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XI

LE PROCUREUR.


Il faut ici que nous revenions un peu en arrière et que nous racontions ce qui s’était passé dans la demeure de Martin-Simon pendant que le chevalier de Peyras et Marguerite se trouvaient à l’autre extrémité du village.

Au jour naissant, le roi du Pelvoux, fidèle aux habitudes matinales de la campagne, était assis déjà dans sa chambre, devant son bureau de vieil ébène, et compulsait un registre à fermoirs de cuivre qui semblait être un livre de comptes. Il avait tiré ce registre d’un grand et solide coffre en chêne resté ouvert près de lui. Ce coffre, avec le bureau, un lit de damas jaune et quelques fauteuils, formaient tout l’ameublement de la chambre, qui était revêtue de boiseries peintes sans ornemens. Nul ne pénétrait dans cette pièce, excepté le propriétaire, sa fille, et une vieille servante presque idiote, qui était chargée du soin d’y entretenir une scrupuleuse propreté.

La répugnance de Martin-Simon à recevoir en cet endroit toute espèce de visiteurs paraîtra fort naturelle, lorsque l’on saura que l’énorme bahut dont nous avons parlé contenait des sommes considérables en or et en argent monnayé, circonstance qui expliquait aussi les lourdes serrures dont le couvercle était muni ; un pareil trésor ne devait pas être exposé sans nécessité aux regards curieux.

Martin-Simon était plongé dans ses calculs, lorsqu’un coup léger fut frappé à la porte soigneusement cadenassée. Il fit un signe d’étonnement :

— Qui donc peut venir ainsi me déranger ? murmura-t-il ; sans doute c’est un de nos hôtes, car toutes les personnes de la maison savent… — On frappa de nouveau plus distinctement. — Qui est là ? demanda le roi du Pelvoux d’un ton d’humeur et sans bouger.

— C’est moi… Michelot, répondit-on du dehors.

— Eh ! que diable me voulez-vous à pareille heure ?

— Je désiré vous parler de choses importantes.

— Eh bien ! allez m’attendre dans la salle basse ; je vous rejoindrai tout à l’heure.

— Permettez-moi plutôt d’entrer, dit Michelot avec insistance ; dans la salle basse, nous pourrions être dérangés.

— Que peut avoir à me dire ce vieux gratte-papier ? grommela Martin-Simon.

Cependant il se leva, replaça son livre dans le précieux coffre-fort, qui fut refermé avec un grand bruit de ferrailles ; ce fut seulement quand il eut soigneusement serré les clefs dans la poche de sa veste qu’il alla déverouiller la porte de l’escalier.

Michelot était vêtu avec recherche pour la cérémonie du mariage. De magnifiques dentelles rehaussaient son costume noir ; sa volumineuse perruque était frisée avec un soin particulier. Cependant sa physionomie contrastait avec cette toilette de fête ; son visage jaune et ridé avait une expression dure et effrayante. En entrant dans la chambre, il jeta autour de lui un regard lent qui s’arrêta plus particulièrement sur le coffre dont nous avons parlé. Cependant il n’oublia pas les devoirs que lui imposait une rigoureuse politesse ; il s’inclina devant le maître de la maison et grimaça un sourire en exprimant la crainte de déranger son hôte par une visite aussi matinale.

— Il n’est jamais trop matin pour moi dès qu’il fait jour, répliqua Martin-Simon avec un reste d’humeur, mais entrez, entrez, maître Michelot… Si vous avez à me parler, ce n’est pas sans doute pour vous plaindre de l’accueil qu’on vous a fait ici ?

— À Dieu ne plaise, monsieur ! Je n’ai qu’à me louer des attentions dont j’ai été l’objet dans votre maison ; et votre gracieuse hospitalité me rend plus pénibles encore les devoirs qu’il me reste à remplir.

— Des devoirs pénibles ! Ah çà ! de quoi s’agit-il ? Le contrat qu’on a dressé hier au soir contiendrait-il quelque clause par trop défavorable à la fille de votre patron, le lieutenant-civil ? Il me semble cependant que nous lui avons fait d’assez grands avantages, car enfin monsieur Blanchefortest riche, et il pouvait donner à sa fille unique une dot plus convenablequ’une misérable somme de cent mille livres ?

