La Monnaie et le mécanisme de l’échange/4

Germer Baillière (p. 16-24).

CHAPITRE IV

histoire de la monnaie dans les temps primitifs

Accoutumés, dans les sociétés civilisées où nous vivons, à nous servir de monnaie métallique frappée, nous apprenons de bonne heure à identifier la monnaie avec l’or et l’argent. De là naissent des illusions et des erreurs fâcheuses. Il est donc toujours bon de se rappeler cette vérité, si bien établie par Turgot, que toute espèce de marchandise possède la double propriété de mesurer et de transmettre la valeur. Quant à savoir quelles marchandises fourniront, dans un état de société donné, la monnaie la plus convenable, c’est une simple question de commodité. Pour mieux se convaincre de cette vérité que nous avions exprimée, il suffit de considérer rapidement les matières très-diverses qui ont joué, à différentes époques, le rôle de monnaie. Quoiqu’il y ait une foule de numismates et d’économistes politiques, l’histoire naturelle de la monnaie est un sujet à peine effleuré, sur lequel j’aimerais à m’étendre ; mais les limites étroites qui me sont imposées me permettent seulement une esquisse, un court résumé des faits intéressants qu’on pourrait recueillir en grand nombre.

la monnaie chez les peuples chasseurs.

L’état le plus rudimentaire de l’industrie humaine est peut-être celui où les hommes se procurent les objets nécessaires à la vie en chassant les animaux sauvages. Les produits de la chasse doivent, dans une telle société, constituer la propriété dont la valeur est le plus généralement reconnue. La chair prise est sans doute trop facilement altérable pour qu’on puisse l’amasser ou l’échanger souvent ; mais il n’en est pas de même des peaux, qui, conservées et fort appréciées comme vêtements, formèrent une des premières matières de la monnaie. Aussi une foule de témoignages nous apprennent-ils que les peaux ou les fourrures furent employées comme monnaie par un grand nombre de nations anciennes. Aujourd’hui encore elles servent à cet usage dans plusieurs parties du monde.

Dans le livre de Job nous lisons : « Peau pour peau, tout ce qu’un homme possède, il le donnera pour sauver sa vie ; » ce qui indique clairement que les peaux étaient employées pour représenter la valeur par les anciens peuples de l’Orient. Des recherches étymologiques montrent qu’on en peut dire autant des nations septentrionales dès les premiers temps de leur histoire. Dans la langue des Esthoniens le mot râha a la signification de monnaie ; mais son équivalent dans le langage des Lapons, leurs congénères, n’a pas encore perdu sa signification originale de peau ou de fourrure. On dit qu’une monnaie de cuir circula en Russie jusqu’au règne de Pierre le Grand ; et il est à remarquer que les écrivains classiques rapportent des traditions tendant à établir que la monnaie la plus ancienne employée à Rome, à Lacédémone et à Carthage, était faite de cuir.

Mais il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’à ces époques reculées pour retrouver l’usage de cette monnaie de peau. Dans le trafic de la Compagnie de la baie d’Hudson avec les Indiens de l’Amérique du Nord, les fourrures, malgré leurs différences de qualité et de dimensions, formèrent longtemps le médium d’échange. Un fait très-instructif confirme la valeur des témoignages cités plus haut : même quand l’usage des espèces métalliques se fut répandu chez les Indiens, la peau était encore employée communément comme monnaie de compte. Ainsi Whymper[1] dit : « Un fusil, qui avait une valeur nominale de quarante shellings environ, se donnait pour vingt peaux. C’est le terme anciennement employé par la Compagnie. Une peau de castor passe pour valoir deux shellings environ, et représente deux martres, et ainsi de suite. À Fort-Yukon on entendait sans cesse parler de peaux, attendu que c’était de cette façon qu’on évaluait les vêtements fournis aux travailleurs. »

la monnaie chez les peuples pasteurs.

Au second degré de civilisation, dans l’état pastoral, le gros et le petit bétail sont naturellement le genre de propriété le plus estimé et le plus facile à négocier. Les animaux changent facilement de propriétaires, se transportent eux-mêmes, et peuvent se conserver pendant plusieurs années, de sorte qu’ils remplissent sans peine quelques-unes des fonctions de la monnaie.

