La Monnaie et le mécanisme de l’échange/5

Germer Baillière (p. 25-33).

CHAPITRE V

quelles qualités doit avoir la matière dont on fait la monnaie

Un grand nombre d’écrivains récents, tels que Huskisson, Mac Culloch, James Mill, Garnier, M. Chevalier, Walras, ont décrit d’une manière satisfaisante les qualités que doit présenter la matière de la monnaie. Il semble cependant que certains écrivains plus anciens aient presque aussi bien compris le même sujet. Harris a traité de ces qualités avec une clarté remarquable dans son « Essai sur le numéraire et la monnaie » publié en 1757. Cet ouvrage, qui parut avant « La Richesse des Nations », exposait déjà les principes fondamentaux de la matière de telle façon qu’aujourd’hui même on n’y pourrait guère trouver à reprendre. Cependant quatre-vingts ans plus tôt, Rice Vaughan, dans son petit « Traité de la monnaie », avait établi avec brièveté, mais d’une manière satisfaisante, les qualités que la monnaie doit présenter. Nous trouvons même que William Stafford, (1581) contemporain de la reine Élisabeth, et auteur d’un remarquable dialogue, s’était fait une idée fort juste de son sujet. Toutefois, entre tous les écrivains, c’est probablement M. M. Chevalier qui a développé, de la manière la plus précise et la plus complète, les qualités que la monnaie doit présenter, et sur beaucoup de points j’adopterai ses idées.

Le principal défaut dans lequel on tombe en traitant ce sujet vient de ce qu’on ne remarque pas que la monnaie doit présenter des qualités différentes pour remplir ses différentes fonctions. Le choix de la matière la plus convenable est donc un problème très-complexe, parce qu’il faut prendre en considération l’importance relative des différentes fonctions de la monnaie, les proportions dans lesquelles la monnaie remplit chacune de ces fonctions, et l’importance de chacune des qualités physiques de la substance relativement à chaque fonction. Quand l’industrie est encore dans un état rudimentaire, la monnaie n’a guère d’autre rôle que de circuler entre les acheteurs et les vendeurs. Il convient alors qu’elle soit assez portative, et qu’elle puisse se diviser en fragments de dimensions variées, de manière qu’on puisse sans peine parfaire une somme quelconque ; il faut qu’on la connaisse facilement à ses caractères extérieurs ou au dessin dont elle porte l’empreinte. Mais quand la monnaie en arrive, — ainsi que cela ne tarde pas, — à être employée presque exclusivement comme mesure de valeur et comme valeur type, quand le système d’échanges devient un troc perfectionné, les propriétés précédemment signalées perdent beaucoup de leur importance, et la stabilité dans la valeur, jointe peut-être à la facilité de transport, est la qualité la plus importante. Cependant, avant de nous hasarder à discuter des questions si complexes, nous devons commencer par une discussion préliminaire des propriétés de la monnaie, qu’on pourrait peut-être énumérer ainsi dans l’ordre de leur importance :

1. Utilité et valeur. 5. Divisibilité.
2. Facilité de transport. 6. Stabilité dans la valeur.
3. Indestructibilité. 7. Caractères facilement reconnaissables.
4. Homogénéité.


1. utilité et valeur.

Puisque la monnaie doit être échangée contre des objets qui ont de la valeur, elle doit elle-même posséder de la valeur, et par conséquent une utilité qui serve de base à cette valeur. Une fois que la monnaie a cours on ne la reçoit que pour la faire circuler, de sorte que si l’on pouvait amener tout le monde à prendre, à un certain taux déterminé, des morceaux de matière dépourvus de valeur, il semble qu’il ne serait pas indispensable que la monnaie possédât en elle-même une valeur réelle. Un fait de ce genre se présente : souvent en effet, dans l’histoire des monnaies, des coquillages sans valeur apparente, des bouts de cuir, des feuilles de papier sont reçus en échange de marchandises précieuses. Toutefois ce phénomène étrange trouve, la plupart du temps, une explication facile, et si nous étions bien au courant de l’histoire de toutes les monnaies, la même explication s’appliquerait sans doute à tous les cas.

