C. Darveau (p. 199-206).

XX

L’hospitalité espagnole.


On se rappelle que le commandant de Presidio del Norte n’ayant pas voulu prendre sur lui d’entrer en négociation avec l’envoyé du gouverneur français de la Louisiane, sans en obtenir le consentement du gouverneur de Caouil, avait exigé que Daniel de St-Denis s’y rendit, et pour cette fin lui avait fourni une escorte.

Don Pedro avait un autre motif en agissant ainsi : celui d’éloigner le jeune homme de sa fille Maria pour laisser le champ plus libre à Don Gusman de Sântocha.

Caouil se trouvait à soixante lieues de Presidio del Norte, sur la grande route de Mexico, que Daniel parcourut en peu de jours, grâce aux chevaux qui lui avaient été fournis pour lui et les hommes de son escorte.

Aucun incident remarquable ne vint briser la monotonie du voyage.

En arrivant à Caouil, le chef de l’escorte se rendit immédiatement auprès du gouverneur de la place auquel il remit une lettre de Don Pedro et de l’alcade. Dans cette communication, Daniel était représenté comme un aventurier français dans lequel il était imprudent de reposer une confiance trop entière.

Or, à cette époque, les Espagnols du Mexique étaient d’une défiance extrême à l’égard des étrangers qui cherchaient à pénétrer dans l’intérieur de leur pays, parce qu’ils les soupçonnaient de ne vouloir s’introduire ainsi chez eux que dans le but d’examiner les mines.

Quand Daniel se présenta au gouverneur, celui-ci était déjà fixé, et après avoir examiné le passe-port du jeune homme, il lui annonça qu’il l’envoyait au vice-roi du Mexique.

Mexico était à trois cents lieues de Presidio del Norte. C’était donc un voyage qui devait durer longtemps et qui pouvait présenter les plus grands dangers.

Daniel jugea alors à propos de prendre ses précautions. Il renvoya aux Natchitoches quatre des cinq français qui l’avaient suivi, et parmi lesquels se trouvait Pénicaut, lequel a laissé un récit de son expédition, et ne retint auprès de lui que son domestique Médard Jallot.

De Saint-Denis ne put partir cependant que l’année suivante et fit le voyage sous la conduite d’un officier escorté de vingt-cinq cavaliers.

Apparemment que le jeune homme avait été fortement recommandé au vice-roi ; car celui-ci, sans examiner son passe-port, sans avoir même voulu l’entendre, le fit jeter en prison à son arrivée.

La maladie de Daniel, maladie du cœur, ne fit qu’augmenter entre ces quatre murs. — Car qu’est-ce que l’amour, sinon une maladie, une expansion soudaine du cœur au détriment de la tête ! —

Depuis plus d’un an, il avait combattu l’affection dont il souffrait, lui opposant toutes les rigidités de sa volonté, toutes les objurgations austères de la raison.

Il n’avait pu le vaincre et le subissait chaque jour, à chaque heure, à chaque moment, sous un aspect nouveau, dans ces insaisissables et fugaces retours du passé qui viennent on ne sait comment, on ne sait pourquoi, à l’occasion d’un paysage entrevu à travers les barreaux de la prison, d’une brise qui vous caresse ou d’un éclair qui vous éblouit.

Et il rêvait appuyé sur le bord de la seule fenêtre qui éclairait sa prison.

Ses rêves !… Il n’en avait plus qu’un. C’était l’image de celle qui l’avait repoussé, image sans cesse présente à son esprit. Elle s’interposait entre son regard et le monde extérieur, lumineuse comme une splendeur d’aurore au printemps, mélancolique comme les rares crépuscules de l’hiver.

Daniel lui prêtait tout à la fois ses chimères de jeunesse pure et courageuse, ses voluptés de souffrance isolée et savourée à longs traits. Il parlait au souvenir, à l’image entrevue et envolée, le mystique langage des amours qui n’espèrent que l’impossible. Nulle apparence ne s’offrait à lui qu’il retrouvât ce qui avait été la réalité d’un instant, que sa vie se croisât encore avec la voie suivie par le lien aimé de ses rêves. Et sûr de ne plus la revoir, il n’avait pas la volonté et la force de la chasser de son cœur.

Un jour que toutes ces pensées hantaient son cerveau, Daniel fut très surpris de voir entrer son geôlier avec force révérences, force obséquiosités auxquelles on ne l’avait pas accoutumé. Sa surprise se transforma en stupéfaction quand il le vit étaler sur son grabat un magnifique costume de cour de la plus grande richesse.

— Qu’est-ce que cette mauvaise plaisanterie ? dit-il avec humeur.

— Ce n’est pas une plaisanterie, excellence, répondit le geôlier, ces habits vous sont envoyés par monseigneur le vice-roi. Il vous prie de les accepter comme une marque de sa profonde déférence et de son amitié.

— Drôle de déférence que de me faire pourrir ici depuis trois mois.

