La Monnaie et le mécanisme de l’échange/7

Germer Baillière (p. 44-55).

CHAPITRE VII

les monnaies métalliques

Il est clair que, pour la fabrication de la monnaie, les métaux sont de beaucoup supérieurs aux autres substances, et il est presque aussi évident que certains métaux surpassent à cet égard tous les autres. Nous pouvons dire particulièrement de l’or et de l’argent, avec Turgot, que la nature des choses a fait d’eux, indépendamment de toute loi et de toute convention, la monnaie universelle. Même quand l’art du monnayeur n’aurait pas été inventé, il est probable que l’or et l’argent auraient néanmoins constitué la monnaie universelle. Mais nous devons maintenant considérer comment, en prenant des morceaux de ces métaux d’un poids déterminé, et en leur donnant la forme et l’empreinte qui en font des pièces de monnaie, on peut tirer de leurs propriétés le parti le plus avantageux.

Sans doute, quand ces métaux commencèrent à avoir cours, on se contenta de les donner et de les recevoir après une estimation approximative de leur poids, contre des denrées d’autre nature. Quelques-uns des spécimens les plus anciens de la monnaie consistent en ce qu’on appelle l’æs rude ; ce sont des masses, rudes et informes, de cuivre à l’état natif qui furent employées par les Étrusques. Dans le musée de l’Archiginnasio, à Bologne, on peut voir le squelette d’un Étrusque, à demi engagé dans la terre, serrant encore entre ses mâchoires décharnées le petit lingot de cuivre brut qu’on y avait introduit pour satisfaire aux demandes de Caron, Pline nous dit aussi qu’avant Servius Tullius le cuivre circulait à l’état brut. Dans la suite le cuivre, le laiton ou le fer furent probablement employés sous la forme de petites barres ou brochettes, et le nom de l’unité de valeur chez les Grecs, drachma, vient, à ce qu’on suppose, de ce fait que la main pouvait saisir à la fois[1] six de ces pointes de métal, dont chacune portait le nom d’obole[2]. On suppose que tel fut le premier système monétaire où l’on ait compté le nombre des pièces, au lieu de les peser.

L’or peut s’extraire fort aisément des dépôts d’alluvions, où il se trouve sous forme de grains ou de poussière. Telle fut, en conséquence, la forme primitive de la monnaie d’or. Les anciens Péruviens enfermaient, par précaution, la poudre d’or dans des tuyaux de plume, et le faisaient circuler ainsi plus commodément. Dans les placers de la Californie, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, la poudre d’or s’échange aujourd’hui directement, à l’aide de la balance, contre toutes sortes d’objets. L’art de fondre l’or et l’argent, et de leur donner à l’aide du marteau des formes diverses, remonte à une haute antiquité. De nos jours encore, le pauvre Hindou qui a économisé quelques roupies charge un joaillier de les fondre et de lui en faire un simple bracelet qui est à la fois pour lui une parure et un placement.

De même les Goths et les Celtes avaient autrefois coutume d’étirer l’or en fils épais qu’ils enroulaient ensuite en forme de spirale et que probablement ils portaient autour de leurs doigts jusqu’au moment où le métal leur devenait nécessaire pour quelque achat. Il est fort probable que cette monnaie sous forme de bagues, dont on a rencontré de nombreux spécimens dans différentes contrées de l’Europe et de l’Asie, fut le premier pas vers la monnaie frappée. On peut avoir, dans certains cas, donné aux bagues avec intention des poids égaux ; car César nous apprend que les Bretons portaient des bagues de fer d’un poids déterminé, qui leur servaient de monnaie. Dans d’autres cas les bagues ou bijoux étaient achetés et vendus avec l’aide de la balance et certaines peintures égyptiennes représentent des personnages occupés à peser des bagues. Il est probable que, pour éviter ces fréquentes pesées, on fit des sacs scellés contenant un certain poids de bagues : tels sont peut-être les sacs d’argent donnés par Naaman à Gehazi dans le second livre des Rois (V. 23). On dit que cette monnaie en forme de bagues est encore en usage chez les Nubiens.

