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XIII

LE SERMENT.


Marguerite attendit que tout le monde fût sorti, et elle referma soigneusement la porte, afin de ne pas être interrompue dans la conversation qu’elle allait avoir avec son père. Cependant les personnes qui remplissaient la chambre un moment auparavant ne s’en étaient pas éloignées, car on entendait au rez-de-chaussée de la maison une espèce de piétinement sourd et continu.

Martin-Simon suivait avec curiosité chacun des mouvemens de Marguerite. Elle était redevenue froide, solennelle ; sa physionomie exprimait une grande résolution. Lorsqu’elle se fut assurée qu’elle était bien seule avec son père, et qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait l’entendre, elle s’avança vers lui et dit avec fermeté :

— Mon père, il n’y a plus à hésiter ; le moment prescrit est arrivé.

Le roi du Pelvoux tressaillit comme au bruit d’une détonation inattendue ; il se troubla et balbutia avec embarras :

— Explique-toi, Marguerite, je ne te comprends pas…

— Le temps est venu d’accomplir le serment que vous avez prononcé devant le lit de mort de mon aieul… le temps est venu de renoncer pour toujours à ce trésor qui vous avait été confié pour le bonheur des hommes.

Martin-Simon s’agita sur son siége d’un air d’angoisse.

— Tu te trompes, Marguerite, je t’assure que tu te trompes, reprit-il ; rien dans notre situation présente ne justifie encore ces mesures extrêmes. À la vérité, cet odieux procureur m’avait préparé un piége où j’ai failli tomber, mais l’imposture a été confondue.

— Mon père, s’écria la jeune fille avec véhémence, laissez-moi vous rappeler cette scène lugubre que vous m’avez racontée tant de fois, et à la suite de laquelle Bernard quitta ce monde pour aller au ciel… Il était étendu sur son lit d’agonie ; à genoux devant lui vous versiez d’abondantes larmes ; un crucifix et un Évangile ouvert étaient sur la table. Vous veniez de jurer par les sermens les plus redoutables que vous ne révéleriez jamais à un imprudent ou à un méchant l’existence du trésor qu’on vous léguait. Ni fils, ni femme, ni mère, ni frère, ni ami, n’étaient exceptés de la règle ; du jour ou ce trésor risquait à être employé à de mauvais usages, il fallait l’anéantir. Après cette cérémonie, le malade était épuisé, son âme n’appartenait déjà plus à la terre ; cependant, préoccupé de la magnifique mission dont vous étiez chargé, vous demandâtes à quels signes, vous et vos descendans, vous pourriez reconnaître que ce trésor allait devenir fatal à l’humanité. Alors, le mourant se redressa péniblement, et il vous dit : « Mon fils, quand votre enfant vous maudira, quand votre ami vous trahira, quand celui que vous aurez comblé de bienfaits vous accablera d’injures, quand les embûches se multiplieront sous vos pas, quand les passions se déchaîneront autour de vous comme des tempêtes, quand pour vous plaire le vieillard se fera vil, et quand l’époux trahira l’épouse, et quand le prêtre trahira son Dieu, ce serà la preuve que le moment est venu. » Et après avoir prononcé ces paroles, mon père, Bernard retomba sur sa couche, ses yeux se fermèrent, et il expira.

— Marguerite, Marguerite interrompit Martin-Simon en essuyant une larme, pourquoi donc évoquer ces tristes souvenirs ?

— Parce que, mon père, les signes précurseurs annoncés par Bernard sont arrivés ; parce que les crimes et les trahisons nous entourent d’un cercle de plus en plus étroit ; parce que déjà tout autour de vous le vieillard déshonore ses cheveux blancs, l’époux chasse son épouse, le prêtre blasphème son Dieu ; et votre fille elle-même ne vient-elle pas de vous maudire dans son cœur ? Oui, oui, le jour est venu… Il faut détruire l’influence funeste qui d’un moment à l’autre va tout frapper de mort sur ce modeste coin du monde… D’ailleurs, ne trouvez-vous pas enfin que c’est une charge trop lourde, pour un homme simple et bon tel que vous, d’être le dispensateur de cet or, qui produit tout bien et tout mal sur la terre ? Père, vous avez fait assez de bien avec ce trésor ; prenez gardé de ne plus faire que du mal.

