La Monnaie et le mécanisme de l’échange/8
CHAPITRE VIII
Les principes de la circulation.
Avant de poursuivre l’étude des systèmes monétaires qui ont été adoptés effectivement par les nations anciennes ou modernes, il est bon de nous arrêter quelques instants sur les différentes significations que peut recevoir le mot de monnaie et sur les principes naturels qui gouvernent l’emploi et la circulation des pièces de monnaie. Nous devons, en premier lieu, distinguer trois choses qui, dans le jeu d’un système monétaire, sont souvent séparées, savoir : les pièces réellement employées, les nombres qui servent à les désigner, et le rapport de ces nombres avec l’unité de valeur adoptée. De plus nous devrons distinguer les monnaies selon que leur valeur dépend du métal qu’elles contiennent, du métal contre lequel on peut les échanger, ou des autres monnaies dont elles sont l’équivalent légal.
Il est indispensable, en premier lieu, d’établir clairement ce que nous entendons par unité fixe de valeur. Cette unité doit consister en une quantité fixe de quelque matière, déterminée relativement aux unités de poids et d’étendue. Certaines personnes ne verront peut-être dans la valeur qu’un pur phénomène mental ; la livre monétaire devrait alors être définie, comme le faisait lord Castlereagh, un sentiment de valeur. Mais nous pourrions alors, au même titre, définir le yard une sensation de longueur, et le grain une sensation de pesanteur. De même que dans les sciences physiques toute quantité est déterminée par son rapport avec quelque objet réel pris comme unité fixe, de même, si nous voulons arriver à mesurer et à exprimer la valeur d’une manière quelconque, nous devons avoir recours à des quantités fixes d’une ou de plusieurs denrées déterminées et invariables.
Cette expression, unité fixe de valeur, causera sans doute un malentendu presque inévitable, parce qu’on croira qu’elle implique l’existence d’une chose dont la valeur est immuable. Cependant, ainsi que nous l’avons vu (p. 9), la valeur n’exprime que la proportion essentiellement variable suivant laquelle deux marchandises s’échangent l’une contre l’autre ; de sorte qu’il n’y a nulle raison de supposer qu’aucune substance puisse conserver deux jours la même valeur. Tout ce que nous voulons dire en parlant d’unité fixe de valeur, c’est que l’on choisit quelque substance uniforme et invariable, à l’aide de laquelle toutes les proportions suivant lesquelles s’opèrent les échanges pourront être exprimées et calculées, et cela sans aucune considération des sensations ou des phénomènes psychologiques produits chez l’homme par les diverses denrées. Pour des raisons que nous avons déjà signalées, ce sont quelques métaux, l’or, l’argent, le cuivre, que l’on a généralement considérés comme les matières les plus propres à fournir l’unité en question.
Peu importe le poids ou la grandeur absolue de l’unité de monnaie, pourvu que tout le monde adopte la même unité, qu’elle soit déterminée d’une manière permanente et exacte, et que dans la suite on ne s’en écarte pas. Avant que le yard anglais fût fixe, peu importait qu’on le choisit plus court de quelques pouces. Il importerait même peu que le pouce, le pied, le stade ou le mille fût l’unité de longueur, pourvu que l’une de ces mesures fût fixée d’une manière bien précise, et que les autres fussent liées à la première par des rapports connus. Ainsi il est indifférent, au fond, que nous choisissions comme unité de valeur la livre d’or au titre, ou l’once, ou le nombre de grains que contient le souverain. Seulement il est nécessaire que tout contrat où des sommes de monnaie seront stipulées nous permette de nous assurer avec exactitude de la quantité d’or au titre qu’une personne doit à une autre.