— Ce n’est pas cela, répondit Michelot avec embarras ; si je vous ai dérangé à pareille heure, c’est que j’ai craint de ne pouvoir trouver dans la journée un moment pour vous entretenir seul à seul d’une affaire qui n’intéresse en rien les futurs époux et dont je veux cependant avoir la solution avant mon départ.

Martin-Simon désigna un siège au procureur, et ils s’assirent en face l’un de l’autre.

Michelot semblait toujours chercher les moyens d’aborder une question épineuse ; le maître de la maison reprit en souriant :

— Allons, je devine où le soulier vous blesse. Vous avez craint sans doute qu’après vous avoir fait courir pendant huit jours pour les affaires de nos jeunes gens, je n’aie oublié vos honoraires… Vous vous trompez, et voici qui vous prouvera que j’ai songé à récompenser votre zèle et votre intelligence pour le service de nos amis.

En même temps, il chercha dans un tiroir de son secrétaire un papier qu’il remit à Michelot : c’était une lettre de change de dix mille livres sur son banquier de Grenoble.

— Vous connaissez la signature, reprit-il ; cette somme vous sera payée intégralement à la première présentation… Eh bien ! trouvez-vous que votre temps ait été mal employé ces derniers jours ?

Le procureur lut avec attention le papier qu’on lui offrait, le plia lentement, le plaça dans sa poche en remerciant d’un signe de tête ; cependant son embarras ne cessait pas, et la générosité de son hôte semblait encore augmenter les difficultés de sa position.

— Monsieur, dît-il enfin d’un ton calme et posé, sans regarder son auditeur, tout est pour le mieux, en ce qui touche le mariage de nos pupilles respectifs… Il est donc inutile désormais de revenir sur le passé, et après vous être occupé des affaires de vos protégés, permettez-moi de vous faire souvenir un peu des vôtres.

— Où voulez-vous en venir, maître Michelot ? demanda le montagnard en fronçant le sourcil ; je suis juge peut-être du plus ou moins de soins que je dois apporter à mes propres intérêts, et personne, pas même un procureur, n’a le droit de s’immiscer…

— Patience ! reprit Michelot d’un air impassible ; vous allez voir que mes paroles ne sont pas jetées à la légère, et ce n’est pas sans motifs que j’ose intervenir dans certaine affaire qui vous est toute personnelle… Il s’agit, continua-t-il en lançant un regard oblique sur son interlocuteur, de cette malheureuse histoire du gagne-petit Raboisson.

Martin-Simon soutint avec le plus grand sang-froidce regard inquisiteur, et repartit avec un étonnement fort naturel :

— Eh bien ! en quoi cet événement peut-il me toucher ? J’ai constaté, comme c’était mon devoir, la découverte du corps au bas du précipice ; j’ai relaté dans le procès-verbal toutes les circonstances qui étaient à ma connaissance sur cet accident ; vous vous êtes chargé de remettre cette pièce au parquet du parlement de Grenoble, et messieurs les conseillers jugeront dans leur sagesse, s’il y a lieu ou non, d’ordonner une enquête sur la mort de ce vagabond… Que me reste-t-il à faire en tout ceci ? J’ai rempli ma tâche, et, grâce à vos conseils, j’espère n’avoir omis aucune formalité importante.

— Vous oubliez, monsieur, que vous avez reconnu vous-même, dans le procès-verbal en question, la possibilité que ce vagabond, comme vous l’appelez, ait péri par suite d’un meurtre, et certainement le parlement tiendra compte de cette insinuation.

— C’est vous qui avez insisté sur ce point, dit Martin-Simon avec indifférence, et je vous ai laissé mettre dans l’acte ce que vous avez voulu, m’en rapportant à votre expérience. D’ailleurs, que le parlement fasse ou ne fasse pas d’enquête, que m’importe ! ma mission est finie.

Le procureur fit un hem significatif.