On a donné à l’or et à l’argent, pour les convertir en monnaie, diverses autres formes. Ainsi la monnaie siamoise consiste en très-petits lingots ou en tiges ployées sur elles-mêmes d’une manière particulière. À Pondichéry et ailleurs l’or est employé sous forme de petits grains ou boutons.

l’invention du monnayage.

On peut fixer avec un certain degré de probabilité la date de l’invention du monnayage. La monnaie frappée était certainement inconnue aux âges Homériques ; mais elle existait du temps de Lycurgue. Nous pouvons donc admettre, avec différentes autorités, qu’elle fut inventée entre ces deux périodes, c’est-à-dire vers l’an 900 avant J.-C. La tradition rapporte aussi que Pheidon, roi d’Argos, fit frapper la première monnaie d’argent dans l’Île d’Égine vers 895, et cette tradition est confirmée par l’existence de petits lingots d’argent trouvés à Égine. Cependant les dernières recherches conduisent à croire que Pheidon vivait au milieu du huitième siècle avant J.-C. ; et Grote a montré qu’il y a de bonnes raisons pour admettre que ce fut à Argos, et non pas à Égine, que se passa le fait qu’on lui attribue.

Il est assez facile de voir comment se produisit l’invention. Dans ces époques reculées les sceaux étaient d’un usage commun, ainsi que nous l’apprennent les peintures égyptiennes et les briques à empreintes de Ninive. Comme on les employait pour indiquer la propriété ou ratifier les contrats, ils devinrent un symbole d’autorité. Quand un souverain voulut pour la première fois certifier le poids de pièces de métal, il fit naturellement usage de son sceau pour informer ses sujets du fait, exactement comme aujourd’hui, à Golds-miths' Hall, on se sert d’un petit poinçon pour certifier sur la vaisselle plate le titre du métal. Dans les monnaies primitives on ne cherchait pas à façonner le métal de manière que le poids n’en pût être changé sans une altération de l’empreinte ou du dessin. Les premières monnaies frappées soit en Lydie, soit dans le Péloponnèse, n’étaient frappées que d’un côté. La monnaie persane appelée larin, consiste en un fil cylindrique d’argent, long de six centimètres environ, qui est ployé en deux, et porte une empreinte à un endroit aplati pour la recevoir. C’est probablement un souvenir de la monnaie en bagues. En Chine la monnaie actuelle se compose en grande partie de ce qu’on appelle sycee silver ; ce sont de petits lingots d’argent en forme de soulier, contrôlés et marqués par le gouvernement.

qu’est-ce qu’une pièce de monnaie ?

Quoique dans ces bagues, ces grains, ces lingots, nous ayons quelque chose qui se rapproche de ce que nous appelons des pièces de monnaie, il est évident que, pour obtenir une monnaie convenable, nous devons faire quelque chose de plus. L’empreinte doit être gravée non-seulement de manière à certifier la pureté et le poids primitif, mais aussi à empêcher toute altération ultérieure. Monnayer le métal, ainsi que nous comprenons cet art aujourd’hui, c’est en former d’abord des pièces plates dont le contour est circulaire, ovale, carré, hexagonal, octogonal, ou présente d’autres lignes régulières, puis, à l’aide de coins gravés, y imprimer des dessins sur les deux faces, et quelquefois sur les champs. Non-seulement il est très-coûteux et très-difficile de contrefaire des monnaies qui ont été bien frappées de cette manière, mais l’intégrité du dessin nous garantit qu’aucun des possesseurs de la pièce n’en a enlevé de fragment. Le degré même de l’usure (frai) que la pièce doit fatalement subir au bout de quelque temps, peut s’évaluer à peu près quand on considère la netteté ou l’effacement partiel du dessin, et l’aplatissement des arêtes de la tranche. « Les pièces de monnaie, » dit M. Chevalier, « sont des lingots dont le poids et la pureté sont garantis. » Rien, dans cette définition, ne distingue les pièces de monnaie de ces petits lingots chinois dont nous parlions tout à l’heure, ou des barres et des lingots de métal qui portent l’estampille ordinaire. J’aimerais donc mieux dire : Les pièces de monnaie sont des lingots dont le poids et la pureté sont garantis par l’intégrité de dessins imprimés sur les surfaces du métal.

différentes formes de monnaies.