M. Chevalier et quelques autres économistes du continent plaident chaudement en faveur d’une unité fixe et universelle de valeur, qui coïnciderait avec les poids du système métrique. Ils voudraient que l’unité de valeur fut fixée exactement à dix grammes d’or, et semblent croire qu’il y a quelque pouvoir magique dans cette correspondance des monnaies et des poids. Ces rapports simples présenteraient peut-être de légers avantages aux commerçants en métaux qui calculent la valeur métallique des monnaies avant de les fondre ou de les exporter, ou pour les employés de la monnaie qui sont chargés de fixer et de constater le poids des pièces ; pour toute autre personne c’est une question complètement indifférente. Ceux qui emploient le numéraire dans leurs affaires ne s’informent jamais de la quantité de métal qu’il contient. Il n’y a probablement pas en Angleterre une personne sur dix mille qui sache ou ait besoin de savoir qu’un souverain doit contenir 123 grains 27447 cent millièmes d’or au titre. En outre, si nous convenons de choisir pour unité une quantité d’un certain métal qui puisse s’exprimer avec exactitude en mesures du système métrique, les poids des monnaies formées d’autres métaux seront des nombres fractionnaires compliqués, qui ne pourront être déterminés que relativement aux valeurs accidentelles des métaux sur le marché.
Tout ce que nous pouvons dire, c’est donc que l’unité fixe de valeur est un poids entièrement arbitraire du métal choisi comme régulateur. Le montant de ce poids, qui est, en thèse générale, une question sans importance, doit être fixé de la manière qui semble la plus convenable eu égard aux habitudes des nations ou à d’autres circonstances accidentelles.
Il est bon de distinguer nettement trois choses qui, bien qu’elles aient les unes avec les autres des rapports déterminés, ne sont pas nécessairement identiques. L’unité de valeur, c’est-à-dire le poids normal du métal choisi, ne prend pas nécessairement la forme d’une pièce de monnaie. Elle peut être, pour cela, une quantité trop petite ou trop grande. Tout ce qui est nécessaire, c’est que les monnaies qui ont cours soient des multiples ou des sous-multiples de l’unité, ou puissent s’exprimer aisément en termes de l’unité. Il n’est même pas indispensable que les nombres par lesquels nous exprimons la valeur soient des nombres de pièces ou des nombres d’unités de valeur. La monnaie de compte, ainsi qu’on l’appelle, peut différer à la fois de la monnaie courante et de la monnaie type. Le système Anglo-Saxon nous en fournit un fort bon exemple. L’unité de valeur était la livre saxonne d’argent au titre, quantité beaucoup trop considérable pour prendre la forme d’une pièce de monnaie. Les seules monnaies qui aient été émises en quantités un peu considérables par les rois Anglo-Saxons, étaient des pence d’argent et quelques demi-pence. Cependant la monnaie de compte usuelle était le shelling qui, après avoir varié de quatre à cinq pence, fut fixé par Guillaume Ier à douze pence, valeur qu’il a toujours conservée depuis. Jamais, avant le règne de Henri VII, on ne frappa une monnaie qui portât le nom de shelling. Quoique le shelling ait survécu, d’autres monnaies de compte ont été oubliées, par exemple le mancus, qui valait trente pence, ou six shellings de cinq pence chacun. Le mark, l’ora, la thrimsa étaient d’autres monnaies de compte usitées parmi les Anglo-Saxons.
Dans le système anglais actuel, il se trouve que les trois espèces de monnaie coïncident, ce qui présente assurément des avantages. Le souverain est en même temps la principale pièce de monnaie, l’unité de valeur, et la monnaie de compte dans toutes les affaires importantes, quoique, pour exprimer les petites sommes, on préfère encore le shelling. En France, la monnaie de compte et l’unité de valeur est actuellement le franc en or ; mais comme il ne pèse que 0 gr., 3226, il n’est monnayé qu’en pièces de cinq, de dix et de vingt francs, avec des pièces d’argent auxiliaires. En Russie, avant le règne de Pierre-le-Grand, le rouble était une monnaie de compte fictive, équivalant à cent copecks de cuivre.