Martin-Simon était plongé dans de profondes méditations.

— Je n’ai rien oublié, Marguerite, dit-il enfin, et je suis prêt à tenir ce serment que j’ai exigé de toi et que tu eusses exigé de tes enfans… Cette promesse est toujours présente à ma mémoire ; seulement je ne crois pas le moment venu de renoncer au pouvoir immense que me donne la découverte de mon père. Tu l’as dit, l’or est la cause de tout bien et de tout mal, mais jusqu’ici le bien a été plus grand que le mal, et je ne veux pas perdre encore ce moyen puissant d’agir sur la destinée des hommes. Dans les circonstances actuelles, Bernard, tout triste et tout misanthrope qu’il était, n’eût pu me conseiller la mesure rigoureuse dont tu parles, car les actions de grâce des malheureux qu’il aurait consolés l’eussent empêché, comme moi, d’entendre les imprécations des ingrats. Non, non, Marguerite, je ne me résoudrai pas à ce sacrifice ; songe à ce que j’ai fait, à ce que je veux faire encore… Tiens, continua-t-il avec chaleur en conduisant sa fille vers la fenêtre, d’où l’on apercevait le joli village du Bout-du-Monde et sa riante vallée, regarde quelles incroyables merveilles j’ai accomplies avec de l’or ; là, il n’y avait que des rocs arides, sans verdure, sans végétation, sans autres habitans que des animaux sauvages… À ma voix, le rocher est devenu fertile, la terre a produit des herbes et des fleurs, des arbres et des fruits ; le désert a été dompté. J’ai appelé une population entière dans ce coin de terre jadis inhabitable, et j’ai changé en lieu d’abondance et de paix un lieu de misère et de désolation. Regarde ces braves gens qui sont là sur la place. ; vois l’anxiété peinte sur leur visage parce qu’ils savent qu’un nuage a obscurci pour un moment notre félicité. Femmes, enfans, vieillards, tous nous aiment comme des membres de leur propre famille… Tiens, ils viennent de nous apercevoir à travers les vitres de la fenêtre… entends-tu leurs cris de joie et leurs bénédictions ?…

Le bruit des événemens qui venaient de se passer chez le roi du Pelvoux s’était en effet répandu dans le village. Tous les habitans étaient accourus pour donner à leur bailli des témoignages de sympathie et pour le défendre au besoin, ce qui expliquait les acclamations dont Martin-Simon venait de parler. Marguerite ne parut pas insensible à ces preuves d’affection ; cependant elle regagna sa place, et elle reprit avec force :

— Ces émotions sont bien douces, mon père ; mais je n’en persiste pas moins à penser que notre secret pourrait nous être fatal. Si votre générosité s’était exercée seulement sur des gens honnêtes et grossiers tels que ces montagnards, peut-être pourriez-vous retarder encore l’execution de ce redoutable serment ; mais les habitans de ce monde méchant qui nous est étranger ont été mis en éveil…

— Allons ! interrompit Martin-Simon d’un air mécontent, tu veux parler de la bagatelle que j’ai donnée à ces deux jeunes gens. De quelle manière, Marguerite, pouvais-je mieux employer nos richesses qu’en relevant une ancienne et noble maison qui allait tomber par la faute d’un jeune étourdi ? Il est mon parent ; ne fallait-il pas le tirer de l’abîme où il s’était jeté ? Mon père lui-même, qui aimait tant le père du chevalier, n’eût pu blâmer ma conduite envers ce jeune fou… Et cette imprudente enfant qui avait tout sacrifié pour le suivre, n’était-ce pas aussi une bonne œuvre que de la remettre dans le droit chemin ?… Marguerite, ne me reproche pas ce que j’ai fait ; quoi qu’il doive arriver, nous avons accompli une action lowable, et je ne m’en repens pas.

