La Mer (Michelet)/Livre IV/VI

Michel Lévy Frères (p. 399-408).


VI

la renaissance du cœur et de la fraternité

Trois formes de la nature étendent et grandissent notre âme, la font sortir d’elle-même et voguer dans l’infini.

Le variable océan de l’air, avec sa fête de lumière, ses vapeurs et son clair-obscur, sa fantasmagorie mobile de créations capricieuses, si promptement évanouies.

Le fixe océan de la terre, son ondulation que l’on suit du haut des grandes montagnes, les soulèvements qui témoignent de sa mobilité antique, la sublimité des sommets, de leurs glaces éternelles.

Enfin l’océan des eaux, moins mobile que le premier, et moins fixe que le second, docile aux mouvements célestes dans son balancement régulier.

Ces trois choses font la gamme où l’infini parle à notre âme. Toutefois, notons la différence :

La première est si mobile, que nous l’observons à peine : elle trompe, elle leurre, elle amuse ; elle disperse et rompt nos pensées. C’est par moment l’espoir immense, un jour subit dans l’infini ; on va voir jusqu’au fond de Dieu… Non, tout s’enfuit ; le cœur est chagrin, trouble et plein de doute. Pourquoi m’avoir fait entrevoir ce sublime songe de lumière ? je ne puis plus l’oublier, et le monde en reste obscur.

Le fixe océan des montagnes ne fuit pas ainsi. Au contraire. Il nous arrête à chaque pas, nous impose une très dure et salutaire gymnastique. La contemplation s’y achète par la plus violente action. Cependant l’opacité de la terre, comme la transparence de l’air, souvent nous trompe et nous égare. Qui ne sait que Ramond, dix ans, chercha en vain le Mont-Perdu, qu’on voit et qu’on ne peut atteindre ?

Grande, très grande différence entre les deux éléments : la terre est muette, et l’Océan parle. L’Océan est une voix. Il parle aux astres lointains, répond à leur mouvement dans sa langue grave et solennelle. Il parle à la terre, au rivage, d’un accent pathétique, dialogue avec leurs échos ; plaintif, menaçant tour à tour, il gronde ou soupire. Il s’adresse à l’homme surtout. Comme il est le creuset fécond où la création commença et continue dans sa puissance, il en a la vivante éloquence ; c’est la vie qui parle à la vie. Les êtres qui, par millions, milliards, naissent de lui, ce sont ses paroles. La mer de lait dont ils sortent, la féconde gelée marine, avant même de s’organiser, blanche, écumante, elle parle. Tout cela ensemble, mêlé, c’est la grande voix de l’Océan.

Que dit-il ? Il dit la vie, la métamorphose éternelle. Il dit l’existence fluide. Il fait honte aux ambitions pétrifiées de la vie terrestre.

Que dit-il ? Immortalité. Une force indomptable de vie est au plus bas de la nature. Combien plus au plus haut, dans l’âme !

Que dit-il ? Solidarité. Acceptons le rapide échange qui, dans l’individu, existe entre ses éléments divers. Acceptons la loi supérieure qui unit les membres vivants d’un même corps : humanité. Et, au-dessus, la loi suprême qui nous fait coopérer, créer, avec la grande Âme, associés (dans notre mesure) à l’aimante Harmonie du monde, solidaires dans la vie de Dieu.



La mer, très distinctement, dans ses voix que l’on croit confuses, articule ces graves paroles. Mais l’homme n’entend pas aisément quand il arrive au rivage assourdi par les bruits vulgaires, las, surmené, prosaïsé. Le sens de la haute vie, même chez le meilleur, a baissé. Il est en garde contre elle. Qui aura prise sur lui ? La Nature ? Non pas encore. Adouci par la famille, par l’innocence de l’enfant, par la tendresse de la femme, l’homme reprend d’abord intérêt aux choses de l’humanité. On voit là que les âmes ont des sexes et sentent très diversement. Elle, elle est plus touchée de la mer, de la poésie de l’infini ; mais lui, de l’homme de mer, de ses dangers, de son drame de chaque jour, de la flottante destinée de sa famille. Quoique la femme soit tendre aux misères individuelles, elle ne donne pas aux classes un aussi sérieux intérêt. Tout homme laborieux qui vient à la côte fixe son attention principale sur la vie des hommes de travail, pêcheurs, marins, cette vie rude, hasardeuse, de grand péril, de peu de gain.