De temps en temps on a fabriqué des monnaies de formes très-diverses, quoique les pièces circulaires soient de beaucoup les plus nombreuses. Parmi les monnaies innombrables qu’ont émises les états allemands, on peut trouver des pièces octogonales et hexagonales. Une singulière monnaie carrée, avec une empreinte circulaire au centre, fut émise à Salzbourg en l’an 1513. Des monnaies de siège ont été émises en Angleterre et ailleurs sous la forme de carrés, de losanges, etc. Au nombre des spécimens de monnaies les plus extraordinaires qui aient jamais été employées figurent ces larges plaques de cuivre pur qui ont circulé en Suède dans le dix-huitième siècle. Elles étaient épaisses de trois huitièmes de pouce environ, et les dimensions en étaient variées ; le demi daler avait 3 pouces 1/2 carrés, la pièce de deux dalers n’avait pas moins de 7 pouces 1/2, et pesait 3 livres 1/2. Comme un dessin n’en pouvait couvrir toute la surface, chaque angle portait une empreinte circulaire, et il y en avait une au centre, de manière à rendre les altérations aussi difficiles que possible.

Chez les nations orientales, les formes des monnaies sont encore plus curieuses. Au Japon la plus grande partie du numéraire consiste en itzibus d’argent. Ce sont des pièces d’argent oblongues, aplaties, couvertes des deux côtés de dessins et de légendes dont les caractères sont les uns en relief, les autres en creux. Les monnaies d’argent de dimensions moindres ont une forme semblable. Au nombre des menues monnaies du Japon se trouvent aussi de grandes pièces ovales, faites au moule, de cuivre ou d’un métal composé, dont chacune est percée au centre d’un trou carré. On connaît les sapèques des Chinois, rondelles formées d’une sorte de laiton et percées au milieu d’un trou carré qui permet de les enfiler ensemble. Les monnaies de Formose leur ressemblent, si ce n’est qu’elles sont beaucoup plus grandes et plus épaisses. Toutes les pièces faites de cuivre, ou de métaux non précieux, en Chine, au Japon, à Formose, se distinguent par un large rebord plat, et portent des caractères en relief sur un fond évidé, de manière à rappeler les pence de cuivre de Boulton et de Watt. On les obtient en jetant le métal dans un moule, puis en polissant les bavures à la lime. De pareilles monnaies résistent au frai et conservent l’empreinte mieux que les pièces européennes ; mais il est facile de les contrefaire.

Les pièces les plus singulières sont les monnaies en forme de cimeterres qui avaient cours autrefois en Perse.

quelle est la meilleure forme pour la monnaie ?

Il est très-important de chercher la meilleure forme possible pour les monnaies, et la meilleure manière de les frapper. L’usage de la monnaie crée, pour ainsi dire, un crime artificiel de faux monnayage, et la tentation qui pousse les gens à pratiquer cet art illicite est tellement forte que nulle pénalité ne peut l’étouffer, ainsi que le prouve trop une expérience de deux mille ans. Des milliers de coupables ont été punis de mort, et tous les supplices infligés au crime de trahison ont été appliqués à celui-ci sans effet. Ruding a donc incontestablement raison quand il dit, que nous devons faire tous nos efforts moins pour châtier le crime, que pour le prévenir par les perfectionnements apportés à l’art du monnayage. Il faut frapper nos monnaies d’une manière si parfaite qu’il devienne impossible de les imiter ou de les altérer avec succès.

On doit, quand on veut étudier avec soin la forme et le dessin d’une pièce de monnaie, avoir surtout quatre choses en vue.