Quand Montesquieu affirmait que les nègres de la côte occidentale d’Afrique avaient un signe de valeur purement idéal appelé macute, il se méprenait sur la nature de la monnaie de compte. La macute servait aux nègres à désigner un nombre déterminé, quoique probablement variable, de cauris, nombre qui a une certaine époque fut de 2000. La macute a aussi été monnayée en pièces d’argent de huit, six et quatre macutes, frappées par les Portugais pour l’usage de leurs colonies, la macute ayant environ la valeur de 3 pence 3/4.
Quand la monnaie d’un pays subit un changement, il y a beaucoup de chances pour que les espèces monnayées, les monnaies de compte et l’unité de valeur cessent de s’accorder. Quelquefois on applique une nouvelle monnaie de compte aux espèces anciennes. C’est ce qui se fait aujourd’hui en Norvège. Le gouvernement de Stockholm essaie d’introduire dans ce pays le système monétaire décimal usité en Suède, et l’on dit que quelques marchands font déjà leurs comptes en kroner et en ore, quoique la monnaie en circulation se compose uniquement d’anciens skillings et de dalers en papier. D’un autre côté les monnaies sont quelquefois changées, et cependant on conserve l’ancienne manière de compter, surtout pour les transactions avec les étrangers. Ainsi les comptes commerciaux entre les États-Unis et l’Angleterre se faisaient, jusqu’à l’année dernière, en dollars ; et le dollar, conformément à une loi de 1789, était évalué à 4 shellings 6 pence. Ce taux semble avoir été le taux traditionnel du dollar mexicain dans les échanges, et on le conservait encore quand le dollar américain était frappé de manière à n’avoir plus que la valeur de 49 pence anglais et quelques millièmes.
Il y a deux raisons qui ont souvent amené une différence entre les monnaies réelles et la monnaie de compte. Les pièces peuvent, par suite de l’usure naturelle, ou parce qu’on les rogne frauduleusement, tomber au-dessous du poids fixé, et cependant, un agio, ou une remise étant faite en raison de la dépréciation moyenne, l’ancienne unité de valeur peut se conserver comme monnaie de compte, ce qui était le cas pour Amsterdam, Hambourg et d’autres villes. Lorsqu’on frappe dans un pays une monnaie dépréciée, la monnaie de compte peut, soit changer avec elle, soit être maintenue ; c’est même un problème extrêmement obscur, pour ne pas dire insoluble, de décider si, a certaines époques de l’histoire d’Angleterre, les prix étaient exprimés en monnaies nouvelles d’une valeur inférieure, ou en bonnes et anciennes monnaies. Le professeur J. E. T. Rogers, dans son admirable « Histoire de l’agriculture et des prix en Angleterre », a montré qu’au quatorzième siècle, bien que les monnaies fussent en apparence comptées, elles étaient souvent reçues au poids. Dans les anciens comptes de collèges qu’il a examinés, il trouve en même temps, à l’article des dépenses, des frais marqués pour l’achat de balances destinées aux pesées et pour le défaut de poids des monnaies.
Dans beaucoup de pays, même aujourd’hui, le numéraire en circulation ne consiste pas en une série simple et bien liée de monnaies, mais dans un mélange de pièces de dimensions et de valeurs diverses, importées de l’étranger. En pareil cas, la monnaie de compte doit nécessairement être en désaccord avec la masse des espèces courantes, dont la valeur est fixée d’ordinaire par un tarif exprimé en termes de la monnaie de compte. Dans les états allemands, il y a quelques années, l’or anglais et français circulait librement de cette manière. Au Canada, une confusion singulière règne dans les systèmes monétaires. Comme il n’y a pas de monnaie nationale, le numéraire consiste en espèces étrangères fort diverses, qui sont surtout des variétés du dollar. L’unité monétaire est un dollar, qui est reçu pour cinquante pence anglais ; mais il est représenté par des billets, et non par une pièce quelconque, En même temps il y a deux monnaies de compte différentes : d’abord la Livre d’Halifax, partagée en vingt shellings, de vingt pence chacun, et dont la valeur est déterminée par le fait que soixante de ces pence égalent un dollar ; puis, le sterling d’Halifax, qui maintient, pour le calcul des prix dans le commerce avec l’étranger, l’ancien taux du dollar à 4 shellings 6 pence.Nous devons distinguer entre les monnaies suivant qu’elles sont à valeur pleine ou qu’elles possèdent seulement une valeur de convention. Une pièce à valeur pleine est celle dont la valeur dans les échanges dépend uniquement de la valeur réelle du métal qu’elle contient. L’empreinte ne sert alors qu’à indiquer et garantir la quantité de métal pur. Nous pouvons traiter ces pièces comme des lingots, et les fondre ou les exporter dans des contrées où elles n’ont pas de cours légal : la valeur du métal, étant indépendante de la législation, sera reconnue partout.