Je le vois, pendant que la femme se lève et qu’on habille l’enfant, se promener sur la grève. Par une froide matinée, après une nuit de grande pluie, une à une, les barques reviennent ; tout est trempé, morfondu ; les habits de ces gens dégouttent. Les jeunes enfants aussi ont passé la nuit en mer. Que rapporte-t-on ? Pas grand’chose. On revient en vie pourtant. Au vent violent de cette nuit, les bateaux embarquaient des lames. On a vu de près la mort. Grande occasion pour l’homme qui se plaignait tant hier, de revenir sur lui-même, de dire : « Mon sort est plus doux. »

Le soir, par le couchant douteux, où des nuages cuivrés montent sur une mer sinistre, il les voit déjà repartir. « N’aurons-nous pas de mauvais temps ? leur dit-il. — Monsieur, il faut vivre. » Ils partent, avec eux leurs enfants. Leurs femmes, plus que sérieuses, suivent des yeux, et plus d’une fait tout bas quelques prières. Qui ne s’y joindrait ? L’étranger fait des vœux lui-même ; il dit : « La nuit sera mauvaise. On voudrait les voir revenus. »

Ainsi la mer ouvre le cœur. Et les plus durs y sont pris. Quoi qu’on en fasse, on se retrouve homme. Ah ! on n’en a que trop sujet ! Toutes les formes de misères s’y trouvent chez des populations braves, intelligentes, honnêtes, qui sont incomparablement les meilleures de notre pays. J’ai beaucoup vécu à la côte. Toute vertu héroïque, qu’on noterait dans l’intérieur comme chose rare, est la vie commune. Et, ce qui est curieux, nul orgueil ! Tout l’orgueil en France est pour la vie militaire. Hors de là, les plus grands dangers ne comptent pas ; on trouve tout simple de les braver chaque jour, et sans jamais s’en vanter. Je n’ai jamais vu des hommes plus modestes (j’allais dire timides) que nos pilotes de Gironde, qui, de Royan, de Saint-Georges, vont intrépidement sans cesse au grand combat de Cordouan. Là, comme à Granville (et partout), les femmes seules parlaient, criaient, réglaient tout, faisaient les affaires. Ces braves gens, une fois à terre, ne soufflaient mot, aussi paisibles que leurs vaillantes épouses étaient bruyantes et superbes, exerçant sur les enfants toute l’autorité paternelle. Le mari suivait à la lettre le mot du poète romain : « Heureux de n’être rien chez moi ! »

Leurs dames, fort intéressées avec l’étranger et dans toute la vie commune, n’avaient pas moins, il faut le dire, dans les grandes circonstances, un cœur royal, magnifique et généreux. À Saint-Georges, elles donnaient tous leurs draps pour la charpie des blessés de Solférino. À Étretat, trois Anglais s’étant brisés presque à la côte, dans un endroit inaccessible, toute la population se précipita au secours, et, tant qu’ils furent en péril, se désespéra ; hommes et femmes donnèrent tous les signes d’une violente sensibilité. Sauvés, on les recueillit avec des cris, avec des larmes. Ils furent hébergés, rhabillés, comblés d’amitiés, de dons. (Avril 1859.)

Ô le bon peuple de France ! Et combien pourtant jusqu’ici il a la vie triste et dure ! Dans le régime des classes (qui du reste est si utile et nous donne une si grande force), il faut qu’il quitte à chaque instant les avantages du commerce pour la marine de l’État, très sévère, et de plus en plus. La manœuvre, il y a quarante ans, s’y faisait encore en chantant. Aujourd’hui, elle est muette. (Jal. Arch., II, 522.) Dans la marine du commerce, les grandes pêches ont cessé. Les primes de la baleine ne profitaient qu’aux armateurs. (Boitard, Dict., art. Cétacés, Baleine.) La morue a diminué, le maquereau faiblit, le hareng s’éloigne. Un très précieux petit livre (Histoire de Rose Duchemin par elle-même) donne un tableau saisissant de cette misère. Le spirituel Alphonse Karr, qui a écrit sous la dictée de cette femme de pêcheur, a eu le tact excellent de n’y changer pas un seul mot.

