La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 83-104).

VII

MARCHAND ET KITCHENER.



Le 19 septembre au matin, le commandant Marchand venait, selon sa coutume, d’inspecter les retranchements et les campements des divers fractions de sa petite troupe.

Il rentrait en suivant le rivage, regardant sa flottille amarrée le long de la berge, quand son attention fut éveillée par un petit vapeur portant à l’arrière un large pavillon anglais.

Que voulait dire cela ?

À pas précipités, il se rendit à sa demeure.

Devant la porte, gardé à vue en quelque sorte par le capitaine Mangin, se tenait un officier anglais, grand, blond, sec et raide.

— Mon commandant, fit seulement Mangin, une lettre pour vous.

Marchand toisa l’Anglais.

— Vous avez une lettre pour moi.

— Oui, répliqua le Saxon d’un ton cassant, une lettre du sirdar Kitchener, commandant en chef l’armée anglo-égyptienne, gouverneur général de tous les territoires baignés par le Nil.

Non moins sèchement, l’officier français répliqua :

— Sauf des provinces chilloukes et du Bahr-el-Ghazal sur lesquelles flotte le drapeau français.

L’Anglais s’inclina froidement et tendit au commandant la lettre dont l’enveloppe était ornée d’un large sceau.

Le commandant la prit, l’ouvrit d’un coup de pouce et, sans que son visage exprimât la moindre émotion, il lut les lignes suivantes :

Babiou, 18 septembre 1898.
Monsieur,

J’ai l’honneur de vous informer que, le 2 septembre, j’ai


fac-similé d’une carte




… du commandant marchand



attaqué le Khalife à Ondourman et, ayant détruit son armée, j’ai réoccupé le pays.

Peu après, j’ai quitté Ondourman avec une flottille de cinq canonnières et une force considérable de troupes anglaises et égyptiennes pour me rendre à Fachoda.

En route, à Rentch, j’ai rencontré les Derviches, je les ai attaqués et, après un combat léger, je me suis emparé de leur campement et de leurs bateaux.

L’émir en chef a été fait prisonnier.

Il m’a confirmé que, conformément aux ordres du Khalife, il était allé dernièrement à Fachoda pour chercher du blé et que là il y a eu un combat entre ses gens et des Européens quelconques, ensuite il était revenu à Rentch d’où il avait envoyé chercher des renforts à Ondourman, avec l’intention de chasser les Européens de Fachoda.

Pendant qu’il attendait leur arrivée, nous l’avons attaqué.

Considérant comme probable la nouvelle de la présence des Européens à Fachoda, j’ai cru de mon devoir de vous écrire cette lettre pour vous prévenir des événements qui ont eu lieu dernièrement et vous informer de ma prochaine arrivée à Fachoda.

Signé : Kitchener.

Le messager attendait toujours.

Enfin le commandant leva les yeux et, avec le plus aimable sourire :

— C’est bien, monsieur, veuillez dire à votre général que je lui ferai connaître ma réponse.

L’officier n’avait rien à ajouter.

Sa mission était remplie.

Il salua militairement, puis, pivotant sur ses talons, il se dirigea vers l’embarcation que le chef de la mission Congo-Nil avait remarquée un instant plus tôt.

Bientôt la chaloupe anglaise regagnait le milieu du courant et s’éloignait dans la direction du Nord.

Marchand ne l’avait pas quittée des yeux.

— Eh bien, commandant ? demanda enfin Mangin,

Sans un mot, le chef lui tendit la lettre.

— Lisez, mon cher ami. Faites lire également à vos camarades. Vous les rassemblerez ici. Pendant ce temps, je vais rédiger la réponse qu’attendent ces Anglais.

Mangin s’élança sans tarder à la recherche des officiers de la mission.

À tous, il communiqua la lettre si impertinente dans son laconisme, que le général anglais avait fait tenir à Marchand.

Certes il se sentait le plus fort.

Il était assuré en outre d’être soutenu par son pays tout entier.

Sans cela, il n’eût jamais parlé sur ce ton, tout au moins inconvenant.

La lecture de son message provoqua chez tous les officiers une explosion de colère.

Une armée anglaise approchait.

Évidemment on ne pouvait l’empêcher d’emporter la ville de Fachoda.

Eh bien, on tiendrait jusqu’au bout.

On avait de la dynamite. On ferait sauter les maisons, les cabanes.

On s’ensevelirait sous les ruines avec les vainqueurs.