Certainement, dans les sociétés primitives, l’usage de la monnaie ne reposait pas sur des règlements fixés par la loi, de sorte que l’utilité de la matière pour d’autres usages doit avoir été la condition préalable de son emploi comme monnaie. Ainsi cette singulière monnaie de wampum que les premiers explorateurs trouvèrent chez les Indiens de l’Amérique du nord, était, ainsi que nous l’avons dit plus haut, estimée comme parure. Les cauris, si communément employés en Orient, sont estimés comme objets de parure sur la côte occidentale d’Afrique, et, suivant toute probabilité, servaient d’ornements avant d’être employés en guise de monnaie. Tous les autres articles mentionnés au chap. IV, bœufs, blé, peaux, tabac, sel, noix de cacao, etc., qui ont joué le rôle de monnaie dans un pays ou dans l’autre, avaient une utilité et une valeur indépendantes. S’il y a quelques exceptions apparentes à cette règle, une connaissance plus complète du sujet nous en fournirait sans doute l’explication. Nous pouvons donc être d’accord avec Storch, quand il dit : « Il est impossible qu’une substance qui n’a aucune valeur propre soit proposée pour servir de monnaie, quelque convenable qu’elle soit à d’autres égards pour cet emploi. »

Quand une substance est employée très-communément comme monnaie, on conçoit que son utilité finit par dépendre principalement des services qu’elle rend sous cette forme à la communauté.

Par exemple on se sert bien plus souvent de l’or pour le monnayer que pour en faire de la vaisselle, des bijoux, des montres, etc.

Il peut arriver qu’une substance, employée à l’origine à des usages divers, finisse par servir uniquement en qualité de monnaie, et que cependant, par suite de cet emploi et par la force de l’habitude, elle conserve sa valeur. Tel est probablement le cas pour les cauris. L’importance de l’habitude, personnelle ou héréditaire, est au moins aussi grande dans la science monétaire qu’elle l’est, suivant M. Herbert Spencer, en morale, et dans les phénomènes sociologiques en général.

Il n’y a cependant aucune raison de supposer que la valeur de l’or et de l’argent soit uniquement due, de nos jours, à leur emploi conventionnel comme monnaie. Ces métaux possèdent des propriétés si remarquables et si utiles que, si nous pouvions seulement nous les procurer en quantité suffisante, ils remplaceraient tous les autres métaux dans la confection des ustensiles domestiques, des ornements, et d’une multitude de petits objets que l’on fait maintenant en cuivre, en laiton, en bronze, en étain, ou en quelques autres métaux ou alliages de qualité inférieure.

Afin que la monnaie puisse remplir d’une manière satisfaisante quelques-unes de ses fonctions, faciliter par exemple les échanges comme intermédiaire, ou accumuler la richesse, ou la transporter, il importe qu’elle soit composée d’une substance très-appréciée dans toutes les parties du monde, et, si faire se peut, presque également estimée par tous les peuples. Il y a des raisons de penser que l’or et l’argent ont été admirés et appréciés par toutes les tribus qui étaient assez heureuses pour se les procurer. L’éclat et la beauté de ces métaux doivent avoir attiré l’attention et excité l’admiration dans les temps les plus anciens aussi bien qu’à l’époque actuelle.

2. facilité de transport.

La matière de la monnaie ne doit pas seulement avoir de la valeur ; cette valeur doit encore être dans un tel rapport avec le poids et la masse de la matière, que la monnaie ne soit ni trop gênante par son poids d’un côté, ni de l’autre incommode par ses dimensions trop exiguës. La tradition rapportait en Grèce que Lycurgue avait obligé les Lacédémoniens à se servir d’une monnaie de fer, afin que le poids de cette monnaie les empêchât de s’adonner trop au commerce. Quoiqu’il en soit, il est certain que la monnaie de fer ne pourrait s’employer à présent en paiements un peu considérables, puisqu’un penny pèserait environ une livre ; puisqu’au lieu de remettre un billet de cinq livres sterling, nous devrions livrer une tonne de fer. Au siècle dernier le cuivre s’employait réellement comme principal moyen d’échange en Suède ; et les marchands étaient obligés d’emmener une brouette avec eux quand ils avaient à recevoir des paiements en dalers de cuivre. Un grand nombre des substances employées comme monnaie dans les anciens temps devaient laisser beaucoup à désirer pour la facilité du transport. Sans doute les bœufs et les brebis se transportaient bien eux-mêmes ; mais le blé, les peaux, l’huile, les noix, les amandes, etc., quoique assez convenables à d’autres égards pour servir de monnaie, étaient d’un volume énorme, et ne pouvaient que difficilement se transporter.

