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XII

LES RIVAUX.


En apercevant sa fille, Martin-Simon courut au-devant d’elle.

— Ma chère enfant, dit-il d’une voix animée, éloigne-toi, laisse-nous traiter comme il le mérite un misérable qui a osé m’accuser d’un crime !

Les traits graves de la jeune fille n’exprimèrent ni étonnement ni crainte.

— Mon père, dit-elle avec calme, si cette accusation est fausse, devez-vous donc agir comme si elle était véritable ?

— Si elle est fausse répéta Martin-Simon en reculant d’un pas ; est-ce ainsi que ma fille reçoit la nouvelle de l’horrible calomnie dont je suis victime ?

— Mon père, vous n’avez pas compris ma pensée ; je ne crois plus… je ne crois pas que vous ayez pu commettre une mauvaise action. Mais il est plus sage de réfuter une calomnie que d’insulter le calomniateur.

— Vous avez raison, s’écria Michelot en reprenant courage, et dans cette circonstance il est plus facile de nier les faits que de les discuter… Lisez, lisez, mademoiselle, continua-t-il en ramassant les papiers que Martin-Simon avait jetés à terre ; et en les présentant à Marguerite : voyez si partout ailleurs qu’ici cette prétendue calomnie serait repoussée sans conteste !

La jeune fille prit les papiers avec émotion, et, en les parcourant, elle ne remarqua pas que Peyras lisait les pièces accusatrices par-dessus son épaule.

— Il y a ici quelque funeste méprise ! s’écria la timide Ernestine, et prenez-y garde, monsieur Michelot, mon père vous demandera compte de la manière dont vous aurez traité les amis qui m’ont accueillie dans mon malheur… J’ignore ce que contiennent ces papiers… mais personne ici ne partage vos affreux soupçons. Nous connaissons tous la loyauté, la noblesse d’âme, la haute vertu de Martin-Simon. Quel intérêt assez grand’pourrait forcer un homme tel que lui à renier quarante ans de probité ?

— Merci, merci, ma chère enfant, murmura le roi du Pelvoux d’une voix étouffée, pendant que deux grosses larmes roulaient le long de ses joues ; voilà ce que ma fille eût dû dire à votre place !

— Mademoiselle, reprit Michelot avec une mélancolie hypocrite en répondant à l’observation d’Ernestine, je rendrai compte à votre père des motifs de ma conduite, car, pour vous, vous ne comprendriez pas à quels excès peut porter la soif de l’or !

— Martin-Simon s’était jeté sur un siége d’un air accablé, et se couvrait le visage de ses deux mains pour cacher la douleur que lui causait l’indifférence apparente de sa fille. L’assemblée était agitée par mille sensations diverses.

En ce moment, Peyras, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait parcouru en même temps que Marguerite les pièces produites par le procureur, dit à l’oreille de sa cousine : Ces preuves sont accablantes… Promettez-moi votre main et la mine d’or, je tuerai Michelot, je lui arracherai ces papiers, je sauverai votre père.

Marguerite fit un signe de mépris, et le chevalier s’éloigna en se mordant les lèvres.

Au même instant, une autre voix glissa ces mots à son oreille :

— Votre main ou la mine d’or, et je déchire ces papiers.

— Marguerite ne se retourna pas, mais elle avait reconnu Michelot.

— Ni l’un ni l’autre, répondit-elle.

Le procureur se perdit dans la foule.

— Mademoiselle, je suis ici, dit bientôt une troisième voix, assurez-nous la possession de cette mine d’or, et à l’instant même votre père sera mis à l’abri de toute poursuite.

Marguerite se retourna cette fois, et elle aperçut le vieux prieur du Lautaret qui s’appuyait sur le maître d’école. Elle leur sourit d’un air de mélancolie, mais elle ne répondit pas.

Le chevalier, malgré ses vues égoïstes, n’était pas insensible au déshonneur qui menaçait son parent ; d’ailleurs il avait deviné dans le procureur un rival redoutable qui marchait vers le même but que lui.

— Ces preuves que vous faites sonner si haut, dit-il, sont évidemment fausses et mensongères, maître Michelot, et si vous étiez un homme de cœur aussi bien que vous êtes un vil fauteur d’intrigues, je vous prouverais que vous avez menti sciemment, dans une intention de lucre et de méchanceté.

— Un murmure approbateur accueillit cette véhémente sortie. Ernestine pressa la main de son fiancé pour le remercier d’avoir pris la défense de leur hôte. Le procureur, voyant ces signes menaçans de réaction contre lui, voulut payer d’assurance, et répondit à Marcellin en souriant :

— Pas de bravades, monsieur de Peyras… Un vieux procureur comme moi et un gentilhomme comme vous ne peuvent croiser l’épée l’un contre l’autre ; ils seraient trop ridicules tous les deux… Mais à quoi bon cette discussion dans un pareil lieu ? continua-t-il en se préparant à sortir ; à quoi bon se défendre ainsi devant moi comme si j’étais un juge ? Ce n’est pas moi qui ai cherché ou souhaité ce fâcheux éclat ; Dieu m’est témoin que j’eusse désiré cacher ce terrible événement tout le temps que ma conscience me l’aurait permis, si dans sa fureur aveugle le coupable ne s’était trahi lui-même ! À présent, il ne dépend plus de moi de garder le secret ; il a eu trop de confidens pour qu’il me soit possible de tarder davantage à instruire la justice… Le seul conseil que je puisse donner à mon ancien hôte et à ses amis, c’est qu’il songe à passer la frontière promptement, avant qu’un mandat d’amener soit lancé contre lui.