Et Germain, dans un accès de lyrisme, s’écria :

— Sur notre tombe on inscrira : Ils étaient deux cents ; ils sont morts en en tuant dix fois plus à l’ennemi. C’est, pardieu, la plus belle épitaphe pour des soldats.

Cependant tous s’assemblèrent à l’endroit indiqué par le commandant Marchand, que Mangin alla prévenir de leur arrivée.

Le capitaine trouva son chef occupé à terminer sa lettre.

— Je suis à vous dans un instant, dit celui-ci.

– Et, prenant une enveloppe, il y inscrivit la suscription :

Monsieur le Général Kitchener,
à Babiou
(Haut-Nil).

En même temps il parlait :

— Mangin, vous commanderez de corvée huit Sénégalais et un sergent indigène pour porter cette missive. Il est inutile de faire marcher des Français pour cela.

— De suite, mon commandant ?

— Oui, de suite. Aussitôt que vous connaîtrez ma réponse, ils partiront.

— Bien, j’y vais de ce pas.

— C’est cela. Chargez un gradé de recruter les hommes nécessaires, car je tiens à vous avoir comme auditeur.

Le capitaine sortit, s’acquitta rapidement de la mission qui lui avait été confiée.

Puis il rejoignit ses camarades qui discutaient avec animation.

Au même moment, Marchand parut sur le seuil.

À sa vue, les conversations cessèrent.

Un grand silence se fit.

Tous ces hommes, liés par les dangers affrontés en commun depuis trois années, sentaient qu’une heure décisive allait sonner.

Jamais, à aucune époque, la mission française n’avait rencontré péril aussi grand.

Jamais la fermeté n’avait été aussi nécessaire qu’en ce moment.

Le commandant promena autour de lui son regard clair.

— Vous êtes tous là, mes chers camarades, et tous vous avez pris connaissance de l’étrange lettre, à moi adressée par le général anglais Kitchener.

Ils répondirent oui d’un signe de tête.

— Bien. Voici ce que je crois bon et convenable de lui répondre.

Lentement, avec une nuance d’ironie dans la voix, le chef lut :

« Fachoda, 19 septembre.
« Mon général,

« J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre honorée, datée de Babiou, 18 septembre.

« J’ai appris avec le plus vif plaisir l’occupation d’Ondourman par l’armée anglo-égyptienne, la destruction des bandes du khalifat et la disparition définitive du madhisme dans la vallée du Nil. Je serai, sans doute, le premier à présenter mes biens sincères félicitations françaises au général Kitchener, dont le nom incarne depuis tant d’années la lutte de la civilisation aujourd’hui victorieuse contre le fanatisme sauvage des partisans du mahdi.

« Permettez-moi donc, mon général, de vous les présenter respectueusement, pour vous d’abord et pour la vaillante armée que vous commandez.

« Ce devoir bien agréable rempli, je crois devoir, vous informer que, par ordre de mon gouvernement, j’ai occupé le Bahr-el-Ghazal jusqu’à Meschra-el-Reck et au confluent du Bahr-el-Dgebel, puis le pays chillouk, de la rive gauche du Nil-Blanc jusqu’à Fachoda, où je suis entré le 10 juillet dernier.

« Le 25 août, j’ai été attaqué dans Fachoda par une expédition derviche, composée de deux vapeurs que je crois être le Chiben et le Kao-Kao, montés par 1.200 hommes environ avec de l’artillerie. Le combat, engagé à six heures quarante du matin, s’est terminé à cinq heures du soir par la fuite des deux vapeurs que le courant sauva, avec ce qui restait de monde à bord. La plupart des grands chalands remorqués furent coulés et le Chiben fortement avarié.

« À la suite de cette affaire, dont la première conséquence comportait la libération du pays chillouk, j’ai signé avec le sultan, le 3 septembre, un traité plaçant le pays chillouk de la rive gauche du Nil-Blanc sous le protectorat de la France, sauf ratification par mon gouvernement.

« J’ai envoyé expédition du traité en Europe, d’abord par la voie du Sobat et de l’Abyssinie, puis par le Bahr-el-Ghazal et Meschra-el-Reck, où mon vapeur Le Faidherbe se trouve actuellement, avec l’ordre de m’apporter des renforts que je jugeais nécessaires pour défendre Fachoda contre une seconde attaque de Derviches, plus forte que la première, et que j’attendais vers le 25 courant. Votre arrivée l’a empêchée.

« Je vous présente donc mes souhaits de bienvenue dans le Haut-Nil et prends bonne note de votre intention de venir à Fachoda, où je serai heureux de vous saluer au nom de la France.