La jeune fille se leva ; elle prit les mains de Martin-Simon dans les siennes, et, appuyant la tête sur son épaule, elle lui dit avec un accent d’une douceur infinie :

— Vous êtes bon, mon père ; votre âme n’est remplie que de bienveillantes et charitables pensées. En acquérant la science des hommes, vous avez su conserver la simplicité de oœur, la candeur de l’enfant. Vous ne voulez voir que des amis et des frères dans tous ceux qui vous entourent, et il n’y a peut-être que des traîtres et des ennemis… Eh bien ! continua-t-elle en s’animant et en se redressant de toute sa hauteur, tandis que ses grands yeux noirs brillaient d’un vif éclat, moi qui ne suis qu’une jeune fille sans expérience, à demi sauvage, je vois clairement ce qui échappe à vos regards exercés ; toutes ces âmes qui vous paraissent, à vous, ténébreuses comme la nuit, sont pour moi transparentes comme du verre, et je vois s’agiter en elles des sentimens coupables qui m’inspirent de l’horreur. Mon père, ne vous faites pas illusion : on sait l’histoire de notre fortune. On la sait depuis quelques heures sculement, et déjà il nous faut trembler pour nos richesses, pour notre vie, pour notre honneur ! Mon père, n’avez-vous pas peur de l’effroyable déchainement des passions qui rugissent déjà près de nous ? Regardez : partout des haines qui s’enveniment, des ambitions qui grossissent, des trahisons qui se préparent ; on rampe sous nos pieds et on nous menace tour à tour ; les piéges se multiplient sur notre chemin, et bientôt peut-être nous ne pourrons plus les éviter… Le seul nom de cette mine d’or fait fermenter toutes les tètes et battre tous les cœurs. Pour elle on devient meurtrier ; car, sachez-le, mon père, cet Eusèbe Noël, dont la probité semblait si sûre, s’est découvert à moi ; c’était pour arracher à Raboisson son secret qu’il avait engagé la querelle. Pour elle on devient calomniateur, intrigant, délateur, comme Michelot ; pour elle on trahit ses vœux et on profane le caractère sacré du prêtre, comme le prieur du Lautaret ; pour elle on devient lâche, menteur et parjure, comme votre brillant chevalier de Peyras. Et moi-même, mon père, n’ai-je pas subi aussi l’influence maligne que semble répandre ce métal sur toute la contrée ? N’en suis-je pas venue à douter de vous ?… Que vous faut-il de plus ? Attendrez-vous donc que notre heureuse vallée soit remplie de deuil et de sang pour comprendre le danger ?

Marguerite parlait avec chaleur et conviction ; Martin-Simon se sentit ébranlé.

— Oui, je voudrais en vain me le dissimuler, ma fille, reprit-il avec accablement, tu as peut-être raison… la fatale influence qui t’effraye a corrompu les cœurs autour de moi ; je ne trouve plus ni reconnaissance dans ceux à qui j’ai fait du bien, ni désintéressement dans ceux qui m’en ont fait. Devant moi, les plus fiers deviennent des mendians qui tendent la main, tandis que les plus timides exigent et menacent… Cependant, je te l’avouerai, j’avais espéré que mon jeune parent, Marcellin de Peyras, n’était pas accessible à ces sentimens de basse avidité.

Marguerite raconta brièvement ce qui s’était passé le matin chez Eusèbe Noël, et répéta la conversation qu’elle avait eue avec le chevalier peu d’instans après.