Cette facilité de transport est une qualité importante, non-seulement parce qu’elle permet de porter en poche de petites sommes sans difficulté, mais parce que des sommes considérables peuvent ainsi se transporter à peu de frais d’un pays à l’autre, et même d’un continent à l’autre. Le résultat est d’assurer dans toutes les parties du monde une uniformité approximative de la valeur de la monnaie. Une substance très-pesante et très-volumineuse relativement à sa valeur, comme le blé et le charbon, peut être fort rare dans un pays, tandis qu’elle surabonde dans un autre : alors l’offre et la demande ne peuvent s’équilibrer sans une grande dépense de transport. Au contraire, le prix du transport de l’or ou de l’argent de Londres à Paris, y compris l’assurance, n’est que de quatre dixièmes pour cent ; et entre les parties du monde les plus éloignées, il ne dépasse pas deux ou trois pour cent.

De même que les substances peuvent manquer de valeur, elles peuvent en avoir trop, de sorte que pour les transactions ordinaires il serait nécessaire d’avoir recours au microscope ou à des instruments de précision. Les diamants sans parler de quelques autres objections, auraient beaucoup trop de valeur pour les petites transactions. La valeur de ces pierres précieuses croît, dit-on, comme le carré de leur poids, de sorte que nous ne pouvons établir aucune comparaison exacte entre elles et les métaux, dont la valeur est simplement proportionnelle au poids. Si nous admettons seulement qu’un diamant d’un carat (quatre grains) vaut 15 livres sterling, nous trouvons qu’il a, au même poids, 460 fois la valeur de l’or. Il y a aussi plusieurs métaux rares, comme l’iridium et l’osmium, qui auraient beaucoup trop de valeur pour servir de monnaie. L’or même et l’argent sont trop précieux pour la menue monnaie. Un penny d’argent pèse maintenant 7 grains 1/4, et un penny d’or ne pèserait qu’un demi-grain. Le joli jeton octogonal d’un quart de dollar, qui a cours en Californie, est la plus petite pièce d’or que j’aie jamais vue ; elle pèse moins de quatre grains, et elle est si mince qu’on l’enlèverait presque d’un souffle.

3. indestructibilité.

Destinée à circuler pour les besoins du commerce et à être tenue en réserve, la monnaie doit être difficile à détruire ou à détériorer. Il ne faut pas qu’elle s’évapore comme l’alcool, qu’elle se putréfie comme les substances animales, qu’elle tombe en poussière comme le bois, qu’elle se rouille comme le fer. Des objets faciles à détruire, comme les œufs, la morue sèche, le bétail, l’huile, ont sans doute servi de monnaie ; mais la monnaie de ce genre, après avoir servi à cet usage quelques jours, doit nécessairement être bientôt consommée. On ne peut donc conserver une grande quantité de denrées si peu durables, et leur valeur, par là même, doit être très-variable. Les différentes espèces de grains prêtent moins à cette objection ; car, une fois bien séchés, ils n’éprouvent, pendant plusieurs années, aucune détérioration appréciable.

4. homogénéité.

Toutes les parties ou échantillons de la substance employée comme monnaie devront être homogènes, c’est-à-dire présenter les mêmes qualités, de sorte que des poids égaux possèdent également la même valeur. Pour que nous puissions calculer sûrement à l’aide d’unités de nature quelconque, il faut que toutes les unités soient égales et semblables, afin que deux et deux ne manquent jamais de faire quatre. Si nous comptions en pierres précieuses, il arriverait rarement que quatre pierres eussent exactement la valeur de deux autres. Les métaux précieux eux-mêmes, à l’état natif, ne sont pas parfaitement homogènes, et sont mêlés les uns avec les autres presque dans toutes les proportions ; mais il n’y a pas là un grand inconvénient ; car l’essayeur détermine facilement la quantité de métal pur que contient chaque lingot. Par le raffinage et le monnayage les métaux sont ensuite ramenés à des titres presque égaux, de sorte que des poids égaux sont alors d’une valeur largement égale.