— J’ai bien peur, mon généreux ami, que tout ne soit pas encore fini, comme vous le pensez ; je dois vous apprendre des choses qui vous surprendront.

— Vous ?

— Moi-même ; j’ai regret d’affliger une personne que j’estime et que j’aime déjà, car, malgré notre courte connaissance, mon cher Simon, je vous aime autant qu’homme du monde… Mais je suis forcé par ma conscience de faire peser sur vous des soupçons que, je l’espère toutefois, vous n’aurez pas de peine à écarter quand le moment sera venu.

Michelot parlait avec une affectation de bienveillance et de familiarité qui, de sa part, était du plus sinistre augure.

— J’attends que vous vous expliquiez ! dit le montagnard sèchement.

— Eh bien, donc ! reprit le procureur avec un chagrin hypocrite, je vais peut-être, mon bon et digne hôte, me trouver dans l’obligation de vous poursuivre devant le parlement de Grenoble, comme coupable du meurtre du gagne-petit Raboisson, et j’en suis vraiment désolé, je vous le jure.

Martin-Simon se dressa de toute sa hauteur.

— Cet homme devient fou ! dit-il avec dédain.

— Pas si fou que vous le pensez ; rasseyez-vous et veuillez m’entendre ; vous jugerez vous-même si l’on ne peut pas, sans être taxé de folie, accorder quelque attention aux charges qui s’élèvent contre vous.

Simon haussa les épaules d’un air de pitié ; cependant il se rassit et croisa ses jambes avec nonchalance.

— Allez toujours, dit-il, je vous écoute.

L’homme de loi se recueillit, afin de rendre son argumentation plus claire et plus logique.

— Mon cher hôte, dit-il du même ton doucereux qu’auparavant, mon brave et généreux ami, ne m’en voulez pas si l’intérêt même que je porte à votre sûreté m’oblige à vous montrer toute l’étendue du danger que vous pouvez courir. Il n’existe, je l’avoue, aucune preuve matérielle d’un acte de violence commis sur la personne de Raboisson ; mais si l’on arrivait à prouver que cet homme était maître d’un secret qui intéressait le personnage le plus puissant du pays ; s’il se présentait des témoins pour affirmer que, la veille même de l’accident, Raboisson avait été menacé par le personnage dont nous parlons d’être jeté dans un précipice, ce qui est précisément le genre de mort auquel il a succombé, vous conviendrez qu’il y avait là des présomptions suffisantes pour motiver un mandat d’amener !

Cette fois Martin-Simon ne put conserver son sangfroid ; il devint très pâle, et balbutia péniblement :

— Eh bien ! quelle preuve a-t-on que j’aie jamais menacé le gagne-petit ?

— Oubliez-vous donc ainsi les faits ? vos hôtes, les gens de votre maison, et, moi-même, nous pouvons tous porter témoignage qu’une scène violente a eu lieu entre vous et ce malheureux la veille même du jour où il a péri.

— Et vous croyez, monsieur, que sur des données aussi vagues, on accuserait de meurtre un homme dont la probité est aussi bien reconnue que la mienne, le bailli de ce village, le protecteur, le soutien de soixante familles, celui que l’on appelle le roi du Pelvoux ?

— Nous ne sommes pas au bout, reprit Michelot en souriant, et, puisqu’il le faut, maître Simon, nous allons entrer dans ce que nous appelons au palais rei viscera, le fond même de l’affaire… Outre les présomptions dont je viens de vous parler, outre ce procès-verbal qui, soit dit en passant, est une espèce d’acte d’accusation dressé par vous contre vous-même, il existe encore une déclaration de notre dit Raboisson, en date du jour même de sa mort, autant qu’on peut le supposer, et portant que « dans le cas où ledit Raboisson, déclarant, viendrait à décéder par suite de violences, de voies de fait ou même de prétendus accidens, il ne faudrait accuser de sa mort que le nommé Martin-Simon de Peyras, bailli du Bout-du-Monde, qui a menacé ledit déclarant de le précipiter ou de le faire précipiter par ses serviteurs dans quelque abîme de ces montagnes. » Je cite peut-être mal les termes, continua Michelot d’un ton différent, mais je m’étais à tout hasard précautionné d’une copie de cet acte, et vous pouvez la lire pour mieux en apprécier la portée.

