La Monnaie et le mécanisme de l’échange/9
CHAPITRE IX
les systèmes de monnaie métallique
Nous sommes maintenant en mesure d’analyser la constitution des différents systèmes de monnaie métallique qui ont existé, qui existent, ou dont on peut concevoir l’existence. Les systèmes réellement mis en pratique sont plus nombreux qu’on ne le suppose d’ordinaire, et nulle part je n’en ai rencontré une classification irréprochable. Sans doute M. Courcelle-Seneuil a décrit d’une manière satisfaisante quelques-uns des principaux systèmes. MM. Michel Chevalier, Garnier, et d’autres écrivains anglais ou continentaux ont adopté de leur côté de courtes classifications. Mais nous devons maintenant donner une idée générale des diverses manières dont deux, trois métaux ou davantage peuvent être employés à constituer un système monétaire plus ou moins commode.
Il semble qu’il y ait pour un gouvernement cinq manières différentes de traiter la monnaie métallique.
1o Il peut se borner à établir un système de poids et mesures, et permettre alors que les métaux précieux passent de main en main, comme d’autres marchandises, en quantités déterminées à l’aide des poids et mesures de l’État, et sous la forme que les individus trouvent la plus commode. C’est ce que nous appellerons le système de monnaie pesée,
2o Pour éviter l’incommodité des posées fréquentes, et l’incertitude sur la pureté du métal, il peut, avec un ou plusieurs métaux, frapper des pièces d’un poids et d’un titre déterminés, et permettre ensuite au public de faire les contrats et les ventes en employant à son choix l’une ou l’autre des espèces frappées. Ce système peut être appelé système de monnaie comptée à circulation libre.
3o Pour prévenir les malentendus, le gouvernement, tout en émettant des espèces différentes composées de métaux différents, peut ordonner que, toutes les fois qu’un contrat sera formulé en monnaie nationale, il sera entendu qu’il s’agit de monnaie d’un seul métal, laquelle sera spécifiée et nommée par la loi, tandis que les autres monnaies seront admises sur le marché avec des valeurs variables relativement à la monnaie choisie comme monnaie principale. Ceci est le système à cours forcé unique.
4o Le gouvernement peut, avec deux ou plusieurs métaux différents, émettre des monnaies différentes, et décider que dans les contrats, les sommes stipulées en monnaie seront payées en espèces de l’un ou de l’autre genre, à des taux déterminés et fixés par la loi. C’est le système à cours forcé multiple.
5o Tout en conservant comme principale monnaie légale une monnaie unique, à l’aide de laquelle toutes les sommes importantes devront être payées, on peut décider que des espèces composées d’un autre métal seront reçues dans les paiements en quantités limitées, et que ces espèces équivaudront, dans ces limites, à la monnaie principale. C’est ce qu’on peut appeler système à cours forcé composite.
L’ordre dans lequel j’ai énuméré les principaux systèmes de monnaie métallique, n’est pas seulement l’ordre logique ; c’est aussi l’ordre historique dans lequel les systèmes se sont la plupart du temps développés. Des témoignages irréfutables prouvent qu’à l’origine la monnaie était simplement pesée. Avant l’invention de la balance, les morceaux et les grains de métal étaient très-probablement échangés d’après une estimation imparfaite de leur taille et de leur poids ; mais plus tard la balance devint un instrument nécessaire dans toutes les transactions importantes. Dans l’Ancien Testament nous trouvons plusieurs passages impliquant avec évidence que les anciens Hébreux avaient coutume de peser la monnaie. Dans la Genèse (XXIII, 16), Abraham est représenté pesant, pour les remettre à Ephron, « quatre cents sicles d’argent ayant cours chez les marchands ; » mais on pense que le métal en question consistait en lingots bruts ou en anneaux qui ne peuvent être considérés comme des pièces de monnaie. Dans le livre de Job (XXVIII, 15) il est dit que « la sagesse ne peut être acquise à prix d’or, et que l’argent ne sera pas pesé pour la payer. »
Aristote, dans sa Politique (livre I, ch. ix), nous expose d’une manière intéressante ses idées sur l’origine de la monnaie, et nous dit nettement que les métaux circulaient d’abord simplement d’après leur poids et leurs dimensions ; Pline fait une semblable assertion. Un fait remarquable nous conduit encore à croire qu’il en était ainsi ; c’est que, même lorsque les balances n’étaient plus en usage, la coutume d’en apporter une se conservait encore à Rome, dans la vente de certaines choses, comme une formalité légale.