— Aussitôt que son excellence sera habillée, reprit le geôlier sans avoir semblé entendre les paroles de Daniel, elle voudra bien m’appeler. Un officier attend pour la conduire auprès du vice-roi.

— Peste ! se dit le jeune homme, il paraîtrait que la fortune a tourné. Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Ce que cela voulait dire, nous allons le faire connaître en deux mots.

Quoique les communications entre les colonies françaises et les possessions espagnoles ne fussent pas très-faciles, cependant la nouvelle de la captivité de Daniel de St. Denis parvint bientôt à M. de Bienville. Outre l’affection personnelle qu’il portait au jeune homme, le gouverneur de la Louisiane avait un autre motif plus puissant de le couvrir de sa haute protection : la parenté de Daniel avec la femme de son frère d’Iberville,

Il chargea les commandants des postes les plus rapprochés des possessions espagnoles de réclamer en son nom la mise en liberté du jeune homme, menaçant d’user de représailles si on la lui refusait.

En apprenant que son prisonnier appartenait à la famille si redoutée des LeMoyne, le vice-roi du Mexique eût peur de s’attirer une mauvaise affaire qui l’aurait fort embarrassé dans le moment.

Et voilà pourquoi aussitôt qu’un courrier lui eût fait connaître l’injonction de M. de Bienville, les procédés changèrent à l’égard de Daniel.

Le même soir, le vice-roi donna un grand banquet en son honneur auquel furent invités tous les officier de la garnison.

À quoi auraient servi à Daniel les reproches et les récriminations au sujet de son emprisonnement ? À rien autre chose qu’à augmenter la fausseté de sa position. Il accepta donc comme véritables les explications plus ou moins boiteuses du vice-roi.

Celui-ci fut plein d’égards et d’attentions pour son prisonnier devenu son hôte, et bientôt, le bon vin aidant, la plus franche gaieté régna parmi les convives.

— Señor de St-Denis, dit tout à coup le vice-roi, je me suis laissé dire que dans votre pays les officiers de votre mérite, s’ils n’appartiennent pas à de grandes familles, sont exposés à rester dans les grades inférieurs ?

— Il est malheureusement vrai, monseigneur, répondit Daniel, que ce triste état de choses existe ; mais je crois que sous ce rapport l’Espagne ne le cède pas beaucoup à la France.

— À cette différence près, señor, reprit le vice-roi, que le même préjugé ne règne pas dans nos colonies.

— Cet avantage a même engagé bon nombre de vos compatriotes à prendre du service parmi nous, señor, dit un vieil officier qui se trouvait placé en face de Daniel.

— D’où vous concluez ? fit celui-ci.

— D’où je conclus que nous serions tous heureux si monseigneur vous engageait à rester parmi nous.

— Je n’ai pas manqué de faire mes offres de service au señor de St. Denis, répondit le vice-roi ; mais il a refusé.

— Oui, monseigneur, oui, señores, reprit Daniel en promenant un regard autour de lui, j’ai refusé parce que j’ai juré fidélité à mon roi et que je tiendrai ce serment. Je n’ai pas mission de juger l’action de mes compatriotes qui servent parmi vous, mais je comprends autrement le devoir. Jamais — dussé-je rester pauvre et ignoré toute ma vie — je ne m’exposerai à déchirer de mes propres mains le sein de ma patrie.

— Mais, señor, fit en souriant le vice-roi, vous êtes déjà à demi espagnol[1] puisque, à votre retour au Presidio del Norte, on assure que vous devez épouser certaine belle andalouse de ma connaissance, fille d’un certain personnage officiel que je connais également. Si vous acceptez l’offre d’une compagnie de cavalerie au service du roi d’Espagne, tous les obstacles s’aplaniront, et ce personnage sera trop heureux de vous donner sa fille en mariage.

Le jeune homme, à ces paroles qu’il prit pour une atroce ironie, se leva et regarda bien en face le vice-roi, décidé à se venger sur le champ de cette injure, dût-il s’ensuivre les plus graves conséquences ; mais il vit sur le visage de son amphitryon tant de calme bonhomie, que sa colère tomba. Alors il se rassit, baissa les yeux et resta sombre et silencieux pendant quelques instants.

Les convives, croyant qu’un dernier combat se livrait dans l’âme du jeune homme avant d’accepter ces offres brillantes, respectèrent son silence. Enfin Daniel s’adressant au vice-roi :

— Monseigneur, dit-il, je vous remercie de vos bontés, mais je les refuse de nouveau : jamais je ne servirai un autre maître que celui à qui j’ai juré fidélité.

— N’en parlons donc plus ! répliqua le vice-roi avec un soupir de regret, et il se leva de table.

Daniel demanda dès le lendemain ses passe-ports et une escorte pour le conduire jusqu’au Presidio del Norte ; mais sous divers prétextes, le vice-roi le retint encore deux mois dans l’espoir de le gagner à sa cause. Il put partir enfin, chargé de présents, sans avoir obtenu cependant ce qui avait été le but de son voyage, la liberté commerciale entre la Louisiane et le Mexique.

  1. Ces paroles sont historiques.