Étretat n’est pas proprement un port. Fort bas, au niveau de la mer, il en est défendu uniquement par une montagne de galets, barrière dont la tempête est le seul ingénieur, y poussant, y ajoutant de nouvelles jetées de cailloux. Aucun abri. Donc il faut, selon l’ancien et rude usage celtique, que chaque barque qui arrive soit remontée sur le quai, tirée par une corde qui se roule sur un cabestan. Le cabestan, à quatre barres, est fort péniblement tourné par la famille du pêcheur, sa femme, ses filles et leurs amies ; car les garçons sont en mer. On comprend la difficulté. La lourde barque, en montant, heurte de galet en galet, d’obstacle en obstacle, et ne les franchit que par sauts. Chaque saut et chaque secousse retentit à ces poitrines de femmes, et ce n’est point une figure de dire que ce retour si dur se fait sur leur chair froissée, sur leur sein, leur propre cœur.

Je fus d’abord attristé, blessé. Mon premier élan était de me mettre aussi de la partie et d’aider. La chose eût paru singulière, et je ne sais quelle fausse honte m’arrêta. Mais, chaque jour, j’assistais, au moins de mes vœux. Je venais, je regardais. Ces jeunes et charmantes filles (rarement jolies, mais charmantes) n’avaient point le court jupon rouge de l’ancien costume des côtes, mais de longues robes ; elles étaient pour la plupart affinées de race et d’esprit, et plusieurs fort délicates ; elles tenaient de la demoiselle. Courbées sur cette œuvre rude (filiale, et, partant, relevée), elles n’étaient pas sans grâce ni fierté ; leur jeune cœur, dans ce très pénible effort, ne donnait à la faiblesse pas une plainte, pas un soupir.

Ce petit quai de galets, très petit, est encore trop grand. J’y voyais nombre de barques abandonnées, inutiles. La pêche est devenue stérile. Le poisson a fui. Étretat languit, périt, près de Dieppe languissante. De plus en plus, il est réduit à la ressource des bains ; il attend sa vie des baigneurs, du hasard des logements, qui, tantôt loués, tantôt vides, rapportent un jour, et l’autre appauvrissent. Ce mélange avec Paris, le Paris mondain, quelque cher que celui-ci paye, est un fléau pour le pays.

Nos populations normandes, qui découvrirent l’Amérique, qui, dès le quatorzième siècle, conquirent la côte d’Afrique, de moins en moins aiment la mer. Beaucoup tournent désormais le dos à la côte et regardent vers l’intérieur. Le descendant de celui qui jadis lança le harpon se résigne au métier de femme, devient un cotonnier blême de Montville ou de Bolbec.

C’est à la science, à la loi, d’arrêter cette décadence. La première, par sa direction habile, si elle est fermement suivie, créera l’économie de la mer et reconstituera la pêche, école de la marine. La seconde, moins exclusivement influencée de l’intérêt de la terre, gardera dans le marin la fleur du pays, élite à part, nullement comparable aux grandes masses dont nous tirons le soldat, et qui sera le vrai soldat dans telles circonstances, qui trancheraient le nœud du monde.

Telle était ma rêverie sur ce petit quai d’Étretat dans le sombre été de 1860, où la pluie tombait à flots, pendant que le dur cabestan grinçait, que la corde criait, que la barque montait lentement.

Elle traîne aussi, celle du siècle, et elle a peine à monter. Il y a lenteur, il y a fatigue, comme en 1730. Il serait bon qu’on aidât et qu’on se mît à la barre. Mais plusieurs perdent le temps, jouent aux coquilles, aux cailloux.

On dit que Scipion, le vainqueur de Carthage, et Térence, captif échappé de ce naufrage d’un monde, ramassaient des coquilles au bord de la mer, bons amis dans l’indifférence et dans l’abandon du passé. Ils y goûtaient ce bonheur d’oublier, d’effacer la vie, de redevenir enfants. Rome ingrate, Carthage détruite, leurs deux patries, leur pesaient peu, ne laissant guère trace à leur âme, pas plus que la ride du flot.

Nous, ce n’est pas là notre vœu. Nous ne voulons pas être enfants. Nous ne voulons pas oublier, mais de persévérante ardeur, aider la manœuvre pénible de ce grand siècle fatigué. Nous voulons remonter la barque, et pousser de nos fortes mains au cabestan de l’avenir.