« Signé : Commandant Marchand,
« Gouverneur pour la France des pays chillouks
et des territoires du Bahr-el-Ghazal. »xxxx

Le sourire reparut sur toutes les physionomies.

Le commandant avait si bien rendu ce qu’il y avait de colère et de dédain dans le cœur de tous.

Ainsi le général anglais avait pu croire qu’il lui suffirait d’annoncer sa venue avec des forces supérieures, pour que la petite troupe française se retirât devant lui, abandonnant la position conquise au prix de tant d’efforts.

Il comprendrait qu’il s’était trompé.

Personne ne lâcherait pied.

On se défendrait jusqu’à la mort, léguant à la France, le devoir de venger ses enfants tombés pour elle autour de Fachoda.

Chez ces hommes, unis par trois années de luttes continuelles, il ne pouvait pas y avoir de divergence d’opinion.

Pour l’honneur, ils étaient venus ici, sur les berges du Nil. Pour l’honneur, ils y resteraient coûte que coûte.

Autant dormir l’ultime sommeil à Fachoda que vivre ailleurs.

Marchand serra toutes les mains tendues vers lui, puis de sa voix calme et grave :

— Mangin, dit-il, veuillez faire porter cette lettre de suite. L’embarcation de notre messager descendra le cours du fleuve, jusqu’à ce qu’elle rencontre la flottille anglaise.

Le capitaine interpellé prit la missive, puis il gagna le rivage.

Déjà les hommes commandés étaient embarqués.

Les avirons parés, ils attendaient le moment de partir.

Le sous-officier indigène reçut le message et le canot, enlevé vigoureusement, fila comme une flèche vers le Nord, tandis que la brise agitait gaiement le drapeau flottant à l’arrière.

Une barque allant à la rencontre de cinq canonnières, c’était bien là l’image des forces des Français et des Anglais sur le Nil.

Après la longue marche à travers la brousse, l’inconnu, quelques héros se trouvaient en présence d’une armée.

Dans la partie terrible qui allait se jouer, l’Angleterre s’était assuré une telle supériorité numérique que l’issue de la lutte n’était pas douteuse.

Et cependant, personne parmi les membres de la mission n’envisagea la possibilité de fuir la bataille.

Ces preux avaient simplement, sans gestes et sans phrases, fait le sacrifice de leur vie.

Cependant le canot s’éloignait toujours.

Depuis longtemps son équipage avait perdu de vue Fachoda et ses palmiers, quand l’un des noirs signala en avant des masses sombres couronnées de panaches de fumée.

Ces masses grandirent rapidement.

Bientôt on distingua la cuirasse des navires et la gueule menaçante des canons pointés dans la direction où le drapeau français avait été déployé.

Les canonnières avaient une allure triomphale.

On eût cru que ces coques d’acier empruntaient l’insolence, la morgue de ceux qui les montaient.

Elles semblaient dire :

— Le Nil nous appartient ; aucune nation n’est en état de nous en disputer la possession ; nous écraserons ceux qui seront assez follement braves pour se dresser en travers de notre route.

Et le petit canot, insouciant comme un oiseau de France, avance toujours, sous la menace des pièces d’artillerie.

Il est bien français le petit canot.

Il a la vaillance ironique de Gavroche narguant les balles ; un grand cœur dans un corps frêle.

Et pourtant il a un équipage de noirs ; de ces noirs que, dans notre Paris ironique, nous raillons ; auxquels nous accordons une place un peu plus élevée qu’aux chiens, un peu moins haute qu’aux chevaux.

Ces noirs-là sont des Français.

Ils aiment passionnément leurs officiers qui, pour eux, sont l’incarnation vivante de la patrie.

Ils aiment, et ils se dévouent.

Et ils disent parfois, avec cette poésie troublante des peuples neufs :

— Couleur di peau ça pas signifier beaucoup, si sang il est toujours rouge.

C’est vrai. Ils ont le sang rouge comme nous et ils sont prêts à le verser pour notre cause.

Sachons nous souvenir. Sachons aimer, nos frères noirs.

Ils approchent. Ils hèlent les navires anglais.

On leur indique le Fatah, sur lequel le sirdar Kitchener a pris passage.

Les canonnières stoppent.

Le sergent indigène saute sur le pont.

Il salue militairement le généralissime anglais et lui présente la lettre du commandant Marchand.

Kitchener la prend, il l’ouvre, il la lit.

Un geste mécontent lui échappe.