— Ainsi donc, pas un seul, s’écria le roi du Pelvoux, pas un seul qui aît ressenti pour mes services passés quelque gratitude ! Que l’âme sordide d’un procureur se soit exaltée à la nouvelle que j’étais possesseur d’un trésor inestimable cela s’explique sans peine ; mais qu’un jeune gentilhomme, étourdi et prodigue autrefois, ait poussé l’amour de l’or jusqu’à l’infamie, qu’un vieil et respectable moine, qui a fait vœu de pauvreté, se soit entendu avec un misérable pédagogue à moitié fou pour m’obliger à compter avec eux, voilà ce qui passe toute croyance, voilà ce qui pourrait donner de la haine contre l’humanité entière ! Il reprit d’un ton plus calme, après une pause : Ne m’as-tu pas dit, Marguerite, qu’ils attendaient ta réponse en ce moment ?

— Ils l’attendent, mon père, répliqua la jeune fille avec amertume, comme la bête affamée attend sa proie, avec impatience et fureur.

— Eh bien je la leur transmettrai moi-même… Mais l’heure s’avance, il est temps, ma fille, de nous préparer pour la cérémonie religieuse.

— Mon père, je croyais… monsieur de Peyras a mạnifesté une telle répugnance pour ce mariage…

— Je lèverai ses scrupules, dit Martin-Simon en souriant d’un air mélancolique ; cette passion qu’il a ressentie pour toi si subitement ne doit pas être bien profonde, et elle ne sera pas un obstacle sérieux à l’accomplissement de ses devoirs !

Marguerite rougit et baissa la tête.

— Mon père, reprit-elle avec timidité, je vous demanderai une grâce ; permettez-moi de ne pas assister à leur… à cette solennité. La fatigue et les émotions de la journée…

— Il suffit, mon enfant ; je t’excuserai donc auprès des invités… Allons, retire-toi ; il est temps que je m’habille pour conduire cette pauvre jeune fille à l’autel. Du reste, aie l’esprit en repos, j’arrangerai ces affaires qui semblent si embrouillées. Je vais, d’un seul coup, apaiser ces passions tumultueuses…

— Et comment cela, mon père ?

En accomplissant le serment que j’ai fait à ton aïeul le baron Bernard… Va.

— Peu d’instans après, Martin-Simon descendit dans la salle basse, revêtu d’un costume noir qu’il portait les jours de cérémonie. Il prit séparément Michelot, le chevalier et Eusèbe Noël, qui tous guettaient le moment favorable pour lui parler ; il leur dit seulement quelques mots à l’oreille, et de cet instant la plus parfaite harmonie régna comme par enchantement dans l’assemblée. Lorsque l’on partit pour l’église, la mariée était presque souriante, et le marié, sauf quelques distractions, paraissait galant et heureux, il n’était pas jusqu’à la figure de Michelot et jusqu’au visage jaune d’Eusèbe Noël qui n’exprimassent une satisfaction sympathique. De son côté, Martin-Simon affectait une sérénité parfaite, et les montagnards, heureux de ce changement imprévu après les angoisses de la matinée, saluaient le cortege de leurs acclamations joyeuses. Ce fut sous ces auspices que l’union du chevalier de Peyras et de mademoiselle de Blanchefort fut bénie par le prieur du Lautaret, dans la petite chapelle du Bout-du-Monde.

Lorsque l’on revint à la maison après la cérémonie, Marguerite prit Ernestine à part, et, déposant un baiser sur son front, elle lui dit d’une voix émue :

— Mademoiselle, j’ai été bien sévère pour vous, et vous avez supporté mes froideurs avec une inaltérable douceur. Aujourd’hui, quand tout accusait mon père, quand moi-même je doutais de lui, vous scule avez eu le courage de le défendre… vous valez mieux que moi, et vous méritez tous les bonheurs, toutes les joies ! Cependant, ajouta-t-elle en baissant la voix, si votre sort dans l’avenir ne devait pas être aussi heureux que je le désire, souvenez vous que vous avez une amie dans Marguerite Simon, et que vous et les vôtres vous pourrez compter sur elle dans l’adversité !

En même temps, comme si elle eût craint d’en trop dire, elle s’éloigna rapidement.