Au contraire les monnaies à valeur conventionnelle ou jetons (tokens) sont celles qui, indépendamment de leur valeur intrinsèque, peuvent, par la force de la loi ou de l’habitude, s’échanger, selon un certain rapport déterminé, contre des pièces à valeur pleine. Le métal que ces monnaies contiennent a naturellement une certaine valeur ; mais cette valeur peut descendre d’une manière presque indéfinie au-dessous de la valeur nominale. Dans les monnaies d’argent anglaises, la différence avec le prix réel de l’argent sur le marché est de 9 à 12 pour cent ; pour les pièces de bronze, elle est de 75 pour cent. Le métal contenu dans les pièces de bronze françaises ne vaut de même qu’un quart environ de leur valeur monétaire. Dans bien des cas la différence a été beaucoup plus forte, par exemple pour les vieilles pièces d’un kreutzer qui circulaient dernièrement en Allemagne. Les demi-pence de Wood, qui jadis excitèrent tant de mécontentement en Irlande, et les petites monnaies émises auparavant en Irlande par Charles II, nous fournissent les exemples d’une monnaie conventionnelle réduite au plus bas aloi possible.
On s’est habitué à désigner la valeur du métal que contient une pièce de monnaie par l’expression de valeur intrinsèque ; mais ce mot d’intrinsèque risque de donner de fausses notions sur la nature de la valeur qui n’est jamais une propriété intrinsèque ou essentielle ; mais qui est simplement une circonstance, un rapport extérieur (voyez chap. II). Pour éviter toute équivoque, j’emploierai l’expression de valeur métallique, et je distinguerai cette valeur de la valeur nominale, usuelle, ou légale, suivant laquelle une pièce est échangée réellement, ou doit légalement s’échanger contre d’autres pièces.
La valeur métallique d’une pièce peut descendre au-dessous de sa valeur nominale de deux manières, soit qu’on diminue le poids, soit qu’on change le titre du métal. La monnaie d’argent anglaise conserve encore l’ancien titre de 11 onces 2 drachmes d’argent par livre troy[1], titre qui date d’un temps immémorial. Par la loi de 1816, les monnaies d’argent, qui étaient auparavant, du moins en théorie, des monnaies à valeur pleine, perdirent 6 pour cent de leur poids, et devinrent ainsi ce qu’elles sont encore, c’est-à-dire des monnaies à valeur conventionnelle ou jetons. En France, et dans les autres pays appartenant à l’union monétaire dite latine, les petites pièces d’argent de deux francs, d’un franc, de cinquante centimes, ont été converties en jetons par la réduction du titre de l’argent, qui est descendu de 900 à 835 millièmes. Il semble que peu importe la méthode adoptée : cependant la méthode anglaise, tant qu’elle ne donne pas aux pièces une exiguïté incommode, est peut-être un peu meilleure, parce que quelques personnes peuvent s’assurer du poids d’une monnaie, tandis que les essayeurs de profession peuvent seuls vérifier le titre du métal.
Est-il besoin de dire que les pièces qui circulent dans un pays avec une valeur conventionnelle peuvent, dans d’autres pays, être reçues avec leur valeur métallique ?