Évidemment il se dit à part lui :

— Ces Français sont fous.

Mais une sorte de respect le pénètre pour ces braves qui narguent son armée, sa puissante artillerie.

Il est soldat aussi, et peut-être que s’il n’était porteur d’ordres formels de l’amirauté, il s’inclinerait.

Peut-être, disons-nous, car il ne laisse rien paraître de ses sentiments.

Il salue le sous-officier pour lui indiquer que l’entrevue est terminée.

Et tandis que le noir descend dans son canot, l’officier anglais fait un geste.

Go ahead… en avant, crie le capitaine de la canonnière.

La flottille reprend sa marche à toute vapeur, laissant en arrière la barque française dont l’équipage pagaie avec rage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Là-bas, sur les-remparts de Fachoda, Marchand et ses officiers sont rassemblés.

Ils regardent vers le Nord, d’où les ennemis doivent fondre sur eux.

Ils voient les canonnières, les chalands garnis de soldats.

C’est l’Angleterre qui marche contre la France.

Que voulez-vous ?

Depuis Jeanne d’Arc, c’est toujours la même chose. Seulement l’Angleterre a plus d’or aujourd’hui.

Une à une les canonnières stoppent un peu en aval de Fachoda. Les chalands se rangent sous la protection de leurs canons.

Toujours calme, Marchand descend vers le rivage. Germain l’accompagne.

Par son ordre une embarcation est là, les rameurs à leur poste.

Les officiers s’asseoient à l’arrière et le commandant désigne de la main le Fatah, sur lequel il a reconnu le fanion du général anglais.

Le bateau glisse sur l’eau, laissant en arrière un sillage qu’aplanit bien vite le courant.

Il vient se ranger le long de la canonnière.

À la coupée, le sirdar attend.

Derrière lui sont alignés plusieurs officiers anglais, raides, froids, compassés.

Une échelle descend vers l’embarcation française.

Le commandant et le capitaine Germain la gravissent. Les voici sur le pont, face à face avec leurs adversaires.

Tous portent la main à leur coiffure, échangeant le salut militaire.

La scène est pleine de grandeur.

Est-ce un, duel à mort qui commence ainsi ? Le sirdar fait un signe.

Des soldats avancent aussitôt des fauteuils pliants et les officiers anglais reculent de quelques pas, isolant ainsi leur chef et ses hôtes.

Un instant Marchand et Germain considèrent le sirdar Kitchener.

Et enfin le commandant se décide à rompre le silence.

— Je suis heureux, dit-il, de vous renouveler mes félicitations ; votre victoire d’Ondourman, mon général, est le triomphe de la civilisation.

L’Anglais demeure impassible.

Puis il daigne desserrer les lèvres.

— Je suis très sensible à votre approbation. Moi-même, j’ai à proclamer l’admiration que m’inspire votre magnifique traversée de l’Afrique.

Les officiers français s’inclinent.

— Jamais, poursuit le sirdar, œuvre pareille n’a été accomplie. Et nous autres, Anglais, continue-t-il avec une légère ironie, nous autres, qui connaissons l’Afrique mieux que personne, nous-avons douté du succès. Avec le même ton de persiflage contenu, Marchand riposte :

— Vous m’étonnez, mon général. Je croyais votre service de renseignements parfaitement établi.

Le sirdar feint l’étonnement, puis lentement :

— Et vous trouvez-vous bien à Fachoda, commandant ?

— Aussi bien que possible. Après une promenade à travers les marais du Bahr-el-Ghazal, c’est une délicieuse villégiature.

— Oui, on peut s’y reposer, se remettre de ses fatigues.

— Comme vous le dites si bien, mon général.

La conversation affecte un tour amical, mais elle ne le conserve pas longtemps.

Brusquement le sirdar demande :

— Comptez-vous vous y arrêter longtemps ?

Ah çà ! il n’a donc pas compris les termes de la lettre que lui a adressée le chef de la mission.

Ou bien la considère-t-il comme nulle et non avenue.

Aussi, le regardant bien en face de ses yeux clairs, Marchand répond-il d’un air détaché.

— J’y resterai jusqu’au moment où mon gouvernement jugera à propos d’envoyer des troupes de relève.

C’était net.

Le sirdar eut un haut-le-corps :

— Prétendez-vous dire, s’exclama-t-il avec une vibration dans la voix, prétendez-vous dire que vous considérez Fachoda comme ville française ?

À son tour le commandant parut étonné.

— Pardon, fit-il, je ne comprends pas bien sans doute. Vous me demandez si je crois être à Fachoda en pays français ?

