C. Darveau (p. 207-215).

XXI

Le retour.


Don Pedro de Vilescas n’était pas sur un lit de roses au moment où Daniel de St. Denis prenait congé du vice-roi du Mexique. Les nouvelles les plus alarmantes avaient été apportées au Présidio del Norte.

À quelque distance du fort que commandait Don Pedro de Vilescas, vivaient des sauvages fort pacifiques et de mœurs pastorales que les Espagnols employaient à l’élevage des bestiaux, la source pour ces contrées d’un commerce très-lucratif. Don. Gusman de Santocha avait même investi dans ce genre d’affaires la presque totalité de sa fortune et possédait dans le village de Bernardo, habité par ces sauvages, une magnifique et très-riche hacienda.

L’alcale, que distinguait une sordide avarice, traitait les habitants de ces villages comme des bêtes de somme. Les exactions commises par lui et ses compatriotes devinrent enfin d’un caractère tel, qu’il y eût des semblants de révolte.

Le gouverneur de Caouil en informa le vice-roi et ne lui cacha pas qu’en tout ceci, Don Pedro avait fait preuve lui-même sinon de complicité, du moins de la plus coupable négligence. Or, Don Pedro n’ignorait pas ce rapport au vice-roi et l’on comprendra maintenant qu’il ne fut pas sans inquiétude. Car si la révolte n’était pas réprimée, il y allait de la perte de son commandement, c’est-à-dire la misère en perspective pour lui et sa fille, sa fille qu’il adorait.

Daniel connaissait bien ces tribus qu’il avait eu l’occasion de visiter plus d’une fois pendant son séjour à Presidio del Norte. La pénible existence de ces hommes qu’il avait trouvé misérables, mais bons, soumis et résignés à leur malheureux sort, avait toujours excité sa sincère commisération. Il eût même, dans plusieurs circonstances, grâce à un certain prestige qu’il avait auprès du commandant, le bonheur de pouvoir obtenir quelques soulagements à leur position. Ces enfants de la plaine lui en avaient conservé au fond de leur cœur une sincère reconnaissance et un profond attachement.

Mais après son départ, les mauvais traitements avaient repris une recrudescence telle, qu’une catastrophe était imminente et inévitable.

Don Pedro de Vilescas, sans être complice de ces exactions, était cependant coupable de laisser faire et tombait victime de sa trop grande confiance dans la justice et l’habileté de son fétiche, Don Gusman de Santocha.

Comme nous venons de le dire, le gouverneur de Caouil, tout en faisant ses propres remontrances au commandant, ne lui avait pas caché non plus le rapport qu’il avait expédié au vice-roi. Or, il s’agissait pour Don Pedro des conséquences les plus graves, de la perte de son avenir et de celui de sa fille qu’un mal étrange consumait, autre chagrin, nouvelle source d’inquiétudes.

Puis à ces inquiétudes se joignait l’impatience. Don Pedro rêvait toujours le mariage de sa fille avec l’alcade. S’il était cassé dans son commandement, la fortune de son gendre les mettait, lui et son enfant, à l’abri du besoin.

Mais chaque fois qu’il s’ouvrait de ses projets à Doña Maria, celle-ci lui répondait par ses larmes. Il résolut d’en finir cependant et quelques semaines avant l’époque où nous reprenons notre récit, la jeune fille avait reçu l’injonction de se préparer à épouser Don Gusman dans quinze jours.

Celui-ci aurait été au comble de ses vœux n’eût été ses inquiétudes sur le sort de son hacienda dont il était sans nouvelles depuis plusieurs jours.

Ce soir-là, à la tombée de la nuit, Doña Maria était seule sur la terrace. La tête couverte d’une écharpe de soie, sous laquelle s’échappaient d’une abondante chevelure et tombaient négligemment sur ses épaules, de longues tresses de cheveux noirs, la jeune fille portait sur ses traits charmants l’empreinte d’une profonde et secrète souffrance.

Quand elle s’assit, sous le feuillage d’un oranger, un signe visible d’inquiétude vint ajouter à la pâleur de son visage. Elle semblait craindre de toucher au moment où il allait falloir ne plus rêver du passé, pour accepter un avenir sur lequel elle n’osait porter ses regards.

Tout à coup elle fut troublée dans sa rêverie par la vieille Inès venant l’informer qu’un étranger demandait la faveur de l’entretenir quelques instants.

— Je ne reçois personne ! répondit la jeune fille.

— Chère enfant, je crois que vous avez tort, répliqua Inès. Cet étranger vient de loin et il assure qu’il peut vous donner des nouvelles de quelqu’un que vous avez bien connu.

Dona Maria tressaillit et un certain espoir, espérance vague, chimérique, traversa son cœur.

— Amène cet étranger ici, dit-elle.

Quelques instants après, l’étranger était devant elle. Un grand feutre auquel il porta la main, mais sans l’ôter, ombrageait sa figure, sur laquelle les fatigues avaient laissé de profondes traces.

L’étranger considérait avidement la fille de Don Pedro.

— Vous avez désiré me voir, mon ami ? dit celle-ci.

— Oui, señora, et je vous suis bien reconnaissant de m’avoir reçu.