On doit en outre distinguer la monnaie suivant qu’elle est ou n’est pas ce que l’on appelle en anglais legal tender, c’est-à-dire qu’elle a ou n’a pas ce que les Français appellent cours forcé. Par le cours forcé d’une monnaie on veut dire qu’un créancier est tenu de la recevoir en paiement d’une dette dont le montant a été énoncé en monnaies du pays. Un des principaux objets de la législation est de prévenir toute incertitude dans l’interprétation des contrats ; en conséquence la loi sur les monnaies détermine avec précision ce qui constituera une offre légale de paiement de la part du débiteur, dans une dette d’argent. Si un débiteur offre à son créancier le montant de sa dette en monnaie ayant cours forcé, et qu’il essuie un refus, le créancier pourra bien sans doute réclamer son dû plus tard, et même poursuivre son débiteur ; mais c’est lui qui devra supporter les frais de la poursuite.
Mais il semble qu’aucune nécessité légale n’oblige à conclure les échanges ou les contrats en monnaie du pays. Suivant la loi commune, les contrats relatifs à l’échange direct de deux valeurs quelconques, ou stipulant des achats et des ventes en monnaie quelconque, seront valables, pourvu qu’il n’y ait aucune obscurité dans les termes du contrat. En conséquence, l’article six de l’Acte de monnayage (33 Victoria, c. 10), tout en spécifiant que tout contrat, vente, paiement, billet, note, transaction ou affaire où il est question d’argent, sera fait ou exécuté conformément aux monnaies courantes et ayant cours forcé en vertu de cet Acte, ajoute cependant, « à moins qu’il ne soit fait, contracté, conclu, exécuté ou réglé conformément à la monnaie de quelque possession anglaise ou de quelque état étranger. »
Par conséquent, si j’entends bien la question, toute personne est libre d’acheter, de vendre ou de faire des échanges à l’aide de la monnaie quelconque ou de la marchandise qu’elle préfère ; et le fait que certaines monnaies, dans certaines limites, ont cours forcé, signifie simplement que l’État fournit un moyen d’échange déterminé et en définit avec précision la nature. L’Acte exige que la monnaie anglaise soit celle qui est émise par les établissements de l’État conformément aux termes de l’Acte. Par conséquent un créancier reste toujours libre de recevoir, s’il lui plait ainsi, ses paiements en monnaies qui n’ont pas cours forcé ; et je présume que rien ne pourrait l’empêcher de conclure un contrat en ces termes. Si un homme s’engageait par contrat à vendre des marchandises jusqu’à concurrence de 100 livres sterling, et à recevoir le paiement de cette somme en pence et en demi-pence de bronze, le contrat serait valable sans nul doute, bien que la monnaie de bronze n’ait cours forcé que pour les paiements qui n’excèdent pas douze pence.
La signification exacte de l’expression cours forcé peut, bien entendu, varier d’un pays à l’autre, et les remarques précédentes s’appliquent seulement aux pays soumis à la loi anglaise.
Il est une foule de phénomènes sociaux que l’on ne pourra jamais comprendre si l’on n’a sans cesse présente à l’esprit la force de l’habitude et des conventions sociales. Nulle part cette vérité n’éclate mieux que dans le sujet qui nous occupe. Bien souvent, dans le cours des siècles, des souverains puissants ont entrepris de mettre en circulation des monnaies nouvelles et d’en retirer d’anciennes ; mais les instincts de l’intérêt personnel ou les effets de l’habitude ont eu plus de pouvoir sur les populations que les lois et les pénalités. Dans certains exemples particuliers, il peut être difficile d’expliquer les faits qui se produisent relativement à la circulation des monnaies. Cependant une analyse attentive du caractère de ceux qui manient la monnaie et des motifs qui les décident à la conserver ou à s’en défaire, jettera beaucoup de lumière sur ce sujet.
