La Mer (Michelet)/Livre IV/VII

Michel Lévy Frères (p. 409-418).


VII

vita nuova des nations

Pendant que j’achevais ce livre, en décembre 1860, la ressuscitée, l’Italie, notre glorieuse mère à tous, m’envoie de belles étrennes. Une nouvelle, une brochure, m’arrivent de Florence.

C’est un pays d’où il nous vient souvent de grandes nouvelles : en 1300, celle de Dante ; en 1500, celle d’Amerigo ; en 1600, Galilée. Quelle sera donc aujourd’hui la nouvelle de Florence !

Oh ! bien petite en apparence ! Mais qui sait ? immense par les résultats ! C’est un discours de quelques pages, un opuscule médical ; le titre n’a rien qui attire ; il éloignerait plutôt. Et pourtant il y a là un germe de conséquence incalculable, et qui peut changer le monde.

En regard du titre, je vois le portrait de deux enfants, l’un mort et l’autre mourant aux hôpitaux de Florence. L’auteur est le médecin, qui (chose rare) avait tellement pris à cœur ses petits malades, pauvres enfants inconnus, qu’il a voulu écrire sa douleur et ses regrets.

Le premier, de sept ou huit ans, de fine et austère noblesse, dans l’amertume, ce semble, d’un grand destin inachevé, a sur l’oreiller une fleur. Sa mère, trop pauvre pour lui donner autre chose, lui en apportait en venant le voir ; il les gardait avec tant de soin, tant de religion, qu’on lui a laissé celle-ci.

L’autre, plus petit, dans la grâce attendrissante de son âge de quatre ou cinq ans, visiblement va mourir ; ses yeux flottent dans le dernier rêve. Ces enfants avaient témoigné de la sympathie l’un pour l’autre. Sans pouvoir parler, ils aimaient à se voir, à se regarder, et le compatissant médecin les avait fait placer en face l’un de l’autre. Il les a rapprochés dans la gravure comme ils l’ont été en mourant.

C’est une chose tout italienne. On se garderait bien ailleurs de se montrer faible et tendre ; on craindrait le ridicule. En Italie, point. Le docteur écrit devant le public tout comme s’il était seul. Il s’épanche sans réserve avec une abondance, une sensibilité féminine qui fait sourire et pleurer. Il faut avouer aussi que la langue y fait beaucoup, langue charmante de femmes et d’enfants, si tendre, et pourtant brillante, jolie dans la douleur même. C’est une pluie de larmes et de fleurs.

Puis il s’arrête et s’excuse. S’il a parlé ainsi, ce n’est pas sans cause. « C’est que ces enfants ne seraient pas morts si on avait pu les envoyer à la mer. » Conclusion : il faudrait établir à la côte un hospice d’enfants.

Voilà un homme bien habile. Il a pris le cœur. Tout suivra. Les hommes sont attentifs, touchés, les dames en pleurs. Elles prient, elles veulent, elles exigent. On ne peut rien leur refuser. Sans attendre le gouvernement, une libre société fonde sur-le-champ les Bains d’enfants à Viareggio.

On connaît cette belle route, ce demi-cercle enchanteur que fait la Méditerranée quand on a quitté l’âpreté de Gênes, qu’on a dépassé la rade magnifique de la Spezzia, et qu’on s’enfonce sous les oliviers virgiliens de la Toscane. À mi-chemin de Livourne, une côte conquise sur la mer offre le petit port solitaire que consacre désormais la charmante fondation.

Florence a eu l’initiative de la charité sur toute l’Europe, des hospices avant l’an 1000. En 1287, quand la divine Béatrix inspira Dante, son père fonda celui de S. Maria Nuova. Luther, dans son voyage, peu favorable à l’Italie, n’admire pas moins ses hôpitaux, les belles dames italiennes qui, voilées, sans gloriole, allaient y servir les malades.



La nouvelle fondation sera pour l’Europe un modèle. Nous devons cela aux enfants. La vie d’enfer que nous menons, cette vie de travail terrible et d’excès plus meurtriers, c’est sur eux qu’elle retombe.