C’est ce que la tradition, les écrits, l’étymologie établissent par une foule de témoignages. Dans les poèmes homériques les bœufs sont mentionnés fort clairement, et à plusieurs reprises, comme le genre de marchandise servant à exprimer la valeur des autres objets. Il y est dit que les armes de Diomède valaient neuf bœufs, et elles sont comparées avec celles de Glaucos, qui en valaient cent. Le trépied, donné comme premier prix aux lutteurs dans le vingt-troisième chant de l’Illiade, était évalué à douze bœufs, et une captive habile aux travaux de son sexe, à quatre[2]. Il est d’autant plus intéressant de trouver les bœufs employés ainsi comme mesure commune de la valeur, que, d’après d’autres passages de ces mêmes poèmes, nous voyons les métaux précieux, quoiqu’ils ne soient pas encore frappés, employés pour accumuler la richesse, et, à l’occasion, comme moyen d’échange. Ainsi nous voyons clairement qu’à ces époques primitives les différentes fonctions de la monnaie étaient remplies par des marchandises différentes.

Dans plusieurs langues le nom de la monnaie est identique à celui de quelque espèce de bétail ou d’animaux domestiques. On reconnaît généralement que pecunia, nom latin de la monnaie, dérive de pecus, bétail. Nous voyons dans l’Agamemnon d’Eschyle que la figure d’un bœuf fut la première empreinte appliquée sur les monnaies, et l’on en dit autant des premiers as qui furent frappés à Rome. Les recherches des numismates ne confirment pas ces traditions, qui furent probablement imaginées pour expliquer le rapport entre le nom de la pièce et celui de l’animal. On peut trouver, dans beaucoup de langues modernes, un rapport analogue entre les mêmes dénominations. Ainsi les Anglais se servent communément, pour désigner le paiement d’une somme d’argent, du terme fee, qui n’est autre chose que l’anglo-saxon feoh. Or ce dernier mot signifie à la fois monnaie et bétail, et, de plus, il se rattache à l’allemand vieh, qui, aujourd’hui encore, a uniquement la signification primitive de bétail. Ainsi que me l’apprend mon ami, le professeur Théodores, la même relation d’idées se montre dans le nom grec de la propriété, κτῆμα, qui a concurremment le sens de possession, de troupeau, de bétail, et que Grimm rattache à un verbe primitif κέτω ou κετάω, nourrir du bétail. Grimm suppose que la même racine reparaît dans les langues teutoniques et scandinaves, ainsi dans le gothique skatts, le haut allemand moderne schatz, l’anglo-saxon scat ou sceat, l’ancien nordique skat, mots qui tous signifient richesse, propriété, trésor, taxe ou tribut, surtout sous forme de bétail. Cette théorie est confirmée par le fait que l’équivalent frison, sket, a conservé jusqu’à nos jours le sens primitif de bétail. Dans le nordique, l’anglo-saxon et l’anglais, scat ou scot a pris le sens spécial de taxe ou tribut.

Dans les anciens recueils de lois germaines, les amendes sont réellement exprimées en têtes de bétail. Le professeur Théodores m’apprend encore que, dans le Zend Avesta, les honoraires à payer aux médecins sont soigneusement fixés, et toujours on se sert de quelque espèce de bétail pour les évaluer. Dans l’ouvrage si intéressant que Sir H. S. Maine vient de publier sur « l’Histoire primitive des institutions, » la cinquième et la sixième leçons sont remplies de renseignements curieux nous montrant la place importante que tenaient les troupeaux dans la richesse des sociétés primitives. Comme on le comptait par têtes (capita), le bétail s’appelait capitale, d’où vient le terme économique de capital, l’expression juridique de cheptel, et le mot anglais de cattle (bétail).

Dans les pays où les esclaves étaient une des propriétés les plus communes et les plus estimées, ils devaient naturellement, ainsi que les bestiaux, être employés comme moyen d’échange. Pausanias fait mention de cet usage, et dans l’Afrique centrale, comme dans quelques autres régions où l’esclavage est encore florissant, les esclaves servent comme moyen d’échange concurremment avec le bétail et les dents d’éléphant. D’après la relation d’Earl sur la Nouvelle-Guinée, il y a dans cette île un trafic d’esclaves considérable, et une tête d’esclave y forme l’unité de valeur. En Angleterre même on croit que les esclaves s’échangeaient à une certaine époque en guise de monnaie.

articles de parure employés comme monnaie.