— En effet je vous le demande.

— La réponse est simple ; si vous voulez porter votre regard sur ce point…

Et sa main s’étendait dans la direction du moudirieh :

— Vous apercevrez, continua-t-il, un drapeau flottant au haut d’un mât. Peut-être les couleurs ne se distinguent-elles pas à cette distance. En ce cas, je vous apprendrai quelles sont les couleurs de France.

Il fit une pause et acheva :

— Elles abritent toujours une terre française.

Les trois hommes gardèrent le silence.

Évidemment Kitchener se recueillait avant de démasquer les prétentions de la Grande-Bretagne.

Puis brusquement il prit son parti.

Après tout il était le plus fort, pourquoi se condamner à être poli ?

Et sèchement il prononça ;

— Je pense que vous ne refuserez pas d’abattre ce drapeau ?

— Pourquoi cela, dit tranquillement le commandant, évitant ainsi de répondre à la question.

— Parce que l’Angleterre, au nom du Khédive, a pris possession de toute la vallée du Nil.

— Pas de Fachoda, j’imagine.

— Et que, acheva le sirdar sans tenir compte de l’interruption, je devrais considérer la présence de vos troupes à Fachoda et dans la vallée du Nil, comme une violation directe des droits de l’Égypte et de la Grande-Bretagne.

— C’est une façon d’envisager les choses, déclara philosophiquement le chef de la mission Congo-Nil.

Le sirdar serra les lèvres et lentement :

— D’après mes instructions, je dois protester dans les termes les plus énergiques contre l’occupation de Fachoda et le déploiement du drapeau français dans les États du Khédive.

— Et moi, reprit Marchand sans se départir de son calme, j’ai obéi aux instructions précises de mon gouvernement ; j’ai occupé Fachoda et le Bahr-el-Ghazal. Soldat, j’ai rempli la mission dont on m’avait chargé ; il me faut donc attendre les ordres de mon gouvernement pour toute action ou tout mouvement ultérieurs.

Cette déclaration si loyale aurait dû mettre fin à l’entretien.

Devant l’affirmation de l’officier français, le sirdar n’avait qu’à s’incliner et à faciliter à son adversaire les moyens de communiquer avec son gouvernement.

Mais il entrait dans la tactique britannique de placer la France en face du fait accompli.

Aussi Kitchener renoua l’entretien.

— Vous, êtes soldat comme moi, commandant. Vous exécutez les ordres à vous donnés, c’est fort bien. Vous ne sauriez donc trouver mauvais que, moi aussi, je conforme mes actes aux prescriptions de l’Amirauté.

À cette question insidieuse, Marchand tressaillit.

Il comprit que son ennemi allait démasquer ses batteries, qu’il allait faire valoir la raison du plus fort, mais sa sérénité n’en fut pas diminuée.

— Puis-je connaître ces prescriptions, général ?

Il ne disait plus comme tout à l’heure « mon général », le « mon », pronom courtois, n’était déjà plus de mise.

— Je vais vous les communiquer, reprit froidement le sirdar.

Et du ton cassant qui paraissait lui être habituel :

— Il m’a été enjoint de rétablir l’autorité égyptienne dans le moudirieh de Fachoda.

— Actuellement sous l’autorité française, interrompit le commandant.

Mais Kitchener haussa les épaules :


bibliothèque de divonne-les-bains, ou le khédive abbas-himli
apprit la bataille d’ondourman
.

— Simple apparence, grommela-t-il.

— Apparence, pardon !

— Vous vous êtes installé ici, commandant, uniquement parce que la présence de mon armée occupait au Nord les masses derviches. Sans cela les guerriers du Khalifat se fussent tous rués sur vous et vous auraient certainement écrasé, vous et les vôtres. Morts, vous n’auriez pu vous prétendre les maîtres de Fachoda : or, de par la logique, vous être tous décédés, et votre occupation ne saurait être prise au sérieux par personne.

Les paupières du commandant Marchand battirent.

L’extraordinaire raisonnement sur lequel la diplomatie anglaise voulait s’appuyer pour mener à bien la monstrueuse spoliation qu’elle méditait ; ce raisonnement venait d’être formulé pour la première fois.


vue de fachoda lors de son occupation par la mission marchand.

Et les officiers français avaient senti une angoisse leur serrer le cœur.