Il tira de sa poche un papier qu’il remit à Martin-Simon.

Celui-ci le prit d’une main tremblante, et tenta de le lire, mais tel était son trouble qu’il ne put en déchiffrer une ligne.

— Que signifie tout ceci ?. s’écria-t-il avec, angoisse ; j’aime à croire encore, monsieur, que ce n’est pas moi que vous accusez d’un crime abominable ?

— Et qui serait-ce donc ? Remarquez cependant, mon cher Martin-Simon, que vous avez très bien pu ne pas vous compromettre personnellement avec ce pauvre diable ; il est plus convenable de penser, en raisonnant dans le sens de l’accusation, que vous avez envoyé quelqu’un pour imposer silence à cet individu, et alors vous n’êtes plus que complice au lieu d’être auteur principal, ce qui change la question, et je ferai tous mes efforts pour que le procès prenne cette tournure devant les juges.

— Que me parlez-vous de juges, de complicité, de meurtre, de procès ? s’écria le montagnard avec impétuosité ; qu’est-ce que ce papier ? comment se trouve-t-il entre vos mains ? que me voulez-vous enfin ?

— Ce papier, reprit le procureur avec beaucoup de flegme, j’ai en effet oublié de vous raconter son histoire, et vous allez voir que je suis parfaitement autorisé à intervenir dans cette affaire. Vous saurez donc que, le jour même où le gagne-petit arriva chez vous, il me pria de recevoir, à titre de légiste et de procureur, une déclaration qui nécessitait, disait-il, le plus grand secret. Je voulais refuser de l’entendre ; mais, espérant trouver une occasion de vous rendre service pour le bon accueil que j’avais reçu dans votre maison, et considérant d’un autre eôté qu’il pourrait s’adresser à d’autres personnes moins bien intentionnées, je dis à cet homme de se trouver le lendemain matin sur le chemin que je devais prendre pour retourner à Grenoble. Je le trouvai en effet à une demi-lieue d’ici, et nous dressâmes, sur une pierre, au bord du chemin, l’acte dont vous tenez une copie. Il y est dit, comme vous avez pu le voir, que Raboisson ayant connaissance d’un secret qui vous touche personnellement, et que vous seul ayant intérêt à sa disparition, vous devrez être responsable de sa mort, dans le cas où cette mort serait subite ou violente, auquel cas il me délègue, moi Michelot, procureur au présidial de Lyon, pour vous poursuivre judiciairement devant qui de droit… J’ai dû accepter la délégation, et c’est probablement quelques instans après la signature de cette pièce que le malheureux aura péri.

Cette explication parut enfin faire exactement comprendre au père de Marguerite la gravité des charges qu’on invoquait contre lui.

— Monsieur le procureur, dit-il bientôt avec amertume, après une pause, je ne puis trop vous féliciter de votre zèle à recevoir les confidences d’un misérable ivrogne ; vous aviez sans doute pour cela quelque bonne raison que je ne devine pas encore… En attendant, pour ne discuter avec vous que le point de droit dans cette ridicule accusation, je vous ferai remarquer que cet acte, qui vous paraît si important, n’est pas revêtu des formes légales. Vous n’aviez aucun témoin lorsqu’il a été dressé, et Raboisson même n’a pu le signer…

— Pour ce qui est de la signature, dit le procureur en tirant de sa poche un nouveau papier, voici la copie d’un acte de notoriété parfaitement en règle, constatant que Raboisson a pour signature une croix d’une forme particulière, qu’il a apposée sous mes yeux au bas de la déclaration ; il me confia en me quittant cette pièce, qu’il avait fait préparer depuis longtemps, je ne sais dans quel but. Quant aux témoins, qui, d’après vous, eussent dû assister le déclarant, ils n’étaient pas nécessaires, l’acte étant tout confidentiel. D’ailleurs, mon témoignage…