La passion de la parure est un des instincts les plus anciens et les plus puissants de la race humaine ; comme les objets employés à la satisfaire devaient être durables, universellement estimés et faciles à transporter, il était naturel qu’on leur fit jouer aussi le rôle de monnaie. Les fils ou colliers de wampum des Indiens de l’Amérique du nord fournissent un exemple de cet usage ; car ils ont certainement été employés comme parure. C’étaient des chapelets formés avec les extrémités de coquilles blanches et noires qu’on avait d’abord polies par le frottement, puis enfilées en forme de ceintures et de colliers ; on les estimait selon leur longueur, mais aussi selon leur couleur et leur éclat, un pied de wampum noir valait deux pieds du blanc. C’était si bien une monnaie acceptée parmi les indigènes que la cour du Massachusetts décida, en 1649, que, pour le paiement des dettes entre colons, elle serait reçue jusqu’à concurrence de quarante shellings. Ce qui est assez curieux aussi, c’est que, semblables à nos avares européens entassant des monnaies d’or et d’argent, les plus riches d’entre les chefs indiens entassaient des colliers de wampum, faute d’un meilleur placement pour le superflu de leur richesse.

Une monnaie tout-à-fait analogue à celle des Indiens de l’Amérique du nord, ce sont les cauris qui, sous un nom ou sous un autre, — chamgos, zimbis, bouges, porcelaines, etc, — ont été longtemps employés dans les Indes-Orientales comme petite monnaie. Dans l’Inde anglaise, à Siam, sur la côte ouest d’Afrique, sur d’autres côtes intertropicales, on les emploie encore comme menue monnaie ; et on les importe pour cet usage des îles Maldives et Laquedives, sur les rivages desquelles ils sont recueillis. Ils changent de valeur suivant qu’ils sont plus ou moins abondants ; mais aux Indes le taux ordinaire est d’environ 5000 cauris par roupie, ce qui donne, pour la valeur de chaque coquille, la deux centième partie d’un penny (20 pour un centime). Les Fidjiens, cette population intéressante qui fait partie comme nous de l’empire anglais, employaient, au lieu de cauris, des dents de baleine, et le rapport de valeur des dents blanches aux dents teintes en rouge était à peu près le même que celui des shellings aux souverains d’or (25 fr.).

Entre autres objets d’ornement ou objets précieux employés en guise de monnaie, on peut mentionner l’ambre jaune, les pierres gravées telles que les scarabées égyptiens, et les dents d’éléphant.

monnaie chez les peuples agriculteurs.

Une foule de produits du règne végétal conviennent au moins aussi bien que quelques-uns des articles qui viennent d’être mentionnés pour jouer le rôle de monnaie. On ne s’étonnera donc pas de trouver les plus durables de ces produits employés de cette façon dans un peuple qui tire de l’agriculture ses moyens de subsistance. Depuis le temps des anciens Grecs jusqu’à l’époque actuelle le blé a servi de moyen d’échange dans des régions très-diverses de l’Europe. En Norvège le blé se dépose même dans des greniers publics comme on dépose la monnaie dans les banques ; il se prête et s’emprunte. Le rôle que jouent en Europe le blé, l’orge, l’avoine, appartient au maïs dans quelques parties de l’Amérique centrale, et notamment au Mexique, où il avait cours autrefois. Dans un grand nombre de contrées qui entourent la Méditerranée, l’huile d’olive est un des articles de production et de consommation les plus communs ; comme elle est d’ailleurs assez uniforme en qualité, qu’elle se conserve et se divise facilement, elle a longtemps servi de monnaie dans les îles Ioniennes, à Mitylène, dans quelques villes de l’Asie-Mineure et dans d’autres parties du Levant.

De même que les cauris circulent dans les Indes orientales, les noix de cacao, dans l’Amérique centrale et dans le Yucatan, forment une monnaie fractionnaire parfaitement reçue et sans doute ancienne. Les voyageurs nous ont donné sur leur valeur des renseignements très-précis ; mais il est impossible de faire concorder ces renseignements sans supposer de grandes variations soit dans la valeur des noix, soit dans celle des espèces auxquelles on les compare. En 1521, à Caracas, trente noix de cacao valaient environ un penny anglais (10 centimes), tandis que dernièrement dix noix faisaient un penny, si nous en croyons Squier. Dans les contrées de l’Europe où les amandes sont communes, elles ont eu cours dans certaines limites, comme les noix de cacao ; mais leur valeur change aussi, suivant que la récolte est plus ou moins abondante.