Nous devons remarquer, tout d’abord, que la grande majorité de la population qui se sert des monnaies n’a point de théories ni d’idées générales au sujet de la monnaie. Elle est guidée uniquement, à ce sujet, par l’opinion populaire et la tradition. La seule préoccupation de la plupart des gens, en recevant une pièce de monnaie, est de savoir si de semblables pièces ont été reçues sans difficulté par d’autres personnes. Ainsi, aujourd’hui encore, dans les parties reculées de la Norwége, les anciens dalers en papier sont préférés aux belles pièces d’or de vingt kroner nouvellement frappées. La plupart du temps le public ne possède aucun moyen de connaître la valeur métallique, ou même la valeur légale d’une pièce qui ne lui est pas familière. Bien peu de personnes possèdent des balances et des poids convenables pour peser une monnaie, et un essayeur ou un chimiste peut seul constater le titre du métal. Souvent des voyageurs, qui avaient porté des monnaies, excellentes mais nouvelles, dans des pays où elles étaient inconnues, ont eu à subir, en les employant dans leurs paiements, des pertes sérieuses. Quand nos pence de bronze étaient encore une nouveauté, il m’arriva d’en porter quelques-uns dans un canton reculé du pays de Galles, où ils furent refusés.
En général on reçoit la monnaie simplement parce qu’elle se présente sous un aspect familier. Cela est si vrai parmi des populations très-ignorantes que, souvent, il a été avantageux de conserver sans jamais la changer l’empreinte des pièces qui avaient une fois passé dans l’usage. On a plus d’une fois, pour cette raison, frappé des pièces portant une date déjà ancienne, ou l’effigie d’un souverain mort. La Monnaie autrichienne frappe encore le thaler de Marie-Thérèse avec le même dessin et la même date qu’il portait quand il fut frappé pour la première fois en 1780, et cela, parce que c’est la monnaie favorite dans quelques-uns des états du nord de l’Afrique et dans quelques parties du Levant. Lorsque le gouvernement anglais entreprit l’expédition d’Abyssinie, il se procura une grande quantité de ces monnaies pour payer les indigènes. C’est ainsi encore que les dollars mexicains ont d’ordinaire plus de valeur que l’argent en lingot, à cause de la facilité avec laquelle ils passent en Orient.
Assurément c’est à cette tyrannie de l’habitude, et au manque de moyen pour estimer la valeur réelle d’une monnaie, qu’est due la dépréciation subie par les monnaies. Les faux monnayeurs et les rois reconnaissent de même qu’il suffit de donner exactement aux monnaies nouvelles la forme et l’apparence des anciennes ; dès lors la population acceptera les monnaies inférieures sans difficulté.
Les annales du monnayage, en Angleterre comme dans les autres pays, ne sont guère qu’une répétition monotone ; nous y voyons sans cesse les gouvernements et les particuliers émettre des monnaies altérées, puis de temps en temps on fait quelques efforts méritoires, mais souvent impuissants pour ramener la monnaie de bon aloi. Un exemple curieux d’efforts, suivis de succès, pour tromper une nation se rencontre dans certains deniers Romains de l’époque des Consuls. Les faux monnayeurs ayant introduit parmi les sujets Germains des deniers fourrés, c’est-à-dire plaqués, il semble que le public ait eu l’idée d’y faire des entailles à la scie pour s’assurer que les monnaies étaient bonnes. Une fois les Germains habitués à voir ainsi des monnaies de bon aloi avec des entailles, le gouvernement Romain trouva qu’il était avantageux d’émettre des pièces nouvelles entaillées de même. Mais les faussaires ne se tinrent pas pour battus. Ils fabriquèrent des deniers fourrés portant aussi des entailles qui semblaient laisser voir à l’intérieur le métal pur ; et de fausses monnaies ainsi entaillées se voient encore dans les cabinets des numismates.
Quoique le public, en général, ne distingue pas les monnaies les unes des autres, pourvu qu’elles se ressemblent en apparence, une classe peu nombreuse de changeurs, de négociants en métaux, de banquiers ou d’orfèvres prend à tâche d’étudier ces différences afin d’en tirer profit. Ce sont eux qui souvent détruisent la monnaie, soit en la fondant, soit en l’exportant dans des pays où on la fond tôt ou tard Quelques monnaies se perdent, d’autres disparaissent dans les naufrages, d’autres sont exportées par des émigrants et des voyageurs qui ne font guère attention à la valeur métallique de la monnaie. Mais incontestablement la plus grande partie de la monnaie à valeur pleine est retirée de la circulation par des personnes qui savent qu’elles trouveront leur profit à choisir dans cette intention les pièces de poids nouvellement sorties de la monnaie. De là vient la pratique, actuellement fort répandue en Angleterre, de trier la monnaie, et de vouer au creuset les pièces neuves, en remettant en circulation, dans toutes les occasions favorables, les vieilles pièces usées.