Martin-Simon se leva.

— Je ne fuirai pas, dit-il avec une sombre résignation, j’attendrai le jugement des hommes… Je suis innocent.

— Eh bien donc ! reprit Marguerite d’une voix éclatante, si quelqu’un peut nous sauver, qu’il se montre !… J’accepte les conditions que l’on me propose.

— C’est moi qui suis le coupable ! s’écria-t-on de l’autre bout de la salle.

Tous les yeux se tournèrent avec avidité de ce côté, et alors on vit s’avancer au milieu de l’assemblée le maître d’école Eusèbe Noël, toujours accompagné du prieur du Lautaret.

— Que personne ne soit accusé du meurtre du gagne-petit Raboisson, répéta-t-il d’une voix étouffée, car j’en suis le seul auteur.

— Vous ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Monsieur Eusèbe, murmura Marguerite d’un ton de reproche, quel puissant ressort a-t-on fait jouer pour vous déterminer à ce mensonge ?

Mais le maître d’école ne parut pas avoir entendu ces paroles.

— Oui, poursuivit-il avec plus de force, c’est moi qui ai précipité le gagne-petit dans l’abîme de la Grave ; mais je m’empresse d’ajouter que cette mort a été le résultat d’une rixe, d’une lutte que j’ai soutenue contre Raboisson, et non l’effet d’une préméditation coupable. Le matin du jour de l’accident, j’errais dans la vallée, suivant mon habitude, en lisant mon auteur favori ; j’aperçus de loin Raboisson qui causait avec l’homme de loi ; ils paraissaient fort occupés l’un et l’autre d’un papier que le procureur serra dans son portefeuille. Je doublai le pas pour savoir de quoi il s’agissait ; mais, avant que je les eusses rejoints, Michelot avait disparu, et je ne trouvai plus que le gagne-petit assis sur le bord du chemin. J’avouerai franchement que le hasard seul ne m’avait pas conduit en cet endroit, où je savais que Raboisson devait passer ; cet homme avait connaissance d’un secret que je désirais ardemment de surprendre. Je m’approchai donc de lui, et je le pressai de questions pour lui arracher la vérité… Raboisson était brutal, et une querelle avait déjà éclaté entre nous la veille ; il me porta le premier coup ; je le poussai avec violence ; il chancela sur le bord de l’abîmé et disparut.

_ Tout cela est faux ! s’écria Michelot, qui voyait son autorité sur Martin-Simon lui échapper ; tout cela est un mensonge inventé pour détourner les soupçons.

— Tout cela est vrai, dit à son tour le vieux religieux d’une voix imposante, car j’ai été témoin de l’événement. J’étais allé recueillir des plantes médicinales dans le voisinage du précipice, et je vis de loin la lutte s’engager entre ces deux hommes. Après la catastrophe, j’accourus pour secourir Raboisson, espérant qu’il n’était que blessé ; je trouvai monsieur Noël auprès du corps inanimé de son ennemi ; là, en présence du cadavre, je fus témoin de ses larmes, de ses regrets. Je lui adressai des paroles sévères, mais ma colère fut désarmée par son profond repentir. Il craignait surtout d’être accusé de meurtre, et j’eus pitié de ses terreurs. Il fut convenu que je ne dirais pas ce que j’avais vu, et que nous révélerions le fait dans le cas seulement où une autre personne serait incriminée à sa place. Pendant plusieurs jours nous avons espéré qu’on attribuerait cette mort à un simple accident… Mais tout à l’heure, en apprenant qu’on soupçonnait un homme de bien dont la réputation est sans tache, j’ai décidé Noël à venir rendre témoignage de la vérité, quoi qu’il pût arriver.

On avait écouté ce récit avec la plus religieuse attention ; quand il fut fini, un bourdonnement sourd trahit l’émotion qu’il avait causée. Marguerite, regardait tour à tour le maître d’école et le prieur avec une espèce d’égarement.

Eusèbe Noël, et vous, mon révérend père, demanda-t-elle enfin dans une mortelle angoisse, cela est-il bien vrai ?

— Je le jure devant Dieu et devant les hommes ! dit Noël.

— Je prends le Christ et la Vierge à témoin, ajouta le moine d’un ton solennel, de l’exactitude de ces aveux,

Alors Marguerite eut un mouvement sublime de douleur et de repentir.

— Il n’y a donc que moi de coupable, s’écria-t-elle avec un accent déchirant, car j’ai maudit mon père ! — Puis elle se prosterna devant Martin-Simon, et ppa du front le plancher, en répétant : — Grâce, grâce !… vous serez bien vengé !

— Mon enfant bien-aimée, s’écria Martin-Simon attendri, lève-toi, viens dans mes bras !… Ai-je besoin de te pardonner ? les apparences n’étaient-elles pas contre moi ?

Le père et la fille se tinrent un moment embrassés. Des larmes coulaient de tous les yeux. Bientôt Marguerite se dégagea doucement des étreintes de Martin-Simon, et, se tournant vers les assistans, elle dit d’une voix imposante :

— Que tout le monde sorte… ce qui me reste à dire à mon père ne doit être entendu que de lui.

Les assistans d’un rang inférieur se hâtèront d’obéir à cet ordre ; mais les autres ne s’éloignèrent que lentement, et chacun d’eux, en passant près de Marguerite, lui glissa quelques mots à l’oreille.