Ils avaient deviné dans quelle impasse les poussait la perfidie anglaise ; perfidie préméditée, car, durant les négociations qui s’engagèrent bientôt entre les cabinets de Paris et de Londres, lord Salisbury, appuyé par une formidable campagne de presse, se borna à répéter sur tous tes tons :

— Il n’y a pas d’occupation française du Bahr-el-Ghazal, de Fachoda. La mission Congo-Nil doit être supposée détruite par les Derviches. Plus de mission, partant plus d’occupation.

Toutefois Marchand ne céda pas.

Il se contraignit à sourire et gaiement.

— Ma foi, général, vous avez le don de la plaisanterie. Permettez-moi seulement de faire remarquer que, pour des trépassés, mes soldats et moi-même sommes en assez bonne santé.

Arrogant, le sirdar s’écria :

— Je ne plaisante jamais.

— Pourtant.

— Je vous tiens pour disparus, et je crois que vous ne vous opposerez pas à ce que je conforme ma conduite aux ordres de l’Amirauté.

Et comme Marchand secouait la tête :

— Veuillez réfléchir, commandant, avant de prendre une décision. Comparez les forces dont nous disposons l’un et l’autre.

— J’ai comparé avant de me rendre auprès de vous, répliqua tranquillement Marchand.

— Bien. Alors vous vous êtes rendu compte que je dispose de troupes…

— Dix fois supérieures en nombre, oui, général, je m’en suis rendu compte.

— Eu cas de conflit, qu’arrivera-t-il ?

Le visage du sirdar rayonna d’une joie méchante, tandis que ses lèvres formulaient cette dernière question.

Mais plus paisible que jamais, le commandant dit :

— Il est presque certain que nous serons vaincus.

— Vous ne risquerez donc pas une lutte par trop inégale ?

Un éclair passa dans les yeux noirs de Marchand. Son visage énergique s’anima, son front large sembla se nimber d’une auréole.

— Vous vous méprenez, général, fit-il d’une voix vibrante. De ce que la lutte est sans issue, il ne s’en suit pas que l’on doive la fuir.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’avant toute chose, il faut conserver l’honneur.

— L’honneur… mais il ne commande pas une folie.

— Il commande le sacrifice, général.

Contrarié de cette résistance, à laquelle il ne s’attendait certainement pas, le sirdar fronça les sourcils ; menaçant, il demanda :

— Alors, si je prends mes dispositions de combat ?…

Marchand, déjà apaisé, répondit simplement :

— Je me soumettrai à l’inévitable. Je dirai à mes compagnons : Vendons notre vie le plus cher possible, et soyez assuré, général, que tous, officiers et soldats, feront de leur mieux.

— Mais vous avez deux cents fusils contre deux mille.

— Quand la cible est plus large, les coups portent mieux.

— Vous manquez d’artillerie.

— Nous avons un drapeau.

— Le plus léger espoir de vaincre vous est interdit.

— Nous avons la certitude de bien mourir.

Immobile, muet, le capitaine Germain assistait frémissant à cette émouvante discussion du soldat sans peur contre l’ennemi déjà virtuellement vainqueur.

D’un mouvement irraisonné, il saisit la main de Marchand et l’appuya sur son cœur.

Le chef de la mission le regarda avec émotion, puis s’adressant au sirdar :

— Vous le voyez, général, lui aussi pense comme moi.

Décidément l’intimidation n’aurait pas raison des Français.

L’officier britannique le comprit.

Et changeant brusquement de ton.

— Je voulais seulement établir nettement nos positions respectives ; mais mon amour de l’humanité m’empêchera de créer une situation pouvant conduire à des hostilités.

Il respira longuement et poursuivit :

— Je suis prêt à mettre à votre disposition une de mes canonnières, pour vous transporter, vous et les vôtres, vers le Nord.

— Me suis-je si mal expliqué, interrompit Marchand, que vous me croyiez capable d’accepter votre proposition.

— Il me semble…

— Je suis soldat, général. Un poste est confié à ma garde. Je ne dois l’abandonner que si mon pays m’en donne l’ordre.

Et après un silence.

— J’utiliserais volontiers l’un de vos vapeurs pour envoyer à Alexandrie et de là, en France, l’un de mes officiers qui rendrait compte de la situation au gouvernement français.

— Je ne puis souscrire à cette demande…

— Alors les choses resteront en l’état.

Le sirdar se souleva à demi, comme pour rompre l’entretien.

Mais il se ravisa et tendant la main au commandant :

— Je vous approuve. À votre place, je n’agirais pas autrement. Nos gouvernements apprécieront.

Pour nous, nous sommes des soldats.