1o Prévenir la contrefaçon.

2o Empêcher qu’on enlève frauduleusement une partie du métal.

3o Réduire autant que possible la perte de métal inévitable que la pièce subit par le frai.

4o Faire de la pièce un monument artistique et historique du gouvernement qui l’émet et du peuple qui l’emploie.

Pour empêcher la contrefaçon notre principale ressource est de rendre l’exécution mécanique de la pièce aussi parfaite que possible, et de la frapper par des procédés qui exigent des machines très-compliquées. Lorsque toutes les monnaies étaient obtenues par la fusion, le faux monnayeur pouvait réussir dans son travail presque aussi bien que celui qui travaillait pour l’État. Ainsi, dans l’empire Romain, il était difficile de distinguer entre la bonne et la fausse monnaie. La monnaie fabriquée au marteau fut un grand perfectionnement par rapport aux pièces moulées, et la monnaie faite au moulinet par rapport à celle qu’on faisait au marteau. L’introduction du balancier monétaire à vapeur de Boulton et de Watt fut un progrès nouveau, et le balancier à genou articulé d’Ulhorn et Thonnelier, employé maintenant dans presque toutes les monnaies, excepté celle de Tower Hill, est le dernier perfectionnement introduit dans le mécanisme du monnayage.

On doit apporter l’attention la plus scrupuleuse à l’exécution parfaite de la moulure, de la légende, ou du dessin, quel qu’il soit, imprimé sur le champ des pièces modernes. Il sert en même temps à empêcher que la pièce ne soit rognée, ou altérée par un changement de métal, et à déjouer l’habileté du contrefacteur. Les monnaies anciennes avaient la tranche fruste et dépourvue d’empreinte, et la première pièce dont le cordon ait reçu une légende fut une pièce d’argent de Charles IX, roi de France, frappée en 1573. Les pièces anglaises eurent pour la première fois le cordon graine ou estampé en 1658 ou 1662, quand l’usage du moulinet à vis s’introduisit définitivement dans notre fabrication. Toutes les grosses pièces qui sortent maintenant de la Monnaie anglaise et de la plupart des autres, portent sur le cordon des moulures ou des dentelures produites par des saillies ménagées à la surface intérieure du collier qui relient le flan quand il est pressé et frappé entre les deux coins. Ces colliers sont difficiles à exécuter, et, quand même on saurait les faire, ils ne peuvent servir que dans la presse mécanique ; le contrefacteur ne peut d’ailleurs imiter la moulure à la main ; car il est presque impossible d’employer la lime avec une régularité suffisante.

La pièce française de cinq francs porte sur le cordon cette légende en relief : « Dieu protège la France. » Ces lettres en relief défient complètement l’art du contrefacteur. La couronne anglaise porte pour légende : « Decus et Tutamen, » avec l’année du règne, le tout imprimé en creux, ce qui permettrait évidemment une imitation à l’aide de l’emporte-pièce. Les nouvelles monnaies d’or allemandes ont le cordon lisse ; la pièce de dix marcs a seulement quelques marques légères en creux, et la pièce de vingt marcs porte la légende : « Gott mit uns, » en lettres peu marquées, ce qui est certainement une garantie beaucoup moins satisfaisante que le cordon à moulure adopté dans la plupart des autres monnaies. Il vaudrait la peine de chercher si la moulure ne peut pas se combiner avec une légende ou un autre dessin en relief, de manière à rendre l’imitation encore plus difficile. Il y a un ou deux siècles, les monnaies d’argent étaient ordinairement ornées d’une sorte de chapelet qui tournait autour du cordon. On pourrait y substituer maintenant des dessins compliqués reproduits à la mécanique avec une régularité parfaite, et qu’il serait tout à fait impossible d’imiter à la main.

les monnaies comme œuvres d’art.