— Mais c’est là une horrible trame ! s’écria le montagnard en parcourant sa chambre à grands pas ; je suis innocent, et cependant tout se réunit pour m’accabler !… Eh bien ! ajouta-t-il avec ironie, en s’arrêtant tout à coup devant l’homme de la loi, quel parti compte prendre mon bienveillant ami ? Croira-t-il aux sottes rêveries d’un vagabond, et transmettra-t-il cet acte ridicule à la justice, ou bien accordera-t-il confiance à la parole d’un honnête homme qui repousse de toute sa force cette odieuse accusation ?

— Monsieur, je voudrais pouvoir vous satisfaire, mais, si vous n’avez aucune explication à me donner, vous comprenez que mon devoir… ma conscience…

— Ta conscience, misérable ! ta conscience, à toi ? Me persuaderas-tu que tu crois un seul mot de cette fable absurde, que tu n’as pas quelque sordide intérêt à me menacer d’un éclat scandaleux ! Si tu n’étais pas aussi faible, aussi lâche…

Il s’interrompit et se remit à marcher dans la chambre avec précipitation.

— Calmez-vous, mon hôte, dit Michelot de son ton doucereux ; je suis votre, ami, je vous le jure ! Mon cœur saigne de vous affliger ; je voudrais de toute mon âme reconnaître convenablement votre hospitalité et vos bons procédés envers moi ; mais jugez vous-même ; que faut-il que je fasse ?

— Ce qu’il faut faire ? dit Martin-Simon en le regardant fixement, comme pour s’assurer du degré de complaisance sur lequel il pouvait compter, il faut déchirer ces paperasses sur-le-champ, et oublier cette méchante histoire.

— Mais je n’ai que des copies.

— Ne savez-vous pas où sont les originaux ?

— Eh bien ! reprit le procureur avec un sourire hypocrite, si je vous promettais de les déchirer dès que je serais à Lyon, où je les ai laissés ?

— En ce cas-ià, Michelot, j’avouerais que je vous-ai calomnié, et je vous prierais d’excuser mon emportement.

— Et ce serait toute ma récompense ?

— Quelle récompense exigez-vous donc pour renoncer à une poursuite aussi folle qu’injuste ?

— Songez donc, reprit le légiste, comme s’il n’avait pas saisi le sens de la question de son hôte, que le procès-verbal où vous reconnaissez-vous-même la possibilité de la mort violente, la déclaration de Raboisson et la pièce à l’appui, que mon propre témoignage enfin peuvent servir de base à un procès criminel bien conditionné… Il y va de la vie !

— Involontairement Martin-Simon frissonna ; Michelot s’aperçut de ce mouvement d’horreur, et crut le moment favorablepour frapper le dernier coup.

— Voyons, monsieur Simon, dit-il avec une volubilité et une netteté de prononciation merveilleuses ; abordons franchement la question ; vous pouvez être mis, dès que je le voudrai, sous le coup d’une accusation capitale, et, à supposer que vous sauviez votre vie, vous ne pourrez sauver votre considération. D’ailleurs, le plus simple effort de la justice suffirait pour pénétrer la nature du secret que Raboisson avait découvert, et il vous importe de ne pas appeler l’attention sur ce point, car il s’agit d’une richesse immense, d’une mine d’or dont on ne manquerait de vous déposséder au nom du roi… Né secouez pas la tête ; je suis sûr de mon fait, et la torture vous arracherait bientôt la vérité. Bref, vous avez le plus haut intérêt à étouffer cette affaire, et nous pouvons l’étouffer. Je vous ai trompé en vous disant que les pièces originales qui vous accusent étaient à Lyon ; elles sont ici, et je puis vous les remettre sur-le-champ, dès que nous nous serons entendus.

Martin-Simon réfléchit d’un air sombre :

— Je commence à voir clair dans cette intrigue, dit-il, et je félicité maître Michelot d’avoirr renoncé aux grands mots de devoir et de conscience ; j’aime assez, si je parle au diable, qu’il se montre avec ses griffes et son pied fourchu… Eh bien ! voyons, que demandez-vous pour prix de ces papiers et de votre intégrité ?