On ne peut se dissimuler la profonde altération dont sont visiblement atteintes nos races de l’Occident. Les causes en sont nombreuses. La plus frappante, c’est l’immensité, la rapidité croissante de notre travail. Elle est forcée pour la plupart, imposée par le métier. Mais ceux même à qui le métier ne commande pas ne se précipitent pas moins. Je ne sais quelle ardeur d’aller de plus en plus vite est maintenant dans le tempérament, l’humeur, l’âcreté du sang. Tous les siècles furent paresseux, stériles, si on les compare. Nos résultats sont immenses. Nous versons de notre cerveau un merveilleux fleuve de sciences, d’arts, d’inventions, d’idées, de produits, dont nous inondons le globe, le présent, même l’avenir. Mais à quel prix tout cela ? Au prix d’une effusion épouvantable de force, d’une dépense cérébrale qui d’autant énerve la génération. Nos œuvres sont prodigieuses et nos enfants misérables.

Notez que ce grand effort, cette excessive production, c’est le fait d’un petit nombre. L’Amérique fait peu, l’Asie rien. Et dans l’Europe elle-même tout se fait par quelques millions d’hommes de l’extrême Occident. Les autres rient de les voir s’user et croient les remplacer. Pauvres barbares, pensez-vous donc que tel Russe ou tel pionnier des États-Unis de l’Ouest sera demain un artiste, un mécanicien d’Angleterre ou un opticien de Paris ? Nous sommes tels par l’affinement et l’éducation des siècles. Une longue tradition est en nous. Qu’adviendra-t-il si nous mourons ? Nul n’est prêt pour nous succéder.

Ce travail exterminateur, ce suicide de fécondité, s’il nous plaît de l’accepter pour l’intérêt du genre humain, nous ne pouvons en conscience vouloir y perdre nos enfants et les enterrer avec nous. Et c’est pourtant ce qui arrive. Ils naissent tout préparés ; ils ont nos arts dans le sang, mais aussi notre fatigue. D’effrayante précocité, ils savent, ils peuvent, ils feraient. Mais ils ne font rien ; ils meurent.

L’enfance de l’homme, comme celle des plantes et de toute chose, a besoin de repos, d’air, de douce liberté. Ici tout lui est contraire, nos mérites autant que nos vices. Tout semblerait combiné pour étouffer les enfants. Les aimons-nous ? Oui, sans doute. Et cependant nous les tuons. Une société si agitée, si violente, c’est (qu’elle le sache ou non) une vraie guerre à l’enfance.

Il est des moments surtout dans son développement, des crises où elle tient à un fil. La vie a l’air d’hésiter, de se demander : « Durerai-je ? » À ces moments décisifs, notre contact, le séjour des villes et la vie des foules, pour ces créatures chancelantes, c’est la mort. Ou (pis encore) c’est l’entrée d’une longue carrière de maladies. Un misérable commence qui, tombant, se relevant, retombant, les trois quarts du temps se traînera à la charge de la charité publique.

Il faut couper court à cela. Il faut prévoir. Il faut tirer l’enfant de ce milieu funeste, l’ôter à l’homme, le donner à la Nature, lui faire aspirer la vie dans les souffles de la mer. L’enfant malade y guérirait. L’enfant trouvé y grandirait. Affermi, fortifié, plus d’un y prendrait une vocation maritime ; au lieu d’un ouvrier débile, d’un habitué d’hôpital, l’État aurait un robuste et hardi marin.

Du reste, pourquoi l’État ? Florence nous a prouvé que cœur royal vaut royauté. La femme est une royauté. Il lui appartient d’ordonner.

Si j’étais une belle jeune dame, je sais bien ce que je ferais. J’aurais ma magnificence, mon luxe, et je dirais un jour, dans ces moments où l’amour atteste, proteste, jure, éprouve le besoin de donner, je dirais : « Je vous prends au mot. Mais ne croyez pas m’amuser avec les présents ordinaires. Je hais vos gros cachemires d’aujourd’hui qu’on fait dans l’Inde sur les dessins de Londres. Je fais peu de cas des diamants. Les diamants vont courir les rues. M. Berthelot, qui refait la nature en partie double, qui crée tant de choses vivantes, bien plus aisément encore va nous prodiguer les diamants.