On ne peut guère douter que tout système de monnaies n’ait été, à l’origine, identique avec un système de poids, l’unité de valeur étant l’unité de poids de quelque métal choisi. La livre sterling anglaise était certainement une livre saxonne d’argent au titre, quantité trop considérable pour qu’on pût en faire une seule pièce de monnaie, mais qui se divisait en deux cent quarante pence d’argent, dont chacun pesait un pennyweight. Dans les pounds anglaises et écossaises, dans la livre française, nous avons les restes d’un système uniforme et international de monnaie et de poids, dont l’établissement est attribué à Charlemagne, mais qui malheureusement fut bouleversé et détruit par les altérations que la monnaie reçut dans un pays ou dans l’autre. La plupart des unités principales de valeur étaient de même à l’origine des unités de poids, comme le sicle, le talent, le statère, la libra, le marc, le franc, la lira.
Dans l’Ancien Testament l’idée de monnaie est exprimée trois fois par le mot hébreu kesitah, qui, dans quelques versions anciennes, est traduit par des mots ayant le sens d’agneau. On pourrait voir là une preuve nouvelle de l’emploi primitif du bétail comme moyen d’échange ; mais mon savant ami, le professeur Théodores, m’apprend que cette traduction vient probablement d’une méprise accidentelle, et que le mot kesitah signifiait à l’origine « un poids déterminé, » ou bien « une quantité précise. » Le mot correspondant en arabe, kist, désigne, dit-on, une balance.
La monnaie est encore pesée, et non comptée, dans une partie considérable de la race humaine. Dans l’empire birman, par exemple, trois métaux ont cours simultanément, savoir le plomb, l’argent et l’or ; et tous les paiements se font au poids, l’unité de poids pour l’argent étant le tical. Dans l’empire Chinois et la Cochinchine, il y a sans doute une monnaie de cash ou sapèques avec cours forcé ; mais l’or et l’argent sont communément soumis à des pesées ou le taël sert d’unité. Un travail très-intéressant sur la monnaie chinoise, de M. le comte de Rochechouart, se trouve dans le Journal des économistes, année 1869 (Vol. XV, p. 103). Suivant cet écrivain l’or et l’argent sont traités comme de simples marchandises, et il n’y a pas même de marque reconnue, ou de garantie donnée par le gouvernement pour la pureté du métal. Le voyageur peut porter ces métaux avec lui, attendu qu’il faudrait une voiture pour transporter une quantité suffisante de cash. Toutefois, en échangeant son or et son argent, il est sûr d’éprouver de grandes pertes, d’abord à cause de la fausseté des balances et des poids, et ensuite à cause de l’incertitude sur le degré de pureté du métal. Pour acheter un taël d’or le voyageur devra peut-être donner dix-huit taëls d’argent ; mais en le revendant il n’obtiendra peut-être pas plus de quatorze taëls. Quels qu’en soient les inconvénients, la monnaie pesée est encore le système naturel et nécessaire auquel on revient lorsque l’usure des pièces, la confusion des monnaies diverses, la chute d’un état, ou d’autres causes détruisent la confiance que le public avait dans un système d’une organisation plus élevée. Chez les Anglo-Saxons, quoique le penny d’argent fût censé correspondre au pennyweight, on avait coutume de donner compensatio ad pensum qui revenait en réalité à donner les monnaies au poids, en dédommagement de l’usure des pièces, et d’un monnayage imparfait ou frauduleux. Primitivement, chez les Romains, l’as égalait un poids d’une livre ; mais il diminua rapidement, de sorte qu’à l’époque de la première guerre punique, il ne dépassait pas deux onces, et lors de la seconde guerre il était descendu jusqu’à une once. Le peuple romain en était alors revenu naturellement à peser le métal, et l’æs grave n’était que de la monnaie donnée au poids, et non plus comptée.
