses qui donnent du plaisir, car nous n’en jugeons jamais sans partialité. Nous devons donc nous tenir, à l’égard de la volupté, dans les mêmes sentiments que les vieillards troyens à l’égard d’Hélène[32], et lui appliquer, dans tous les cas, le langage que leur prête le poète ; car c’est ainsi que, parvenant à la congédier, nous serons moins exposés à tomber dans de funestes égarements.

Voilà donc, pour le dire en peu de mots, ce que nous devons faire pour parvenir au juste milieu ; mais c’est peut-être une tâche difficile, surtout quand il s’agit des actions particulières. Car [pour la colère] il n’est pas facile de marquer avec exactitude, comment, contre qui, et dans quelles circonstances, et combien de temps on doit éprouver du ressentiment ; puisque tantôt nous louons ceux qui ne se montrent pas accessibles à cette passion, et nous les appelons des hommes doux et débonnaires ; tantôt, nous applaudissons ceux qui manifestent leur vive indignation, que nous appelons alors une mâle fermeté. Au reste, on ne blâme pas communément celui qui ne s’écarte que médiocrement de ce qui est bien, soit vers un extrême, soit vers l’autre, mais celui qui s’en écarte beaucoup : car alors son erreur frappe tous les yeux. Cependant il n’est pas facile de déterminer combien et jusqu’à quel point il est blâmable ; comme dans toutes les autres choses où le sentiment intervient ; mais, dans les choses de ce genre, le jugement dépend des circonstances particulières et du sentiment. Quoi qu’il en soit, en voilà assez pour faire voir clairement que, dans tous les genres, une disposition moyenne est toujours digne de louange ; et qu’il faut, dans certains cas, pencher plutôt du côté de l’excès, et dans d’autres, se rapprocher davantage du défaut ; car c’est de cette manière, comme on l’a vu, qu’il nous sera surtout facile d’atteindre ce juste milieu, où se trouve le bien.


  1. Voy. M. M. l.i,.c. 6 ; Eudem l.2, c.2. Mêmes observations au sujet de la valeur étymologique du mot ἠτικὴ (morale), dérivé de ἦθος (mœurs), ou ἔθος (habitude). Cicéron (De Fato. init.) dit aussi : Quia pertinet ad mores, quod ἦθος illi vocant, nos eam partem philosophiæ De Moribus appellare solemus : sed decet augentem linguam latinam, nominare Moralem. Voy. encore Quintilien (Inst. orat. l. 6, c. 2).
  2. Cette pensée est développée d’une manière : extrêmement ingénieuse et intéressante dans le Protagoras de Platon, p. 321-328.
  3. Quod si tales nos natura genuisset, ut eam ipsam intueri et perspicere, eademque optima duce cursum vitæ conficere possemus, haud erat sane quod quisquam rationem ac doctrinam requireret. (Cicéron. Tuscul. l. 3, c. 1.)
  4. Au commencement et à la fin du sixième livre.
  5. l. :i, c. 3.
  6. Voy. M. M. l. i, c. 5 ; Eudem. l. 2, c. 3.
  7. Voy. la même doctrine exposée avec un peu plus d’étendue (Eudem. l. 2, c. 1, extr.).
  8. Dans les Dialogues sur les Lois, l. 2, p. 653.
  9. Héraclite, comme nous l’apprend notre auteur lui-même en deux autres endroits (Eudem. l. 2, c. 7 ; et Politic. l. 5, c. 9), avait dit : « Il est difficile de vaincre la colère, car on lui sacrifie même sa vie. » Ici Aristote semble faire dire à Héraclite qu’il est plus difficile de résister à la volupté qu’à la colère ; et j’ai cru pouvoir profiter des observations de Mr  Coray sur cet endroit du texte, pour rendre à l’écrivain grec sa véritable pensée.
  10. C’est-à-dire, qu’il y a plus de mérite à bien faire ce qui est difficile, que ce qui est facile.
  11. Voy. encore, l. 5, c. 6, ce que dit Aristote de la différence qu’il y a entre la vertu et les différents arts.
  12. Ils s’imaginent qu’on est philosophe et vertueux uniquement parce qu’on sait discourir sur la vertu, en donner des définitions exactes, et qu’on possède, s’il le faut ainsi dire, la théorie ou la science de la morale.
  13. Voy. M. M. l. i, c. 7 et 8 ; Plutarque (De Virtute morali, c. 4) adopte aussi la doctrine d’Aristote sur ce sujet.
  14. Il est facile de voir que le mot passion signifie ici simplement les diverses manières dont l’âme peut être affectée, ou les sentiments divers dont elle peut être agitée, et non pas les affections profondes et durables que nous exprimons communément par ce même terme, et que Cicéron, en exposant la doctrine des stoïciens, appelle morbos, ou perturbationes animi (maladies ou troubles de l’âme).
  15. Ci-dessus, l. i, c. 7.
  16. Voy. M. M. l. i, c. 8 ; Eudem. l. 2, c. 3.
  17. Fameux athlète de Crotone, qui, au rapport de Théodore, cité par Athénée (p. 312), mangeait par jour vingt mines (plus de dix-sept livres) de viande, et autant de pain, et buvait trois conges (plus de six pintes) de vin.
  18. L’auteur entend ici, par vertu morale, la vertu pratique, par opposition à la vertu spéculative, ou simplement théorique.
  19. Voy. ci-dessus, l. i, c. 6.
  20. On ignore quel est le poète dont notre auteur cite cette pensée, exprimée dans un vers pentamètre.
  21. Aristote se sert ici d’une expression qui a fort exercé tous les commentateurs, tant chez les Grecs que dans les siècles du moyen âge ; c’est le τί ἦν εἶναι, que les scolastiques ont exprimé par le mot latin barbare quidditas, et que je rends ici par le terme définition, qui du moins semble autorisé par ce qu’en dit l’auteur lui-même dans plusieurs endroits de ses ouvrages. (Voy. entre autres, Topic. l. i, c. 4 ; Metaphys. l. 6, c. 5 et 6.) Quant à la valeur grammaticale de l’expression grecque, on voit, par ce qu’en dit Sextus Empiricus (Adv. Mathemat. p. 315), que de son temps les érudits n’avaient pu parvenir à la déterminer d’une manière satisfaisante.
  22. Il est probable, dit ici Mr  Coray, que ce tableau, tracé par Aristote, se sera perdu, ou que les copistes l’auront regardé comme inutile : essayons donc de le reproduire, d’après l’ouvrage même, tel qu’il existe aujourd’hui :
    EXCÈS MILIEU DÉFAUT
    1 Témérité Courage Lâcheté
    2 Intempérance
    ou
    Débauche
    Tempérance Insensibilité
    ou
    Stupidité
    4 Grossièreté
    Vanité sotte
    * * *
    Magnificence Lésinerie.
    5 Insolence
    ou
    Forfanterie
    Magnanimité Bassesse d’âme.
    6 Ambition * * * Absence d’ambition.
    7 Irascibilité Indulgence Patience excessive.
    8 Jactance
    ou
    Charlatanisme
    Vérité Dissimulation
    ou
    Modestie affectée.
    9 Bouffonnerie Gaieté ingénieuse Rusticité.
    10 Désir de plaire
    Flatterie
    Amabilité Humeur farouche
    ou difficile.
    11 Étonnement stupide Pudeur Impudence.
    12 Envie Némésis Malveillance.