Cependant ce n’est pas seulement comme menue monnaie que les produits végétaux ont été employés dans les temps modernes. Dans les colonies américaines et dans les îles des Indes occidentales, les espèces furent plus d’une fois très-rares aux débuts de la colonisation, et les législateurs prirent le parti d’obliger les créanciers à recevoir les paiements en produits naturels dont le taux était fixé. En 1618, le gouverneur des plantations de la Virginie ordonna que le tabac serait reçu au taux de trois shellings la livre, avec peine de trois ans de travaux forcés pour celui qui le refuserait. Lorsque la Compagnie de Virginie introduisit dans ses domaines des jeunes femmes que devaient épouser les colons, on les mit au prix de cent livres de tabac par tête ; et ce prix s’éleva dans la suite à cent cinquante. En 1732, la législature du Maryland donna encore cours forcé au tabac et au maïs ; et en 1641 on fit des lois semblables sur le blé dans le Massachussets. Les gouvernements de quelques-unes des îles des Indes occidentales semblent avoir tenté d’imiter ces lois qui établissaient des monnaies particulières ; on les a vus décider que dans un procès la partie gagnante serait tenue d’accepter différents genres de produits bruts, comme le sucre, le rhum, les mélasses, le gingembre, l’indigo, le tabac. La difficulté de conserver la plupart des substances animales empêche qu’elles soient souvent employées comme monnaie ; mais on dit que les œufs ont eu cours en Suisse dans les villages des Alpes, et la morue sèche a certainement joué le rôle de monnaie à Terre-Neuve.

articles manufacturés et objets divers employés comme monnaie.

On trouvera peut-être que cette énumération des objets qui ont servi de monnaie est déjà trop longue pour cet ouvrage. Je me contenterai donc d’ajouter brièvement qu’un grand nombre de marchandises manufacturées ont été employées comme moyens d’échange en différents temps et en différents lieux. Telles sont les étoffes de coton appelées pièces de Guinée, et qui servent au trafic sur les rives du Sénégal ; tels sont d’autres tissus analogues qui ont eu cours en Abyssinie, dans l’archipel Soulou, à Sumatra, au Mexique, au Pérou, en Sibérie et chez les Veddahs. Il est moins facile d’expliquer l’origine de la curieuse monnaie de paille qui circula jusqu’en 1693 dans les possessions portugaises d’Angola, et qui consistait en petites nattes, appelées libongos, tressées avec de la paille de riz, et valant environ un penny et demi chacune[3]. Ces nattes devaient avoir, du moins à l’origine, un autre usage indépendamment de leur emploi comme monnaie ; peut-être étaient-elles analogues a ces fines et belles nattes si estimées des insulaires de Samoa, et qui leur servaient aussi dans leurs échanges.

Le sel a eu cours non-seulement en Abyssinie, mais à Sumatra, au Mexique et ailleurs encore. Des pains de benjoin ou de cire à Sumatra, des plumes rouges dans les îles de l’Océan pacifique, des briques de thé en Tartarie, des pelles ou des pioches de fer chez les Malgaches, sont des formes particulières de la monnaie. Les remarques d’Adam Smith sur les clous qui servaient à cet usage dans certains villages d’Écosse reviendront à la mémoire de beaucoup de lecteurs, et n’ont pas besoin d’être reproduites ici. M. Michel Chevalier a cité un cas tout à fait analogue qui s’est présenté dans un des districts houillers de la France.

Si les limites de cet ouvrage le permettaient, il serait intéressant de discuter l’hypothèse assez vraisemblable émise par Boucher de Perthes, et suivant laquelle ces beaux ustensiles de pierre que l’on trouve maintenant en si grand nombre doivent peut-être, après tout, être comptés parmi les plus anciens moyens d’échange. Quelques-uns de ces instruments sont faits de jade, de néphrite, ou d’autres pierres dures qui provenaient de contrées très-éloignées de celles où on les a rencontrées, de sorte qu’un trafic actif alimenté par ces ustensiles doit avoir eu lieu à des époques sur lesquelles nous n’avons aucun renseignement.

Dans les auteurs classiques nous trouvons quelques allusions obscures à une monnaie de bois qui aurait eu cours chez les Byzantins, et à un talent de bois qui aurait été employé à Antioche et à Alexandrie ; mais faute d’informations plus précises sur la nature de cette monnaie, nous devons nous borner à en faire mention.


  1. Travels in Alaska, etc., par P. Whymper, p. 225.
  2. Gladstone, Juventus mundi, p. 534.
  3. Voyez un opuscule intitulé : Deux lettres à M. Wood sur les espèces et la monnaie ayant cours dans les îles Leeward. Londres, 1740.