De notre temps la monnaie pesée est d’un usage bien plus étendu qu’on ne le supposerait, parce que, dans beaucoup de parties du monde, la monnaie consiste en un assemblage hétérogène de vieilles espèces d’or, d’argent et même de cuivre, importées de pays différents, et qui ont été de toutes les façons usées, rognées, altérées. Dans de semblables pays le seul moyen d’éviter les pertes et les fraudes est de peser chaque pièce, et l’empreinte n’est guère considérée que comme une indication du titre des métaux. D’autre part, dans toutes les grandes transactions internationales, la méthode de peser la monnaie est la seule employée. Les règlements d’un état au sujet du cours forcé n’ont aucun effet hors de ses frontières ; et comme toutes les monnaies sont sujettes à plus ou moins de frai et à des variations de poids, on ne les reçoit que pour le poids réel du métal qu’elles contiennent. Les espèces émises par les ateliers monétaires étrangers bien dirigés sont achetées et vendues au poids, sans être fondues ; mais les espèces des petits états, qui ont parfois altéré leur monnaie, sont fondues et considérées simplement comme métal brut.
La conduite la plus simple relativement à la monnaie semble être pour un état de revenir à la notion primitive des espèces frappées, et d’émettre des pièces d’or, d’argent et de cuivre, en garantissant qu’elles sont égales à un certain nombre d’unités de poids, et en laissant tout le monde libre de faire des contrats ou des ventes dans chacune de ces espèces. Ces pièces de métal garanti seraient alors autant de marchandises jetées sur le marché et auxquelles on permettrait de prendre leurs valeurs naturelles relatives.
Tel parait avoir été le système que voulait établir le gouvernement révolutionnaire français, par la loi avortée de thermidor an III. Des disques de dix grammes chacun devaient être frappés en or, en argent et en cuivre, puis jetés dans la circulation, sans aucun effort pour en régler le cours. Si je comprends bien sa pensée, M. Garnier a récemment mis en avant un projet assez analogue, en proposant de choisir comme unité de valeur le gramme d’or au titre de neuf dixièmes, et de frapper des pièces d’un, deux, cinq, huit ou dix grammes concurremment avec les pièces d’argent au titre normal qui déjà sont en France des multiples du gramme. Le système de monnaie internationale de M. Chevalier repose, en partie du moins, sur la même idée ; car il pense que la monnaie principale devrait consister en décagrammes d’or. Mais, ainsi que M. Bagehot l’a fort bien remarqué, il n’y a aucun intérêt, en ce qui regarde la grande masse de la population, à ce que les monnaies soient dans des rapports simples avec le système des poids, car la plupart du temps on ne tient aucun compte du poids d’une monnaie. On veut seulement savoir combien il faut de pièces de cuivre pour égaler une pièce d’argent, et combien de pièces d’argent pour une pièce d’or. Si cependant nous appliquons rigoureusement et complètement le système de M. Chevalier, si nous faisons de toutes les pièces des multiples du gramme, nous obligeons tout le monde à se livrer sans cesse à des opérations arithmétiques fort compliquées. Personne ne pourrait faire le change avec exactitude sans calculer combien de pièces de dix grammes en argent sont nécessaires, au prix courant de l’argent, pour faire l’équivalent d’une pièce d’or de dix grammes. Ces calculs indispensables occasionnent une perte de temps et des peines inutiles, et l’on procurera ainsi un profit assuré aux personnes habiles et sans scrupules, aux dépens des pauvres et des ignorants.
Ces objections si naturelles ont fait que jamais, à ce que je crois, aucun gouvernement n’a mis en pratique un système monétaire tel que celui qui vient d’être décrit. Cependant des systèmes d’une nature analogue se sont produits dans bien des pays, par suite du mélange de monnaies appartenant à des états différents. Il y a beaucoup de peuples à demi-civilisés qui n’ont pas de monnaie nationale ; ils emploient les monnaies que le commerce fait tomber entre leurs mains. Sur la côte ouest de l’Afrique le dollar espagnol est la monnaie la plus usuelle ; mais les pièces danoises, françaises ou hollandaises ont cours en même temps. Dans plusieurs des états de l’Amérique du sud, la monnaie est dans un état de confusion complète, et consiste en un assemblage d’aigles américains, de doublons d’or, de dollars d’argent, de souverains anglais, de piastres, etc., quelquefois mêlés à différentes monnaies des états de l’Amérique du sud qui ont subi diverses altérations. Même dans des possessions anglaises nous trouvons le même état de choses. Dans les iles anglaises des Indes occidentales, les dollars américains, mexicains, espagnols et autres, circulent concurremment avec la monnaie anglaise ; mais il faut ajouter que la plupart du temps le dollar espagnol est regardé comme l’unité de valeur, et sert à évaluer les autres monnaies.
