C. Darveau (p. 215-221).

XXII

La force du souvenir.


Il était près de minuit. Une brise fraîche tempérait les chaudes exhalaisons de la terre. La lune resplendissante éclairait la campagne au moment où Daniel, chassé par une douloureuse insomnie, sortait de l’hôtellerie. Il se mit en marche à pas lents et instinctivement se dirigea vers les lieux où, comme le disait tout à l’heure Médard à la jeune fille, il avait souffert. Un désir irraisonné et en quelque sorte tyrannique, l’y portait. Lui, l’homme à la volonté de fer, se courbait sous l’injonction de la folie.

La rêverie le grisait. Tantôt immobile, les yeux perdus dans le vague, il se complaisait à regarder s’épaissir la trame des ombres qui le caressaient. Tout s’effaçait maintenant autour de lui, et c’est à peine si un ruban de clair-obscur s’enroulait encore aux troncs noueux des arbres. Les ténèbres glissaient sur ses prunelles comme les décors de gaze des féeries. Il en sentait le plissement sur ses paupières et prenait une jouissance étrange à cette émersion de son être dans l’obscurité.

N’en serait-il point ainsi de son existence entière, de sa personnalité ? Sans but désormais, les années allaient venir, elles passeraient sur lui avec leur lente puissance d’oblitération éteignant ses sens, soufflant progressivement sur son intelligence, retardant par degrés ses aspirations pour le mieux fondre dans l’immense pèle-mêle humain.

Hélas ! savait-il seulement pourquoi il l’avait aimée, cette espagnole qui le repoussait ? Pourquoi l’aimait-il encore ? Le simple bon sens n’aurait-il pas dû lui suffire en lui montrant l’impossible, à éteindre cette passion alimentée de désespoir ? Il avait passé des jours, des semaines, des mois à se tenir des discours pratiques, à se faire à la vision de ce grand deuil qu’il subissait ; néanmoins, il avait fléchi sous le coup, il était demeuré écrasé et impuissant. Il ne s’expliquait pas sa douleur. Peut-être naissait-elle de ce qu’on lui avait préféré un être vil et ridicule ? Oui, sans doute, c’était là la vraie cause du mal. Il aurait moins souffert s’il avait appris que Doña Maria allait épouser un rival digne de lui.

Et le jeune homme avançait vers la terrace, en se remémorant les moindres détails de ses entrevues, de ses éphémères satisfactions aux heures où il lui avait paru que Doña Maria le considérait avec plus de bienveillance.

Il se rappelait ses attitudes, ses poses de tête, les jeux de sa physionomie, jusqu’aux particularités de sa toilette, la couleur, de ses rubans. Ses oreilles étaient remplies de ses causeries familières, des gammes de son rire, de la mélodie de sa voix, comme ses yeux avaient gardé l’impression de ce regard mobile, de ce sourire capricieux, de ces petites mains cueillant des fleurs ou courant sur les cordes de la mandoline.

Il n’était pas jusqu’à ses séjours préférés qu’il n’eût classés. Que de fois sur cette même terrace, il avait vu la charmante fille s’ébattre sur la pelouse, entre les parterres ? Et alors que n’eût-il pas donné pour pouvoir ramasser sous ses pas quelque carolle tombée de ses mains ou caressée de son souffle !

Là s’arrêtaient les souvenirs de jeunesse et d’espoir. Elle avait été noire, cette nuit de désespoir où Daniel s’était précipité dans le vide du haut de cette muraille, près de ce canon, si noire, qu’il l’avait prise pour la nuit du tombeau. Les larmes qu’il avait versées depuis avaient laissé ses yeux secs et mornes au point de trouver la vie sans lumière et l’avenir sans printemps. Puisqu’il était enseveli, il ne voulait pas secouer les plis du suaire. Il était mieux au fond de ce passé que dans les indifférences de l’avenir.

Tout à coup Daniel s’arrêta en tressaillant comme le voyageur égaré qui croit voir un fantôme se dresser devant lui. Une forme svelte et blanche, semblable à une de ces fées des vieilles légendes du Nord qui, pour les Scandinaves, flottaient au-dessus des brouillards, venait d’apparaître à ses regard.