Ces considérations nous montrent la vérité et l’importance d’une loi, ou principe général sur la circulation de la monnaie, loi que M. Macleod a nommée très justement la loi ou le théorème de Gresham, d’après sir Thomas Gresham qui en reconnut l’exactitude il y a trois siècles. Cette loi, en quelques mots, consiste en ce que la mauvaise monnaie chasse la bonne, mais que la bonne monnaie ne peut chasser la mauvaise. À première vue il semble qu’il y ait quelque chose de paradoxal dans le fait que, lorsque de belles monnaies nouvelles, pesant le poids, sont émises, le public continue à faire circuler de préférence les anciennes qui ont perdu de leur poids et de leur valeur. C’est ainsi que souvent des efforts louables pour la réforme de la monnaie ont été déçus, avec de grandes pertes pour les gouvernements, et au grand embarras des hommes d’état qui n’avaient pas étudié les principes de la science monétaire.
En toute autre circonstance, chacun est amené par l’intérêt personnel à choisir le bon et à rejeter le mauvais ; mais lorsqu’il s’agit de monnaie, il semble que par une sorte de paradoxe on garde la mauvaise pour se défaire de la bonne L’explication est très-simple. Le public ordinaire ne rejette pas la bonne ; mais fait circuler indistinctement les pièces lourdes ou légères, parce qu’il n’emploie la monnaie que comme moyen d’échange. Ce sont ceux qui veulent fondre, exporter, accumuler ou dissoudre les pièces de l’état, ou les convenir en bijoux ou en feuilles d’or, qui choisissent soigneusement dans ce dessein les nouvelles pièces plus pesantes.
La loi de Gresham, à elle seule, nous fournit une réfutation suffisante de la doctrine de M. Herbert Spencer mentionnée plus haut (p. 53), suivant laquelle l’industrie privée doit être chargée de produire la monnaie. Quand une personne a besoin de meubles, de livres ou de vêtements, on peut se fier à elle pour choisir les articles les meilleurs, parce que c’est elle qui doit les garder et s’en servir ; mais pour l’argent c’est tout-à-fait le contraire. La monnaie est faite pour circuler. On a besoin de monnaie, non pas pour la garder dans sa poche, mais pour la faire passer dans la poche du voisin ; et moins la monnaie que l’on fait accepter au voisin est bonne, plus grand est le profit qu’on fait soi même. Ainsi il y a une tendance naturelle à l’avilissement de la monnaie métallique, tendance qui ne peut être combattue que par la surveillance constante du gouvernement.
De la loi de Gresham nous pouvons conclure que deux précautions sont nécessaires dans les règlements qui concernent la monnaie. Premièrement les pièces normales, quand elles sortent de la Monnaie, doivent avoir autant que possible le poids normal ; autrement la différence tournera au profit du commerçant en métal et de l’exportateur. En second lieu il faut prendre des mesures efficaces pour retirer de la circulation toutes les pièces qui sont descendues par le frai au-dessous du poids légal ; autrement elles continueront à circuler pendant un temps indéfini comme monnaies à valeur conventionnelle. Tout commerce consiste dans l’échange de marchandises d’égale valeur, et la monnaie principale doit être composée de pièces de métal d’un contenu métallique si exactement égal, que tout le monde, y compris les commerçants en métaux, les banquiers, et tous ceux qui spéculent sur la valeur des monnaies, substitue indifféremment une pièce à l’autre. Mais il est clair que ces remarques ne s’appliquent pas aux monnaies qui n’ont qu’une valeur conventionnelle, puisque la valeur courante de ces jetons dépasse leur valeur métallique ; donc toute personne qui les emploiera autrement que comme monnaie perdra la différence. Le poids de ces monnaies est donc relativement de peu d’importance, tant que le public les reçoit et que l’écart entre la valeur métallique et la valeur monétaire n’est pas une tentation trop forte pour le faux monnayeur.