En Orient on rencontre le même mélange d’espèces. À Singapour la roupie indienne se mêle aux dollars espagnols et mexicains. La Perse a en propre une monnaie fort imparfaite et dont le poids est si peu fixe qu’on ne peut l’employer qu’en la pesant ; mais les pièces d’or russes, turques et autrichiennes y circulent ; on se contente de les compter. Quelques-unes des nations les plus avancées ont toléré ou même encouragé la circulation de différentes monnaies étrangères. En Allemagne, on avait l’habitude de recevoir les pièces d’or anglaises et françaises à un taux généralement reconnu. La circulation des monnaies d’or anglaises, françaises, espagnoles, mexicaines et autres dans les États-Unis fut légalisée par une loi du 28 juin 1834, révoquée elle-même par une autre loi du 21 février 1857, qui permet cependant de recevoir, dans les administrations de l’état, certaines monnaies étrangères.
En Angleterre, on a joui, pendant de longues générations, d’une monnaie très-pure, de sorte qu’on n’y connaît pas les inconvénients résultant d’un mélange confus de pièces de valeurs différentes. Mais au commencement du siècle les dollars espagnols circulèrent quelque temps en Angleterre.
Jadis le mélange des monnaies était beaucoup plus fréquent qu’à présent. En tout pays, des monnaies étrangères se glissaient dans la circulation. On ne saurait ouvrir un ancien livre de commerce sans trouver de longues tables des monnaies que les marchands s’attendaient à rencontrer, et le métier de changeur était aussi lucratif que commun.
Le système de monnaie comptée ne peut être appliqué, on le comprendra sans peine, que lorsque la netteté et l’intégrité de l’empreinte montrent que les pièces ont leur poids normal, et les font accepter pour leur valeur nominale. Le dollar d’argent, pièce volumineuse, est relativement peu sujet au frai, de sorte que le public apprend à recevoir des dollars de différentes espèces à certains taux bien établis. Aussi, dans la pratique, le dollar a-t-il été plusieurs siècles la monnaie internationale des régions tropicales. Mais aussitôt que les pièces présentent des marques d’usure ou d’altération, elles doivent circuler au poids, et nous revenons à un système plus primitif.
M. Feer-Herzog a décrit, sous le nom de système à étalons parallèles, celui dans lequel un État émet des monnaies d’un ou de deux métaux, ou davantage, et permet alors qu’on les fasse circuler en les comptant, avec des taux relatifs variables suivant les valeurs des métaux sur le marché. Il cite, comme exemples récents, la rixdaler d’argent, employée comme monnaie en Suède à l’intérieur, en concurrence avec le ducat d’or, qui sert de monnaie internationale. Le gouvernement de l’Inde a aussi essayé à plusieurs reprises d’introduire un étalon parallèle d’or à côté de la monnaie d’argent qui a seule cours actuellement dans ce pays. Les mohurs d’or ont eu longtemps une circulation plus ou moins étendue dans les Indes, et l’on pense qu’à présent ils entrent environ pour un dixième dans la masse totale des espèces. Ils ont exactement le même poids et le même titre que la roupie d’argent, et sont évalués d’ordinaire de 15 roupies à 15 2/3. Cependant, ce que M. Feer-Herzog appelle le système des étalons parallèles devra sans doute coïncider, suivant les circonstances, soit avec celui que j’ai décrit sous le nom de monnaie comptée à circulation libre ou avec le système de monnaie à cours forcé, compliqué d’une monnaie commerciale additionnelle de valeur variable. La monnaie indienne doit certainement être considérée comme rentrant dans ce dernier système. Il ne peut y avoir en fait deux étalons parallèles employés en même temps ; quoiqu’il ne soit pas rare de voir un État frapper des espèces de deux métaux différents, et permettre à ses sujets de payer à leur gré avec l’un ou avec l’autre, cependant l’un des deux est généralement reconnu comme étalon, c’est-à-dire comme valeur régulatrice.