Une expression de triomphe se peignît sur les traits du procureur.

— Vos paroles sont dures, monsieur Simon, reprit-il en ricanant, mais je suis habitué à considérer les paroles comme rien pu comme peu de chose ; je ne m’attache qu’aux faits… Écoutez-moi donc avec toute votre attention.

— Michelot semblait prendre plaisir à prolongerles angoisses de son interlocuteur. Il aspira lentement une prise de tabac, et dit enfin avec son insultant sang-froid :

— Je voudrais, mon cher Simon, concilier nos intérêts à tous les deux, et, quelque mauvaise opinion que vous ayez de moi, je ne prétends pas vous faire une position insupportable. Il est des sacrifices que vous ne sauriez accomplir sans une certaine répugnance : aussi ai-je cherché un moyen terme que vous approuverez certainement… Pour couper court, je vous apprendrai que je suis garçon, et que je suis assez disposé à cesser de l’être. Il n’aurait tenu qu’à moi de trouver à Lyon plus d’une belle et riche demoiselle qui eût consenti à devenir madame Michelot ; mais je suis encore vert, j’ai une jolie fortune, une bonne réputation au palais, et rien n’est perdu. Un homme calme, sensé, et qui a passé l’âge des passions, peut être un mari plus convenable pour certaines jeunes filles que ces freluquets dissipateurs que l’on trouve à chaque pas ; et un gendre de ce caractère vous serait bien utile, maître Simon.

— Dois-je comprendre, monsieur, que vous exigez la main de ma fille pour prix de votre silence ?

— Pour prix de votre fortune, de votre honneur, de votre vie !… Songez donc que vous êtes entièrement en mon pouvoir. Que je dise un mot et vous êtes emprisonne, jugé, condamné à une mort infamante… Votre fille elle-même ne croira pas acheter trop cher par le don de sa main le bonheur de vous sauver d’un grand danger.

— Est-ce tout ? demanda le roi du Pelvoux d’une voix sourde.

— À peu près… J’ajouterai seulement que sur le chapitre de la dot nous, nous entendrons facilement. Je vous connais trop bon père pour douter que vous n’assuriez une belle fortune à votre fille, lorsque vous êtes si généreux envers un parent éloigné tel que le chevalier de Peyras… Mais comme peut-être vous renonceriez difficilement à la propriété de votre mine, nous on partagerons fraternellement les produits, et je serai seulement votre associé… À nous deux nous forons des qpérations magnifiques ; vous verrez comme je m’entends à gérer les affaires ! Eh bien ! qu’en dites-vous ? On n’est pas plus raisonnable, et vous vous tirerez, je crois, à bon marché de ce mauvais pas !

Le procureur fut épouvanté de l’expression d’indignation et de rage qui se montrait sur les traits de son interlocuteur. Les yeux de Martin-Simon se torturaient dans leurs orbites, et ses poings étaient convulsivement serrés. Tout à coup il s’élança sur Michelot, le saisit à la gorge, et le secoua comme un roseau, en criant d’une voix de tonnerre ;

— Ma fille à toi, misérable ? Ma belle, ma fière, ma généreuse Marguerite à un vil coquin, à un avare faussaire, à un infâme intrigant tel que toi ? Et tu penses que, même pour racheter ma vie, je consentirais à sacrifier mon enfant bien-aimée ! Ah ! tu as voulu me menacer, me frapper de terreur ?… Mais je te briserai, vois-tu, et je vengerai d’un seul coup tous les malheureux que tu as faits dans le cours de ton exécrable vie !

— Au secours ! au secours ! s’écriait de son côté le procureur en se débattant. Voulez-vous donc m’assassiner comme vous avez assassiné Raboisson ?… Au secours !… Est-ce ainsi que vous me disposerez à la clémence ?

— Que m’importe ! reprit Martin-Simon en le secouant avec plus de force encore.

Un bruit confus de pas s’éleva dans l’escalier.