Au son de cette voix, la jeune fille se leva tremblante et s’approchant de l’inconnu, elle reprit d’une voix altérée :

— Señor, est-ce une illusion ? Mais il me semble que je vous ai vu ici ? que vous étiez avec un jeune officier français…

— Que Dieu bénisse la señora de m’avoir reconnu.

— Mais alors, reprit-elle en saisissant avec force le bras de son interlocuteur, si vous êtes seul ici, c’est qu’il est mort, lui ?… Ô mon Dieu ! Santa Maria ! ayez pitié de moi !

Et succombant sous le poids de son émotion, la jeune fille se laissa glisser sur ses genoux.

— Ah ! je savais bien que mon maître se trompait ! Cette douleur en est la meilleure preuve, murmura l’étranger dans la personne duquel nos lecteurs ont sans doute reconnu Médard Jallot, le valet de Daniel de St. Denis.

S’approchant de la jeune fille :

— Señora, dit Jallot, les larmes sont si amères qu’il ne faut pas les prodiguer sur le sort des personnes qui se portent bien.

— Que dites-vous ? fit Dona Maria en se redressant.

— Je dis que mon maître est vivant, mais qu’il est bien triste et bien malheureux.

— Merci, mon Dieu ! reprit la jeune fille ; voilà la première joie que vous ayez fait descendre dans mon cœur depuis deux années. Et maintenant, parlez, parlez, Jallot, dites-moi tout.

— La señora connait-elle la manière dont mon maître a été traité à Mexico ? Sait-elle qu’il a été jeté en prison comme un malfaiteur ?

— Oui, je sais qu’il a été retenu trois mois captif, grâce à la recommandation particulière de Don Gusman, le misérable.

— Eh bien ! señora, mon maître a été retenu deux mois encore sous divers prétextes qui tendaient à le faire accepter le commandement d’une compagnie de cavalerie dans l’armée espagnole. Il y a six mois, nous nous mîmes en route, et Dieu sait ! les misères que nous avons endurées pendant un voyage de trois cents lieues.

Enfin hier soir, nous arrivions au village del Bernardo au moment même où les flammes dévoraient l’hacienda de Don Gusman.

— Comment ! s’écria la jeune fille, l’hacienda est détruite ? Mais alors Don Gusman est ruiné !

Et Doña Maria, dans son égoïsme d’amoureuse, se dit que ce désastre allait peut-être aider à son bonheur en éloignant un obstacle.

— Oui, señora, reprit Médard Jallot, l’alcade est ruiné ; il tombe victime de ses exactions envers les sauvages qui se sont eux-mêmes faits justice.

— Mais le village est donc en pleine révolte ?

— Il l’était quand nous sommes arrivés.

— Expliquez-vous !

— Señora, vous vous rappelez les excursions que vous fîtes plus d’une fois à ce village avec votre père et mon maître. Vous savez combien celui-ci se montrait bon et compatissant pour ces malheureux qui, dans leur langage imagé, l’avaient surnommé « Le lys de la Vallée. » Quand il arriva hier soir sur les lieux, les sauvages, après avoir incendié l’hacienda, tenaient conseil et avisaient au moyen de s’emparer du fort et de massacrer la garnison. Petit Oranger le jeune chef, si remarquable par sa bravoure et son intelligence, promettait de s’introduire dans le fort la nuit prochaine pour assassiner votre père, privant ainsi la garnison de son chef.

— Ah ! mon Dieu ! c’est horrible ! s’écria la jeune fille.

— Mon maître, reprit Médard Jallot, avait entendu l’affreuse proposition. Alors au risque de sa vie, il entre dans le cercle, il se fait reconnaître de ses anciens amis, qui l’accueillent avec la plus grande joie, et leur reproche leur conduite. Il leur rappelle ses bienfaits et s’offre de leur obtenir justice, s’ils veulent lui confier leurs intérêts.

Ce ne fut pas sans difficultés, mais enfin il réussit à les ramener dans le devoir.

— « Mon frère pâle a toujours été bon pour le sauvage, lui dirent les vieux de la nation ; nous lui accordons ce qu’il demande. Dans combien de temps nous donnera-t-il une réponse ?

— « Dès demain ! fit mon maître.

— « C’est bien, reprirent les chefs sauvages ; les Espagnols auront vécu jusque-là s’ils ne nous rendent pas justice. »

— Mon maître est entré tout à l’heure dans le fort et s’est logé dans une hôtellerie. Demain il rencontrera Don Pedro et l’alcade à l’hôtel-du-gouvernement.

— Mais pourquoi pas ici ? fit Doña Maria surprise.

Médard Jallot hésita à répondre, mais considérant sans doute qu’il valait mieux dire toute la vérité :

— Parce qu’il ne veut pas revoir la señora avant son départ pour la Louisiane.

— Et ce départ aura lieu ?

— Immédiatement après l’entrevue.

— Mon Dieu ! s’écria la jeune fille en joignant les mains, comment faire ?

L’aventurier sourit sous son large sombrero et indiquant du doigt l’endroit de la terrace où Doña Maria avait aperçu Daniel pour la dernière fois :

— On prétend, dit-il, que la force du souvenir ramène toujours aux endroits où l’on a aimé et où l’on a souffert !…

La jeune fille baissa la tête et réfléchit. Quand elle la releva, Médard Jallot avait disparu ; mais Don Pedro était devant elle, Don Pedro attiré par les nouvelles dont il venait faire part à sa fille.