Le système de circulation adopté par ceux qui les premiers frappèrent de la monnaie fut celui d’un cours légal, ou cours forcé unique. Des pièces d’un seul métal, ou même une seule série de pièces de poids uniforme, parurent d’abord suffisantes. Le fer en petites barres était la seule monnaie légale à Lacédémone, et peut-être dans quelques autres États anciens. L’as fut certainement, pendant longtemps, la seule monnaie légale chez les Romains. En Chine, la seule mesure de valeur, la seule monnaie à cours forcé consiste aujourd’hui encore en cash ou sapéques de cuivre, enfilées en paquets qui en comptent chacun mille. En Angleterre, l’argent fut le seul métal frappé depuis le temps d’Egbert jusqu’à celui d’Édouard III, si l’on excepte — encore le fait n’est pas sûr—quelques petites pièces d’or très-rares. L’argent formait la seule monnaie légale, la seule mesure de valeur, et l’on n’émettait guère d’autres pièces que des pence. En Russie et en Suède, pendant une partie du dernier siècle, le cuivre formait la seule monnaie à cours forcé.
Une monnaie métallique unique a les avantages de la simplicité et de la certitude. Chacun sait exactement ce qu’il doit payer ou recevoir, et quand les pièces sont de mêmes dimensions, ou que les pièces différentes sont peu nombreuses, comme les anciennes pièces anglaises, personne ne risque de subir des pertes par suite d’erreurs de calcul. Mais il y a cet inconvénient évident : suivant que le métal choisi aura peu ou beaucoup de valeur, les grandes ou les petites transactions seront incommodes à effectuer. Pour payer quelques centaines de livres en monnaie suédoise de cuivre, ou en chapelets de cash chinois, on aurait besoin d’une charrette, et quant au cash il est presque impossible de le compter. D’un autre côté une monnaie d’argent ne comporte pas de pièces assez menues pour les petites transactions.
On a peine à comprendre comment se faisait le commerce au détail, quand le penny d’argent pesait 22 grains 1/2, et que les métaux précieux étaient beaucoup plus cher qu’à présent. Sans doute le penny se divisait en half pence et en farthings (c’est-à-dire four things, quarts) ; mais, dans les achats, le farthing lui-même devait être équivalent à notre pièce de trois ou de quatre pence. La masse de la circulation paraît avoir consisté en pence d’argent.
En conséquence nous voyons que, si le gouvernement émet seulement des monnaies d’un seul métal, le public introduira et fera circuler pour sa commodité, des pièces d’autres métaux. À l’époque anglo-saxonne, on faisait usage en Angleterre de Byzance qui venaient de Byzance, et les monnaies d’or de Florence, appelées pour cette raison florins, étaient fort estimées en Angleterre comme en d’autres pays d’Europe. Dans les derniers siècles mêmes, en l’absence d’une monnaie légale de cuivre, les jetons émis par des commerçants furent versés dans la circulation.
Du cours forcé unique sortirent naturellement les systèmes à cours forcé double et même multiple. Ainsi les Plantagenets d’Angleterre, voyant qu’ils avaient beau frapper uniquement des pièces d’argent, et que le public avait coutume d’employer l’or, commencèrent à émettre de temps en temps des pièces d’or, et fixèrent les taux auxquels elles seraient échangées contre les pièces d’argent. En l’absence d’aucune réglementation spéciale tendant à un effet contraire, c’était là constituer un système à cours forcé double. Dans la suite, quand le rapport entre la valeur des deux métaux ne coïncidait plus avec celui qui était impliqué par les poids relatifs des monnaies, il fallait fixer par une proclamation royale une nouvelle valeur de l’un des métaux relativement à l’autre. De 1257 à 1664, la circulation de l’or et de l’argent en Angleterre fut réglée ainsi, et l’on continua à n’émettre aucune monnaie de cuivre ou d’un métal inférieur quelconque. De 1664 à 1717, on ne fit à ce sujet aucune proclamation, et on laissait exprimer en shellings la valeur variable de la guinée. À une certaine époque elle s’éleva presque à 30 shellings, ce qui était dû en partie à la valeur décroissante de l’argent, mais surtout à ce que la monnaie d’argent était usée et rognée. Pendant cet intervalle le pays eut donc un étalon unique d’argent.
Dans la première partie du dernier siècle il y eut de longues discussions sur l’état fâcheux de notre monnaie d’argent, et sir Isaac Newton, directeur de la Monnaie, fut prié de faire un rapport sur les meilleures mesures à adopter. En 1717 il présenta ce rapport célèbre où il recommandait au gouvernement de fixer comme auparavant le prix de la guinée, et il proposa la valeur de 21 shellings comme la meilleure. Son avis ayant été accepté, la guinée a toujours été depuis lors évaluée à 21 shellings. Il y eut donc encore une fois en Angleterre deux monnaies légales, chacun pouvant employer l’une ou l’autre à faire ses paiements. Toutefois, dans la pratique, il est presque impossible que la valeur commerciale des métaux puisse coïncider avec le taux légal. Au taux adopté par sir Isaac Newton, l’or recevait une sur-valeur de plus de 1 1/2 pour cent ; c’est dans cette limite que sa valeur monétaire dépassait sa valeur métallique. Aussi, conformément à la loi de Gresham, et aux principes que nous avons exposés au chapitre VIII, la monnaie d’argent de bon poids fut retirée ou exportée, et l’or devint dans la pratique la mesure de la valeur, et n’a pas cessé de jouer ce rôle.