— Laissez-moi… j’étouffe… je meurs… Tenez, on vient ; je vais proclamera haute voix le crime que vous avez commis.

— Soit ! s’écria le redoutable montagnard en le traînant vers la porte, je vais t’aider.

La porte s’ouvrit, et plusieurs habitans du village, venus pour assister à la cérémonie du mariage, parurent dans la chambre.

Parmi eux se trouvait ce vieillard respectable à qui Marguerite avait donné le titre d’oncle, et qui était en effet le frère de feu sa mère.

En raison de son âge et du lien de parenté qui l’unissait à Martin-Simon, il crut devoir s’interposer d’abord entre les deux adversaires.

— Beau-frère, dit-il en cherchant à dégager le procureur, à quoi songez-vous donc ? Que vous a fait cet homme pour que vous le maltraitiez ainsi ?

— Ce qu’il m’a fait ! s’écria Martin-Simon en repoussant avec force Michelot, qui alla tomber à l’autre bout de la chambre, il m’accuse d’assassinat… du plus lâche, du plus odieux assassinat !

Des regards irrités se tournèrent vers le procureur.

— Je conviens, reprit le vieux Jean, qu’en pareil cas l’indignation, est légitime, mais cette indignation ne doit jamais aller jusqu’à la violence… Calmez-vous, beau-frère ; et vous, monsieur l’homme de loi, continua-t-il en s’adressant à Michelot, sortez bien vite, et attendez un autre moment pour…

— Oui, oui, interrompit le père de Marguerite au comble de l’exaspération, laissez-le sortir, laissez-le aller me dénoncer au parlement de Grenoble, comme coupable du meurtre de Raboisson… Oui, qu’il parte, je ne le crains pas ; qu’il amène ici les gens de justice, que l’on me traîne en prison… je suis prêt !

Michelot restait immobile et comme étourdi de sa chute récente. Jean et les autres assistans regardaient Martin-Simon d’un air stupéfait.

— Cela vous étonne, reprit-il avec un sourire amer, que votre bailli, votre chef, votre ami à tous, doive répondre d’un accusation capitale ? Il en est ainsi pourtant, grâce aux ingénieuses intrigues de ce rusé scélérat ! Il prétend avoir des preuves de mon crime, et ces preuves il me les eût livrées si j’avais été assez infâme ; pour lui accorder la main de ma fille Marguerite avec… avec ma fortune pour dot ! Mais il ne l’aura pas, il n’aura rien, de moi, dussé-je périr victime de ses indignes machinations !!

Il faut se souvenir du respect, de l’affection, du dévouement sans bornes que les habitans du Bout-du-Monde portaient à Martin-Simon et à sa famille pour comprendre l’indignation qu’excita cet aveu. Le vieux Jean lui-même ne put se contenir.

— S’il en était ainsi, dit-il en regardant fixement le procureur, cet homme serait un serpent qu’il faudrait écraser du pied !

— Assommons-le, jetons-le dans la Guisanne ! s’écrièrent les jeunes gens en renchérissant sur les sentimens dont le vieillard avait donné l’exemple.

— Mes amis, balbutia Michelot en s’efforçant de secouer sa torpeur à la vue du nouveau danger qui le menaçait, vous serez responsables de tous les mauvais traitemens que j’endurerai… Celui qui a déjà porté la main sur moi expiera cruellement sa brutalité.

Ah ! tu veux dénoncer notre bailli, notre bienfaiteur, notre bon maître ? s’écria l’un des assistans en s’élançant vers lui ; eh bien ! sors par le chemin le plus court… par la fenêtre !

— Au secours ! s’écria le pauvre légiste en voyant des bras déterminés se lever sur lui.

— Mes amis, je vous défends…

— Enfans, prenez garde, vous ne savez pas à quoi vous vous exposez !

— Au secours ! répétait Michelot.

Ce fut en ce moment que Marguerite entra, suivie du chevalier de Peyras et de mademoiselle de Blanchefort. Leur présence arrêta tout à coup le désordre, et ceux qui avaient saisi le procureur tremblant le laissèrent aller.