Nous ne connaissons que notre consigne.

On vous a ordonné de hisser le drapeau français sur Fachoda, vous l’avez fait.

De même je suis chargé de planter le pavillon anglais sur la même ville.

Vous avez obéi en ce qui vous concerne.

J’estime devoir obéir également.

Je ne pense pas que vous vous considériez comme autorisé à m’empêcher d’arborer mon pavillon sur Fachoda ?

Insidieuse était l’interrogation.

Le commandant en eut conscience à l’instant même.

Le terrain choisi par le sirdar était excellent.

Refuser d’acquiescer à sa requête, c’était prendre la responsabilité d’un conflit et placer le gouvernement français en mauvaise posture.

L’admettre avait, il est vrai, l’inconvénient de répandre l’incertitude dans l’esprit des populations chilloukes.

Mais il n’y avait pas à hésiter. Entre deux maux, il fallait choisir le moindre.

Et, non sans tristesse, Marchand murmura :

— Non, je ne me crois pas autorisé à cela.

— J’en étais sûr, s’écria le sirdar.

De nouveau il secoua la main du commandant qui se laissa faire sans conviction, puis il fit un signe.

Aussitôt l’un des officiers anglais sortit du groupe qui, de loin, avait suivi toute la scène.

Celui-ci portait les insignes de colonel.

— Je vous présente M. le colonel Wingate, fit cérémonieusement Kitchener.

Et les officiers français ayant répondu par un salut correct mais froid.

— Si vous le jugez bon, le colonel choisira, de concert avec celui de vos compagnons que vous voudrez bien désigner, l’emplacement où seront arborées les couleurs anglaises.

La figure du commandant Marchand se contracta légèrement.

Pourtant cette émotion ne dura qu’une seconde.

Le chef de la mission Congo-Nil appuya la main sur l’épaule de son compagnon.

— Monsieur le capitaine Germain, dit-il, vous voudrez bien vous entendre à ce sujet avec M. le colonel Wingate.

Tous étaient debout.

On échangea un froid salut et les officiers français redescendaient dans le canot qui les avait amenés.

Un quart d’heure plus tard, une chaloupe quittait le Fatah.

Elle amenait à terre le délégué du sirdar.

Germain se porta à sa rencontre et reçut le colonel au débarqué.

Tous deux parcoururent le retranchement, tandis qu’à deux cents mètres de la tranchée occupée par les tirailleurs, les chalands anglais déversaient sur le rivage un flot humain.

Les deux mille hommes du sirdar se rangeaient en face des deux cents Sénégalais du commandant Marchand.

Cependant Germain discutait avec Wingate.

En fin de compte, ils choisirent pour l’érection du drapeau anglais un bastion en ruines dans la partie sud des vieilles fortifications, à environ cinq cents mètres du moudirieh sur lequel se balançait le pavillon tricolore.

Ceci fait, Wingate retourna auprès du sirdar rendre compte de sa mission.

Le capitaine Germain, de son côté, rejoignit son chef.

Alors, impuissants, rongeant leur frein, pâles et les yeux luisants de colère, les Français assistèrent à la cérémonie de la prise de possession de Fachoda.

Les troupes anglaises s’étaient massées en face du bastion désigné.

Plusieurs soldats, dirigés par des sous-officiers, y plantèrent solidement un mât, au haut duquel le pavillon fut hissé.

Alors les régiments britanniques présentèrent les armes.

Et comme les Français, noirs et blancs, regardaient les dents serrées, une détonation violente éclata sur le Nil.

Tous tournèrent les yeux de ce côté.

Une fumée bleue montait lentement au-dessus de l’une des canonnières.

Et soudain un jet de flamme jaillit de ses flancs d’acier, de nouveau une explosion ébranla l’atmosphère.

Puis les autres vapeurs se mirent de la partie.

Les Anglais saluaient le drapeau d’une salve de vingt et un coups de canon.

Sur les terrasses des maisons, dans les rues, les Fachodanais s’abordaient inquiets, ne comprenant rien à ce qui se passait.

Les Français comprenaient, eux, et leur cœur saignait.

Enfin l’artillerie se tut.

Les troupes se disloquèrent.

Et là-bas, sur le bastion ruiné, le drapeau égyptien flotta seul, suprême raillerie du plus fort.

Puis un mouvement se produisit.

Une partie des soldats britanniques se rembarquaient.

Le sirdar venait de nommer le major Jackson gouverneur de Fachoda pour l’Angleterre.

Il lui laissait un bataillon d’infanterie, quatre canons et une canonnière.