« J’aime le solide. Je veux une bonne maison à la côte, un peu abritée et bien soleillée, pour loger cinquante enfants. Il n’y faut pas grand mobilier. Une fois établis là, ils ne mourront pas de faim. Il n’y aura pas une dame allant à la mer qui n’y aide avec grande joie. Si les Béatrix de Florence ont fondé de telles maisons, pourquoi pas celles de France ? Est-ce que nous sommes moins belles, et vous autres moins amoureux ?

« Si la mer m’a embellie, comme vous me le dites du matin au soir, vous lui devez de donner un souvenir à son rivage. Et, si vous m’aimez, je suppose que vous devez être heureux d’être encore ici de moitié, de créer ensemble une chose, de commencer avec moi ce petit monde d’enfants près de la grande nourrice. Qu’elle garde un gage durable de tendresse et de pur amour ! qu’elle témoigne, par une œuvre vive, que nous fûmes, devant l’infini, unis d’une sainte pensée. »



Une femme ainsi commencerait. Et une autre continuerait, la mère commune, la France. Nulle institution plus utile ; nuls sacrifices mieux placés. Mais il n’en faudrait pas beaucoup. Il suffirait d’y transférer quelques établissements de l’intérieur. Ce serait un allégement. Car tel de ces établissements est d’immense dépense en pure perte ; il pourrait être défini une fabrique de malades qui toute la vie mendieront de nouveaux secours.

Les Romains ne savaient pas ce que c’est que marchander en ce qui touche la santé publique et la vie de tous. Quand on voit leur munificence, leurs travaux pour amener des eaux salubres même aux villes secondaires, leurs prodigieux aqueducs, leurs Pont-du-Gard, etc., les thermes immenses où la foule venait se baigner gratis (tout au plus pour une obole), on sent leur haute sagesse. Ils eurent aussi les piscines d’eau de mer, où l’on nageait. Ce qu’ils firent pour une plèbe oisive et improductive, hésiterions-nous à le faire pour sauver la race de ces créatures uniques qui font tout le progrès du globe ?

Je ne parle pas ici des enfants seuls, mais de tous. Chaque ville a aujourd’hui dans son sein une autre ville encombrée, c’est l’hôpital, où le travailleur défaillant vient, revient sans cesse. Il coûte aussi énormément, à qui ? aux autres travailleurs, qui, en dernière analyse, portent toute dépense publique. Il meurt jeune, laisse les siens à leur charge. Il serait bien plus aisé de prévenir que de guérir. L’homme pour qui l’on peut beaucoup, c’est moins le malade que celui qui va le devenir, qui est au bout de ses forces. Dix jours de repos à la mer le remettraient, conserveraient un solide travailleur. Le transport, le très simple abri d’un si court séjour d’été, une table publique à bas prix, coûteraient infiniment moins qu’un long séjour d’hôpital. Et l’homme serait sauvé, la famille et les enfants ; un homme souvent irréparable ; car, je l’ai dit, chacun d’eux est la production tardive d’une longue tradition d’industrie ; il est lui-même une œuvre d’art, de l’art humain, si inconnu, où l’humanité va s’élevant, se formant, comme puissance de création.

Qui me donnera de voir cette élite de la terre, cette foule du peuple inventeur, créateur et fabricateur, qui sue et s’use pour le monde, reprendre incessamment ses forces à la grande piscine de Dieu ! Toute l’humanité en profite ; elle fleurit du labeur énorme de ceux-ci. Elle leur doit toute jouissance, toute élégance, toute lumière. Elle prospère de leurs bienfaits, vit de leur moelle et de leur sang. Qu’on donnât à ceux-ci la rénovation de nature, l’air, la mer, un jour de repos, ce serait une justice, un bienfait encore pour le genre humain, à qui ils sont si nécessaires, et qui, demain, par leur mort, se trouvera orphelin.

Ayez pitié de vous-mêmes, pauvres hommes d’Occident. Aidez-vous sérieusement, avisez au salut commun. La Terre vous supplie de vivre ; elle vous offre ce qu’elle a de meilleur, la Mer, pour vous relever. Elle se perdrait en vous perdant. Car vous êtes son génie, son âme inventive. De votre vie, elle vit, et, vous morts, elle mourrait.