Je viens de considérer la meilleure forme à donner à une pièce de monnaie pour empêcher la contrefaçon. La falsification des pièces, la perte qu’elles subissent par le frai et les meilleurs moyens pour éviter ces inconvénients seront traités au chapitre XIII. Il serait déplacé de s’étendre longuement dans cet ouvrage sur l’usage des monnaies comme médailles artistiques. Je dois cependant faire remarquer que plusieurs des pièces qui sortent encore de la Monnaie anglaise sont des monuments de mauvais goût. Il est difficile d’imaginer des dessins plus pauvres que ceux du shelling et de la pièce de six pence ; et cependant ils remontent à une époque où l’art, dans plusieurs de ses branches, avait atteint son apogée en Angleterre. De même que l’architecture et l’art industriel se régénèrent grâce aux efforts des particuliers, est-il trop hardi d’espérer que le gouvernement anglais suivra ce mouvement ? Le florin est à certains égards un progrès énorme fait sur le shelling, c’est à d’autres égards un retour au style des anciennes pièces anglaises. En 1847 on produisit un très-beau modèle de la pièce d’une couronne, dans un style analogue ; mais la pièce ne fut jamais émise. M. Lowe, pendant qu’il était directeur de la Monnaie, nous rendit l’ancien souverain avec saint Georges et le Dragon, dessin bien supérieur au bouclier avec ses guirlandes. Je pense néanmoins que le moment est venu d’opérer une amélioration considérable dans le dessin de nos monnaies.

monnaies historiques.

Quelques états ont utilisé leurs coins pour en faire des monuments commémoratifs d’événements considérables, conquêtes, jubilés, avènements de souverains, etc. Les états allemands, et la Prusse en particulier, ont frappé une longue série de belles monnaies depuis le Kronung’s thaler de 1861, jusqu’au Sièges thaler de 1872. Quelques-unes de ces pièces se conservent dans les collections comme des médailles. Si l’on pouvait imaginer la littérature détruite, les cités modernes et leurs monuments tombes en ruines, ces monnaies médailles deviendraient les monuments les plus durables, et l’histoire des rois de Prusse pourrait être retracée par les numismates de l’avenir, comme on a dernièrement retrouvé celle des grandes dynasties de la Bactriane.

En 1842, M. Anténor Joly soumit aux chambres françaises un projet de monnaie historique, et renouvela sa proposition en 1852. M. Ernest Dumas a proposé aussi l’émission de pièces de vingt centimes en bronze, qui serviraient en même temps de monnaie et de médailles commémoratives. Ces propositions n’ont pas eu de suite en France. En Angleterre on n’a pas non plus frappé de pièces de ce genre. Sauf la petite dépense qu’exigerait le renouvellement des coins, je ne vois aucune objection à l’émission d’une monnaie historique,

le monnayage considéré comme attribut du souverain.

Toute communauté civilisée a besoin d’être fournie de monnaies bien exécutées, ce qui soulève cette question : comment assurer la production de ces monnaies ? Les pièces de chaque genre doivent contenir des poids exactement égaux de métal pur, et porter une empreinte qui constate ce poids. Peut-on se fier à la concurrence ordinaire des manufacturiers et des industriels pour assurer la production d’une quantité suffisante de semblables monnaies, comme s’il s’agissait de boutons, d’épingles et d’aiguilles ? Ou devons-nous établir un service public, soumis à un contrôle législatif sévère, pour assurer un bon monnayage ?

Comme il n’est pas d’opinion qui ne trouve un avocat, il s’est rencontré quelques personnes pour penser que le monnayage devait être abandonné à l’action de la libre concurrence. M. Herbert Spencer, particulièrement dans sa « Social Statics, » a soutenu cette doctrine. De même, dit-il, que nous nous fions à l’épicier pour nous fournir du thé, et au boulanger pour nous fournir du pain, nous pourrions nous fier à la maison Heaton et Fils, ou de même à quelque autre maison entreprenante de Birmingham qui nous fournirait les souverains et les shellings à ses risques et périls. Il était convaincu que, comme le public s’adresse de préférence à l’épicier qui vend du thé de bonne qualité, et au boulanger dont le pain est bon et pèse le poids, de même le monnayeur honnête et habile prendrait possession du marché, et que sa monnaie en chasserait les produits inférieurs.