Mais avant de quitter lui-même le pays, il adressa au commandant Marchand une lettre, par laquelle il protestait, au nom des gouvernements égyptien et anglais, contre toute occupation par la France, d’un territoire quelconque dans la vallée du Nil.

Il avisait en même temps le chef de la mission que, ayant arboré le drapeau égyptien sur Fachoda, le gouvernement de ce pays était formellement repris par l’Égypte et que le Kaimaikan Jackson-Bey en était nommé gouverneur à la date du 19 septembre.

Comme on le voit, le sirdar abusait de la supériorité de ses forces pour commettre une véritable trahison, pour violer cyniquement la parole donnée.

Il avait été convenu, dans l’entrevue des deux officiers, que chacun arborerait son drapeau comme soldats exécutant leur consigne, et que, les gouvernements auraient ensuite à discuter sur la validité de cet acte.

Or, à peine son pavillon hissé, le sirdar fait litière de ses promesses.

Il affirme que l’Égypte a repris formellement possession du moudinieh de Fachoda.

Il n’y a plus de discussion possible.

Cela ne lui suffit pas.

Une sorte d’armistice a été conclu entre les adversaires.

L’Anglais en profite pour remonter le Nil avec les quatre canonnières et les chalands qui restaient disponibles.

Le 20 septembre, il arrive au confluent du Sobat et du Nil-Blanc.

En ce point, il arbore le drapeau égyptien et y installe un fortin auquel il donne pour garnison un demi-bataillon d’infanterie, des canons Maxim et une canonnière.

Puis il occupe le Bahr-el-Ghazal.

Et ayant ainsi, au mépris des règles les plus élémentaires du droit des gens, coupé la ligne de ravitaillement de la mission Congo-Nil, il décrète que le transport du matériel de guerre et des vivres par le Nil est interdit à toute embarcation naviguant sous, un autre pavillon que le pavillon anglais.

Le but était d’affamer la mission Marchand et de la mettre dans l’impossibilité de renouveler ses munitions.

Au retour, il passa par Fachoda et avisa ironiquement le commandant des dispositions qu’il venait de prendre.

Il avait déjà, du reste envoyé un vapeur à Ondourman, afin de télégraphier à Londres que la mission Congo-Nil se trouvait dans une situation lamentable, sans munitions et sans vivres.

Et, sans doute pour se réserver la possibilité de se vanter de son humanité, il expédia à Marchand une caisse de vin.

Pour ne pas demeurer en reste de politesse, Marchand envoya à son tour au sirdar, au moment où celui-ci s’embarquait, une provision de légumes frais et une gerbe de fleurs, avec cette lettre d’une courtoisie exquise et d’uns ironie bien française :

Mon général,

Je viens d’apprendre que vous avez laissé une caisse de bouteilles de vin ; je suis profondément touché de cette délicate attention, quoique nous soyons abondamment pourvu de tout. Permettez-moi de vous offrir, en échange amical, le modeste produit de nos jardins, dont vous devez probablement manquer à Ondourman.

Veuillez agréer, etc.

Marchand.

Et puis, le sirdar disparut remontant vers le Nord, allant chercher la moisson d’honneurs et d’argent que les Anglais, ivres d’orgueil et de joie, ne lui marchandèrent pas.

Cet homme qui avait vaincu des bandes mal armées, sans pertes appréciables, fut proclamé un héros. On le félicita de la façon dont il avait traité les bandits français de Fachoda.

Nul éloge, nulle récompense ne semblaient assez grands pour lui.

Et pendant ce temps, les deux cents braves de la mission Congo-Nil demeuraient à Fachoda, l’arme au pied, en face du bataillon anglais commandé par le major Jackson.

C’étaient les tracasseries journalières de deux pouvoirs rivaux, se heurtant à tout instant.

La situation était rendue plus pénible encore par la morgue anglaise. Le succès décisif leur semblait si certain, que vraiment ils eussent regretté de refréner leur insolence.

Mais le commandant, inébranlable dans son devoir, opposait à toutes les piqûres d’épingles, à toutes les taquineries, un sang-froid stoïque.

Maintenant sans doute les gouvernements délibéraient.

Il ne fallait pas créer de difficultés au cabinet français en écoutant les conseils de la colère.

Non, on aurait, et jusqu’au bout, le plus grand des courages, celui de supporter les pires blessures, celles qui font saigner l’amour-propre.

Et l’on offrirait ces souffrances nouvelles à la France, la patrie bien-aimée.