5. divisibilité.
Une propriété étroitement unie à la précédente est la divisibilité. Sans doute toute matière est mécaniquement divisible, et presque à l’infini. Les pierres les plus dures peuvent être brisées, et l’acier peut être coupé par un acier plus dur. Mais il ne suffit pas que la matière de la monnaie puisse être divisée ; il faut encore que la valeur de la masse totale soit exactement la même avant et après la division. Si nous coupons une peau ou une fourrure, les morceaux auront, ordinairement, beaucoup moins de valeur que n’en avait le tout, excepté pour certains usages spéciaux ; il en sera de même pour le bois, la pierre et la plupart des autres matières dont la réunion est ensuite impossible. Mais on peut fondre de nouveau en une seule masse, dès qu’on le voudra, des morceaux de métal, et la dépense de l’opération, y compris la perte de matière, est très-faible pour les métaux précieux, puisqu’elle varie de un penny à deux par once. Ainsi, la valeur d’une pièce d’or ou d’argent est à peu près proportionnelle au poids du métal fin qu’elle contient.
6. stabilité dans la valeur.

Évidemment on doit désirer que la valeur de la monnaie ne soit pas sujette à fluctuation. Les proportions dans lesquelles elle s’échange contre d’autres objets doivent être maintenues dans une moyenne aussi invariable que possible. Cette condition aurait relativement peu d’importance si la monnaie ne s’employait que pour mesurer les valeurs à un moment déterminé, et comme moyen d’échange. Si d’un autre côté tous les prix se modifiaient dans la même proportion dès que la valeur de la monnaie varie, personne ne gagnerait ni ne perdrait, excepté pour les pièces qu’on se trouverait avoir en poche, en réserve, ou à son compte chez un banquier. Mais, dans la pratique, ainsi que nous l’avons vu, on emploie l’argent comme valeur typique et régulatrice dans les contrats à longue échéance, et souvent l’usage ou la loi maintiennent les paiements à un taux invariable, lors même que la somme payée change considérablement de valeur. Aussi tout changement dans la valeur de la monnaie occasionne un certain préjudice à la société.

On pourrait dire, il est vrai, que le débiteur gagne ce que perd le créancier, ou vice-versa, de telle sorte qu’en somme la communauté est aussi riche qu’auparavant ; mais cela n’est pas tout à fait vrai. Une analyse mathématique du problème montre, que si l’on prend une somme quelconque à une personne pour la donner à une autre, dans le plus grand nombre des cas le préjudice causé à l’une dépasse le profit que fait l’autre. Une personne qui jouit d’un revenu de cent livres sterling par an perdra plus, si on lui en ôte dix, qu’elle ne gagnerait si on lui en donnait dix de plus, parce que le degré d’utilité de l’argent est beaucoup plus considérable pour elle à quatre-vingt-dix livres qu’à cent dix. D’après le même principe tous les jeux, les paris, les faits de pure spéculation, toutes les autres circonstances où le hasard intervient dans le transport de la propriété impliquent, dans la majorité des cas, une perte d’utilité. Ce qui encourage l’industrie, le commerce et l’accumulation du capital, c’est uniquement l’attente des jouissances qu’on en doit retirer ; or toute variation dans la valeur du numéraire tend dans une certaine proportion à frustrer cette attente, et à affaiblir le mobile de notre activité.

7. caractères facilement reconnaissables.

Nous voulons désigner par là la propriété que présente une substance d’être facilement reconnue et distinguée de toute autre substance. Comme moyen d’échange, la monnaie passe continuellement de main en main, et il y aurait un grand inconvénient à ce que chacune des personnes qui la reçoit fût obligée de l’examiner, de la peser, de l’essayer. S’il faut des connaissances particulières pour distinguer la mauvaise monnaie de la bonne, les pauvres gens qui ne savent rien seront certainement trompés. Le moyen d’échange doit donc présenter certains caractères bien distincts auxquels personne ne puisse se tromper. Les pierres précieuses, même quand elles conviendraient à d’autres égards, ne sauraient s’employer comme monnaie, parce qu’un lapidaire habile est seul capable de distinguer les pierreries naturelles des imitations.

On peut dire que cette qualité de la monnaie en implique aussi une autre à laquelle on a donné avec raison en anglais le nom d’impressibility ; c’est la propriété que possède une substance de recevoir une empreinte, un sceau, un dessin qui constatera son caractère de numéraire et indiquera sa valeur. Nous devrions dire plus simplement que cette substance doit pouvoir se monnayer, de manière qu’un fragment de matière, une fois émis avec l’empreinte de l’État, d’après des règlements appropriés, puisse être reconnu de tous comme monnaie bonne et légale, égalant en poids, en dimensions et en valeur toutes les monnaies marquées à la même empreinte. Plus tard nous étudierons avec plus de détails les conditions qu’implique la fabrication d’une bonne pièce de monnaie.