Dans toutes les autres parties du monde où l’on a fait des tentatives pour combiner deux métaux comme unités parallèles de valeur, il s’est produit des résultats semblables. Dans le Massachusetts, en 1762, l’or reçut, au taux de 2 pence 1/2 par grain, le cours forcé, que l’argent possédait seul jusque-là ; mais ayant reçu ainsi une sur-valeur de 5 pour cent, il fit rapidement disparaître de la circulation la monnaie d’argent. On porta différentes lois pour remédier a ce fâcheux état de chose ; mais elles n’obtinrent aucun succès tant que l’or fut maintenu à la même valeur.
Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres qui pourraient être cités, un gouvernement a essayé de combiner la circulation de l’or avec celle de l’argent, sans être bien au courant de tous les principes en jeu dans cette expérience. Ce ne fut guère avant la révolution française que le système du double étalon fut choisi en connaissance de cause comme la meilleure méthode. Depuis que la célèbre loi appelée « La loi du 7 germinal, an XI » eut été adoptée par le gouvernement révolutionnaire, le système s’est identifié avec les théories des économistes français. L’histoire de l’origine de cette loi était presque inconnue, lorsque M. Wolowski l’exposa dans une série d’articles remarquables publiés en 1869, par le Journal des économistes.
Dès 1790 Mirabeau présenta à l’assemblée nationale un mémoire célèbre sur les théories monétaires, dans lequel, au milieu d’un mélange curieux d’idées vraies et fausses, il se décida en faveur de l’argent employé comme monnaie principale, attendu la plus grande abondance de l’argent relativement à l’or. Il proposa de faire de l’argent la monnaie constitutionnelle, c’est-à-dire de lui donner le cours forcé, et d’employer le cuivre et l’or comme signes additionnels de valeur. Ces idées furent appliquées dans de certaines limites ; le franc fut fixé d’abord au poids de 10 grammes d’argent, par le décret du 1er août 1793 ; puis il fut définitivement ramené à 5 grammes par la loi du 28 thermidor an III. Les anciennes pièces d’or de 24 et de 48 livres continuèrent à circuler, tandis que les pièces d’or de 10 grammes ordonnées par le décret, ne furent pas frappées.
En l’an IX Gaudin proposa le rapport de 15 1/2 à 1 pour fixer le poids des pièces d’or relativement aux pièces d’argent. Ainsi, comme le franc consistait en 5 grammes d’argent aux neuf dixièmes, la pièce d’or de 20 francs devait contenir 6 grammes 451 milligrammes d’or au même titre. Gaudin parait avoir pensé que ce rapport se rapprochait assez du rapport commercial pour permettre aux pièces de circuler longtemps concurremment ; en cas de variation, il pensait que les pièces d’or pouvaient être fondues et émises de nouveau aveu un poids différent. Après de longues discussions où Bérenger, Lebreton, Daru et Bosc jouèrent le rôle-principal, les propositions de Gaudin furent adoptées, mais avec quelques modifications. Il semble qu’on ait jugé peu sage soit de démonétiser l’or complètement, ce qui aurait sérieusement diminué la circulation, soit de laisser dans l’incertitude la valeur des pièces d’or, ce qui aurait occasionné des disputes. La proportion adoptée par les législateurs de la Révolution exagérait un peu la valeur de l’argent ; c’est pourquoi la monnaie française en vint à consister principalement du lourdes pièces de cinq francs ou écus. Ce fut seulement lorsque les découvertes de la Californie et de l’Australie firent de l’or la monnaie la moins chère pour effectuer les paiements, que cette monnaie d’argent si pesante commença à disparaître. L’action de ce système de double étalon sera examinée plus à fond au chapitre XII.
