La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 79-81).

VI

À DIVONNE-LES-BAINS.


Comment le nom de la coquette station balnéaire vient-il se mêler au récit de la défense de Fachoda ?

Il semble qu’il n’y ait aucun lien autre la bourgade nilotique et Divonne-les-Bains.

Erreur !

Toute exploration met en jeu des ressorts multiples, et l’on n’en saurait donner tous les aspects, sans faire un peu de politique générale.

Le 4 septembre 1898 d’ailleurs, Son Altesse Abbas-Himli, khédive d’Égypte, était en villégiature à Divonne.

Il occupait la villa Beaujeu, avec son ministre de la police et son médecin ; ce dernier, Anglais de naissance et placé près du souverain par la confiance britannique.

La lettre que l’on va lire donnera une idée de la façon dont Abbas-Himli accueillit la nouvelle de la victoire d’Ondourman.

Alors que l’Angleterre tout entière tressaillait d’aise, le Khédive fut peiné, démontrant ainsi, une fois de plus, combien l’expédition Anglo-Égyptienne, organisée par l’Angleterre, était peu égyptienne au sens réel du mot.

Voici la lettre en question.

Divonne, 5 septembre-1898.
Mon cher ami,

Tu avais raison le soir où, avant mon départ, tu soutenais que les Égyptiens ressentiraient la plus vive joie si les troupes mahdistes écrasaient l’armée de Kitchener.

Ils comprennent, disais-tu, que les Anglais victorieux les Opprimeront davantage, et qu’il sera d’autant plus difficile de secouer leur joug qu’ils auront gagné plus de batailles.

Comme c’est vrai.

J’en ai eu la preuve hier.

Je te raconte la chose en manière d’amende honorable.

Hier, vers neuf heures du matin, j’étais entré dans le petit pavillon où se trouve la bibliothèque de l’Établissement thermal.

Tout en cherchant un volume, je bavardais avec le très aimable bibliothécaire, M. Le Pailleur, lequel me racontait qu’il avait dû se produire des événements graves en Égypte, car le Khédive avait reçu, une heure plus tôt, un télégramme, daté du Caire, et contenant plus de quatre cents mots.

J’étais appuyé contre la fenêtre qui s’ouvre sur l’arrière du pavillon.

Au-dessous de moi, j’apercevais un banc, abrité sous les rameaux d’un magnifique pommier.

C’était un coin charmant, isolé dans le parc de l’établissement, isolé à ce point que je le voyais pour la première fois.

J’en fis la remarque à M. Le Pailleur qui me répondit en souriant :

— Bien d’autres l’ont découvert depuis longtemps.

— D’autres ? questionnai-je.

Tu sais combien je suis curieux, tu juges que la phrase de mon interlocuteur m’avait fait dresser l’oreille.

— Le Khédive vient ici tous les jours.

— Lui… Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Mais il affectionne ce petit coin. Et quand il peut se débarrasser de son médecin, il s’asseoit là durant des heures.

Je lui coupai brusquement la parole.

Un homme venait de paraître dans le jardin et se jetait sur le banc.

J’avais reconnu Abbas-Himli.

C’était le Khédive qui se montrait juste au moment où l’on parlait de lui.

Je le considérais, quand il tira de sa poche un carré de papier bleu que je reconnus pour être une dépêche.

Il y jeta les yeux, lut lentement, avec des gestes rageurs.

Enfin il froissa le papier, et les poings serrés, parut menacer un ennemi imaginaire.

— Qu’y a-t-il donc dans cette dépêche, murmurai-je très intrigué ?

M. Le Pailleur s’était approché et regardait aussi.

Soudain un autre personnage accourut auprès du souverain égyptien.

— Bon, grommela le bibliothécaire, le médecin n’a pas tardé à le relancer.

L’Anglais-parlait avec volubilité.

Le Khédive haussa les épaules. Sans répondre un mot au docteur, il lui tourna le dos et s’éloigna, tenant toujours dans sa main le télégramme froissé.

Il semblait fou de colère, absolument hors de lui.

Eh bien, dans la journée, nous apprîmes la bataille d’Ondourman, le triomphe de Kitchener, l’écrasement des mahdistes.

Voilà les nouvelles qui avaient tant irrité Abbas-Himli.

Pauvre prince !

Encore un prisonnier des Anglais, celui-là. Il supporte leur joug avec peine. Un de ces jours il tentera de se révolter et alors… On meurt vite quand on ne comprend pas l’honneur d’être protégé par les Anglo-Saxons.

Mais je tombe en plein tragique, et je voulais seulement te faire connaître une petite observation curieuse.

Je m’arrête. Écris-moi. Parle-moi de tout et surtout de toi.

Et serre la main que te tend affectueusement,

Ton ami,
Charles.

Ce petit tableau, reproduit par un spectateur, est dédié à certains anglophiles qui prétendent l’Égypte heureuse de la domination britannique.

Le fait se passe de commentaires.