Bien que je doive toujours un profond respect aux opinions d’un penseur aussi éminent que M. Spencer, je pense qu’à ce sujet il applique un principe général à un cas exceptionnel auquel il n’est nullement applicable. Il a négligé l’importante loi de Gresham (qui sera expliquée au chapitre suivant), loi d’après laquelle la bonne monnaie ne peut chasser la mauvaise. En matière de numéraire, l’intérêt personnel produit un résultat tout à fait contraire à celui qu’il produit dans les affaires d’un autre ordre : c’est ce que nous expliquerons, et nous verrons que, si le monnayage était libre, ceux qui vendraient des monnaies de valeur inférieure, à des prix réduits, chasseraient du marché les produits supérieurs.

Cette conclusion est amplement confirmée par l’expérience. À des époques et dans des contrées très-diverses, la monnaie a été fabriquée par l’industrie privée, et le résultat a toujours été l’altération du numéraire. Pendant longtemps, en Angleterre, la monnaie de cuivre consista principalement en jetons émis par des commerçants qui les produisaient en quantités excessives et ne leur donnaient qu’un poids très-léger. Dans les Vies de Boulton et de Watt, par M. Smiles, nous trouvons une lettre intéressante où Boulton se plaint que, pendant ses voyages, aux barrières de péage, il ne recevait en moyenne qu’un bon penny contre deux mauvais. Les industriels de bas étage achetaient, nous dit-il, la monnaie de cuivre à la valeur nominale de trente-six shellings pour vingt shellings en argent ; puis, avec cette monnaie de mauvais aloi, ils payaient les salaires de leurs ouvriers, de façon à faire un profit considérable. Telle était la multitude de ces pièces en circulation, que les magistrats et les habitants de Stockport tinrent un meeting où ils décidèrent de ne plus recevoir à l’avenir d’autres demi-pence que ceux de la compagnie d’Anglesey, qui pesaient le poids légal. Ceci montre, s’il était nécessaire de le prouver, que les efforts isolés et l’action de l’intérêt personnel étaient impuissants à chasser de la circulation la mauvaise monnaie ; et il est à croire que le meeting en question demeura sans effet sérieux. En Chine la petite monnaie courante, appelée cash ou li, est d’ordinaire fabriquée par des particuliers, ce qui fait que les dimensions, la qualité et la valeur de ces monnaies sont tombées bien bas.

Dans mon opinion, il n’y a rien qu’on doive, moins que la monnaie, abandonner à l’action de la libre concurrence. Dans les lois constitutionnelles, le droit de monnayage a toujours été tenu pour une des prérogatives particulières de la couronne, et c’est une maxime de la loi civile, que monetandi jus principum ossibus inhœret. Le mieux est de laisser ce soin au pouvoir exécutif et à ses conseillers scientifiques qui ont fait des recherches approfondies et minutieuses sur ce sujet compliqué de la monnaie et du monnayage. Il faut tenir autant que possible cette question en dehors des luttes de parti et des vicissitudes de l’opinion publique, pour la remettre à la décision des hommes compétents. Sans doute, dans le passé, les rois ont été les faux monnayeurs les plus notoires, et ont souvent altéré les monnaies ; mais ce danger n’est pas à craindre dans les temps modernes. On doit plutôt en redouter un tout contraire : il est à craindre, en effet, que des gouvernements populaires ne refusent d’adopter les améliorations les plus faciles et les plus nécessaires dans le système monétaire de peur de n’avoir pas pour eux, en pareil cas, l’opinion publique ; et cependant le public, soumis à l’influence de l’habitude et fort peu instruit en pareille matière, sera toujours hors d’état de se mettre d’accord sur le meilleur système.


  1. δράσσομαι saisir avec la main, empoigner.
  2. ὀβολός de ὀβελός, broche.