Nous avons vu qu’avec une monnaie d’un seul métal il est difficile d’effectuer de grands ou de petits paiements, selon que le métal choisi a trop peu ou trop de valeur. Si deux ou plusieurs séries de pièces à valeur réelle sont frappées avec des métaux différents, et qu’on laisse varier librement les valeurs relatives de ces pièces, les calculs deviennent difficiles. Si les deux métaux reçoivent le cours forcé avec un rapport une fois déterminé, la monnaie tendra à se composer alternativement de l’un ou de l’autre métal, et les changeurs tireront profit de ces conversions successives.
Il reste encore un autre système possible, dans lequel des pièces d’un seul métal sont adoptées comme unités de valeur et comme principale monnaie légale, tandis que des espèces auxiliaires à valeur conventionnelle, frappées avec d’autres métaux, sont employées pour les petits paiements, et n’ont le cours forcé que pour de faibles sommes. La valeur de ces pièces dépend alors de celle des espèces principales contre lesquelles elles peuvent s’échanger légalement, et l’on prend soin de leur donner des poids tels que leur valeur métallique soit toujours au-dessous de leur valeur légale. Il n’y a jamais rien à gagner à fondre de telles monnaies, ou à les exporter, et le rapport suivant lequel elles s’échangent contre les espèces principales est toujours un rapport simple fixé par la loi.
Le cours forcé composite est engendré naturellement par le système à double étalon. Nous avons vu en effet que si, avec ce dernier système, le taux fixé par la loi pour for est trop élevé, toutes les pièces d’argent à valeur pleine seront graduellement retirées ou exportées, de sorte qu’il ne restera dans lu circulation que des pièces d’argent légères à valeur conventionnelle. Lord Liverpool, dans l’enquête approfondie qu’il fit au sujet de la monnaie métallique, ayant reconnu les avantages du cours forcé composite sur le système à double étalon, appuya de la manière la plus catégorique l’adoption du premier en Angleterre. On trouvera ses arguments dans son admirable « Traité sur les monnaies du royaume sous forme d’une lettre au roi » (Oxford, 1805), et ses recommandations, mises à exécution en 1816, sont la base de notre système monétaire actuel.
Un système composite de circulation a souvent existé sans être formellement reconnu et sans désignation spéciale. Il se produit toutes les fois que des espèces d’or et d’argent ont cours à des taux fixés par la loi ou par l’usage, mais que les pièces d’argent, soit usées, soit rognées, tombent au-dessous du poids normal. Depuis l’année 1717, où la guinée fut fixée à 21 shellings, jusqu’à l’adoption du système actuel en 1816, la base théorique de la circulation anglaise fut le système à double étalon. Toutefois, dans la pratique, les pièces d’argent étaient si rares et si usées, qu’elles n’avaient guère qu’une valeur conventionnelle. Les jetons de cuivre des commerçants, étant toujours d’un poids léger, et s’échangeant en vertu de l’usage dans certaines proportions contre des pièces d’argent, formaient le troisième terme de la série. Mais lord Liverpool semble avoir le premier saisi et exposa les principes d’après lesquels un tel système fonctionnait, et il est indubitable que le système, tel qu’il l’exposait, est le plus propre à fournir une monnaie commode et économique.
La plupart des grandes nations ont maintenant adopté le cours forcé composite sous une forme plus ou moins complète. La France, la Belgique, la Suisse et l’Italie conservent encore le double étalon en théorie ; mais elles ont ramené toutes leurs pièces au-dessous de cinq francs à n’être plus qu’une monnaie conventionnelle, en réduisant le titre de l’argent de 900 à 835 de fin sur 1000, soit de 7 1/4 pour cent, et en restreignant les limites dans lesquelles il a le cours forcé. La monnaie de cuivre en France avait déjà auparavant cours forcé pour les sommes au-dessus de cinq francs. Dans les États-Unis, quand la monnaie métallique était d’un usage général, le système du double étalon existait en théorie, mais était ramené à un système composite par l’augmentation de valeur excessive donnée à la monnaie d’or. De plus, par une loi du 21 février 1853, les plus petites pièces d’argent perdirent de leur poids et n’eurent plus le cours forcé que jusqu’à concurrence de cinq dollars. Les pièces de trois cents en argent, et les différentes pièces de cuivre, de bronze ou de nickel émises par les Monnaies américaines, étaient aussi des monnaies conventionnelles avec des limites différentes à leur cours forcé.
Le nouveau système monétaire allemand est parfaitement organisé comme système à cours forcé composite.