Actuellement en Angleterre la force de l’habitude et l’absence des moyens de vérification chez le public, tendent à produire par le frai une diminution dans la valeur de nos monnaies d’or. Pour qu’un souverain ait sa valeur légale, il faut que son poids soit au dessus de 122 grains 5 dixièmes ; mais, dans le commerce ordinaire, on continue à donner et à recevoir sans y faire attention des souverains dont la valeur métallique a souvent diminué de 2, de 4, et parfois de 6 et 8 pence. Toute pièce à valeur réelle tend ainsi à devenir une pièce à valeur conventionnelle, et des pièces de ce genre ne peuvent être retirées de la circulation que par l’état.Les remarques de Gresham sur l’impuissance des bonnes monnaies à chasser les mauvaises du marché, ne se rapportaient qu’aux monnaies faites d’un même métal ; mais le principe s’applique aussi aux relations de plusieurs monnaies de différents genres qui circulent ensemble. L’or comparé avec l’argent, l’argent avec le cuivre, ou l’or avec le papier, sont soumis à la même loi, c’est-à-dire que le moyen d’échange qui a moins de prix restera dans la circulation, tandis que le plus cher disparaîtra. L’exemple le plus remarquable de ce fait, qui se soit jamais rencontré, s’est produit au sujet de la monnaie japonaise. Lors du traité de 1858, conclu entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Japon, et qui ouvrit en partie ce dernier pays aux commerçants européens, il existait au Japon un système monétaire très-curieux. De toutes les monnaies japonaises, celle qui avait le plus de valeur était le Kobang, consistant en un disque d’or mince et ovale, long de deux pouces environ, large d’un pouce 1/4, pesant 200 grains, et portant une ornementation extrêmement primitive. Elle avait cours dans les villes du Japon pour quatre itzebus d’argent ; mais elle valait, en monnaie anglaise, environ 18 shellings et 5 pence, tandis que l’itzebus ne valait que 1 shelling 4 pence. Ainsi les Japonais n’estimaient leur monnaie d’or qu’au tiers environ de sa valeur, si l’on se réfère aux valeurs relatives des métaux dans les autres parties du monde. Les premiers négociants européens trouvèrent là une source de profits comme il ne s’en rencontre guère. En achetant les kobangs au taux du pays, ils triplaient leur argent, jusqu’au moment où les indigènes, voyant ce qui se passait, retirèrent de la circulation le reste de l’or. Maintenant les Japonais opèrent dans leur système monétaire une réforme complète, et leur gouvernement a acheté l’Hôtel de la Monnaie anglais à Hong-Kong.
Ce qui s’est produit sur une si grande échelle au Japon est arrivé souvent en Angleterre et dans d’autres pays d’Europe dans des proportions plus restreintes. Si le rapport de l’or et de l’argent, dans le taux légal de la monnaie, différa d’un ou deux pour cent du rapport commercial, il peut y avoir avantage à exporter un métal plutôt que l’autre. C’est ainsi, comme nous le verrons, que la plus grande partie de la monnaie française a été changée d’argent en or entre 1849 et 1869. En fait la nature des monnaies dans la plupart des pays a été déterminée d’une manière analogue, et c’est ainsi que l’Angleterre et les États-Unis ont été amenés à adopter des espèces en or comme numéraire principal. Il y a tout lieu de croire que, dans l’ancienne Rome, soit sous la République, soit du temps de l’Empire, on trouva de grandes difficultés à régler les rapports de la monnaie d’argent et de la monnaie de cuivre, et que l’embarras augmenta encore après l’introduction de la monnaie d’or.
- ↑ La livre troy vaut 373 gr. 212.