Un instant cette gracieuse apparition parut se fondre dans la nuit ; mais ce n’était que l’erreur de ses yeux qui, malgré lui, se couvrirent d’un voile : la blanche apparition était toujours à la même place. Quand ses forces revenues il put avancer, la vision ne s’évanouit pas.

Alors le cœur du jeune homme se serra et une idée terrible traversa son esprit. Il pensa qu’il n’avait plus devant lui que l’ombre de Doña Maria descendue sur la terre pour lui demander pardon de l’avoir fait souffrir, et il eût mieux aimé, la voir là, vivante, mais impitoyable et dédaigneuse, que lui apparaître comme une ombre gracieuse et bienveillante.

Une voix, dont le timbre délicieux vibra à son oreille comme une note des concerts séraphiques, vint dissiper ces douloureux songes.

— C’est vous, Daniel ? je vous attendais ! dit cette voix.

— Doña Maria ! s’écria le jeune homme. N’est-ce pas plutôt votre ombre trompeuse ?

— C’est bien moi, répondit l’apparition.

— Ô mon Dieu ! murmura le jeune homme, l’épreuve sera terrible.

Il fit un pas et s’arrêta de nouveau :

— Par quel miracle du ciel vous ai-je retrouvée ici ? s’écria-t-il de nouveau.

— Questionnez Inès, répondit Doña Maria, et elle vous dira que depuis votre départ, j’y viens tous les soirs.

Cette fois Daniel se prit à trembler d’espoir et d’amour.

Quant à la jeune fille, elle avait tant pleuré, tant souffert depuis deux ans, que l’amour fut plus fort que la pudeur virginale.

— Approchez, Daniel, dit-elle ; tenez, voici ma main.

Le jeune homme se précipita sur cette petite main qu’il pressa dans les siennes.

Doña Maria arrêta sur lui un regard de tendresse inquiète :

— Laissez-moi voir, reprit-elle, si vous avez bien changé, Daniel… Oh ! oui, la douleur a creusé son sillon sur votre front, mais elle l’a ennobli. Vous êtes aussi brave que beau, Daniel ; car je sais les dangers que vous avez courus…

— Comment ! vous savez ?

— Médard Jallot est venu ce soir et… il m’a tout dit, même jusqu’à votre présence probable ici. Alors je suis venue à vous puisque vous ne vouliez pas revenir à moi. Comprenez-vous maintenant ?

— Médard Jallot est un indiscret.

— Lui en ferez-vous un crime ?

— Non, puisque je te retrouve, ô mon adorée !… Mais voulez-vous répondre à une question !… Non, elle est si osée.

— Osez toujours, mon Daniel.

— Mais par quel miracle ce changement ?

— J’ai trop souffert d’un malentendu, dit-elle, pour qu’il y en ait encore entre nous. C’est donc les mains dans vos mains, mes yeux sur vos yeux que je vous répéterai ce que je disais ici au moment où vous me fuyiez : « Ô mon Dieu ! protégez-le contre les dangers ! veillez sur lui avec soin et ramenez-le, car, hélas ! je le sens bien maintenant, il emporte mon cœur avec lui !… »

— Chère âme ! dit Daniel.

Puis après quelques minutes de silence :

— Mais Don Gusman ? Et le consentement de Don Pedro ?

— Don Pedro consent de grand cœur. Quant à Don Gusman de Santocha, il est à tous les diables ! fit derrière les deux jeunes gens la grosse voix du commandant.

La jeune fille poussa un petit cri de colombe effarouchée et se serra contre Daniel.

Comme le dit Ferland dans son plus beau style, et ce qui finit comme dans un conte bleu : « Les noces furent célébrées avec toute la munificence espagnole. »

Ce ne fut que trois ans après que Daniel de St. Denis rentra à la Louisiane où, après avoir rendu compte de sa mission à LaMotte-Cadillac, il s’embarqua avec sa jeune femme pour Québec. C’est avec joie qu’il y retrouva son ami, Nicolas de Neuville, coulant le vrai bonheur, dans l’intervalle de ses campagnes, auprès d’Irène de Linctôt, sa digne épouse.