    Notre savant éditeur donne deux autres tableaux tirés des deux autres Traités d’Aristote ; on y retrouve à peu près les mêmes combinaisons, quoique dans un ordre un peu différent ; ce qui prouve encore que ces deux Traités sont en effet ou les premiers essais du philosophe grec, ou des ouvrages composés d’après le sien.

  23. C’est-à-dire, en commençant par une esquisse rapide et sommaire des diverses passions ou affections morales.
  24. Ou l’ostentation. Voy. les Caractères de Théophraste, c. 23.
  25. Le mot grec εὐτράπελος , que je rends par gai ou jovial, et qui signifie aussi facétieux, semble exprimer plus généralement la grâce qui accompagne ce ton de plaisanterie légère et de bon goût, qui peut se mêler aux discussions sérieuses, et dont l’effet est quelquefois de concilier les esprits. C’est au moins en ce sens qu’il me semble avoir été employé par Aristophane, (In Vesp. vs. 469), et ici, par Aristote.
  26. Voy. les Caractères de Théophraste, c. 4.
  27. Voy. Eudem, l. 2, c. 3, et l. 3, c. 7.
  28. C’est le sujet du cinquième livre de ce traité.
  29. Voy. M. M. l. i, c. 9 ; Eudem. l. 2, c. 5.
  30. Ce n’est pas Calypso qui dit ces paroles, tirées de l’Odyssée d’Homère (ch. xi, vers. 219), et que notre philosophe lui attribue ici, par une erreur de mémoire ; c’est Ulysse racontant les avis qui lui ont été donnés par Circé.
  31. C’est le sens de l’expression proverbiale δεύτερος πλοῦς employée ici par Aristote, et au sujet de laquelle on peut consulter les Remarques de Mr  Coray, sur Héliodore (t. 2, p. 31 de son édition.)
  32. Allusion aux vers 159 et suiv. du 3e chant de l’Iliade d’Homère, lorsque les vieillards assis avec Priam sur les remparts de Troie, voient arriver Hélène, à qui le roi demande de lui faire connaître les héros grecs qu’il voit occupés à ranger leurs soldats dans la plaine.