La Mer (Michelet)/Livre III/III

Michel Lévy Frères (p. 289-302).


III

la loi des tempêtes

C’est d’hier qu’on a su construire des vaisseaux propres à la navigation australe, à la lame si longue et si forte, qui, sur ces eaux sans bornes, va roulant, s’entassant, et fait de vraies montagnes. Que dire de ces premiers, les Diaz et les Magellan, qui s’y hasardèrent sur les lourdes petites coques de ce temps-là ?

Pour les mers polaires surtout, arctiques et antarctiques, il faut des navires faits exprès. Ils furent vaillants, ceux qui, comme un Cabot, un Brentz, un Willoughby, sur des chaloupes informes, remontant le torrent de glaces, affrontèrent le Spitzberg, ouvrirent le Groënland par son entrée funèbre, le cap Adieu, percèrent jusqu’à ce coin où, de nos jours encore, furent brisés deux cents baleiniers.

Ce qui fait le sublime de ces anciens héros, c’est leur ignorance même, leur aveugle courage, leur résolution désespérée. Ils ne connaissaient rien à la mer, bravaient d’effrayants phénomènes dont ils ne soupçonnaient pas la cause. Ils ne savaient pas mieux le ciel. La boussole fut tout leur bagage. Nul de ces instruments physiques qui nous guident et nous parlent en langage si précis. Ils allaient comme les yeux fermés dans la nuit. Ils étaient effrayés, ils le disent eux-mêmes, mais n’en démordaient pas. Les tempêtes de mer, les tourbillons de l’air, les tragiques dialogues de ces deux océans, les orages magnétiques qu’on appelle aurores boréales, toute cette fantasmagorie leur semblait la fureur de la nature troublée et irritée, la lutte des démons.



Les progrès ont été lents pendant trois siècles. On voit dans Cook et dans Péron combien, même en ces temps si près de nous, la navigation était difficile, périlleuse, incertaine.

Cook, de si grand courage, mais de vive imagination, en est ému, et dit dans son journal : « Les dangers sont si grands, que j’ose dire que personne ne se hasardera à aller plus loin que moi. »

Or, c’est précisément depuis, que les voyages ont commencé de manière régulière et poussé au plus loin.

Un grand siècle, un siècle Titan, le dix-neuvième, a froidement observé ces objets. Il a le premier osé regarder l’orage à la face, noter sa furie, écrire, pour ainsi dire, sous sa dictée. Ses présages, ses caractères, ses résultats, tout a été enregistré. Puis on a expliqué et généralisé. Un système a surgi, nommé d’un titre hardi qui jadis eût semblé impie : « Loi des tempêtes ».

Donc ce qu’on avait cru un caprice se ramènerait à une loi. Ces faits terribles, rentrant dans certaines formes régulières, perdraient en grande partie leur puissance de vertige. Calme et fort, l’homme en plein péril aviserait si l’on ne peut leur opposer des moyens de défense non moins réguliers. En deux mots, si la tempête arrive à faire une science, ne peut-on créer un art du salut ? un art d’éviter l’ouragan, et d’en profiter même ?



Cette science ne peut commencer tant qu’on se tint aux vieilles idées qui attribuaient la tempête au « caprice des vents ». Une observation attentive fit connaître que les vents n’ont point de caprice, — qu’ils sont l’accident, parfois l’agent de la tempête, mais qu’elle est en général un phénomène électrique et souvent se passe des vents.

Le frère du conventionnel Romme (principal auteur du calendrier) posa les premières bases. Les Anglais avaient remarqué que, dans les tempêtes de l’Inde, ils naviguaient longtemps sans avancer et se retrouvaient au point de départ. Romme réunit toutes les observations, montra qu’il en était de même dans les ouragans de la Chine, de l’Afrique, de la mer des Antilles. Le premier il nota que les coups de vent rectilignes sont plus rares, et qu’en général la tempête a le caractère circulaire, est un tourbillon.

La tempête tourbillonnante des États-Unis en 1815, celle de 1821 (l’année d’une grande éruption de l’Hécla), où les vents soufflaient de tous les points vers un centre, éveillèrent l’attention de l’Amérique et de l’Europe. Brande en Allemagne, et en même temps Redfield, de New-York, firent le premier pas après Romme. Ils établirent cette loi, que la tempête était généralement un tourbillon progressif qui avance en tournant sur lui-même.

En 1838, l’ingénieur anglais Reid, envoyé à la Barbade, après la célèbre tourmente qui tua quinze cents personnes, précisa le double mouvement de rotation. Mais sa découverte capitale, c’est qu’il observa, formula : Que dans notre hémisphère boréal la tempête tourne de droite à gauche, c’est-à-dire part de l’est, va au nord, tourne à l’ouest, au sud, pour revenir à l’est. Dans l’hémisphère austral, la tempête tourne de gauche à droite.

Observation de grande utilité pratique, qui guide désormais la manœuvre.

Reid très justement prit pour son livre ce grand titre : De la Loi des tempêtes.



C’était la loi de leur mouvement, non l’explication de leur cause. Cela ne disait pas ce qui les fait et ce qu’elles sont en elles-mêmes.

Ici la France reparaît. Peltier (Causes des trombes, 1840) a établi, et par un grand nombre de faits et par ses ingénieuses expériences, que les trombes de terre et de mer sont des phénomènes électriques, où les vents jouent un rôle secondaire. Beccaria, il y a cent ans, l’avait soupçonné. Mais il était réservé à Peltier de pénétrer la chose en la reproduisant, de faire des trombes en miniature et des tempêtes d’agrément.

Les trombes électriques naissent volontiers près des volcans, aux soupiraux du monde souterrain ; donc elles sont plus communes dans les mers d’Asie que dans les nôtres.

L’Atlantique, ouverte aux deux bouts et toute traversée par les vents, doit avoir moins de trombes, plus de coups de vent rectilignes. Cependant Piddington en cite une infinité de circulaires.

De 1840 à 1850, se sont faites à Calcutta et New-York les immenses compilations de Piddington et de Maury. Le second, si illustre par ses cartes, ses Directions, sa Géographie de la mer, évangile de la marine d’aujourd’hui. Piddington, moins artiste, non moins savant, dans son Guide du marin, l’encyclopédie des tempêtes, donne les résultats d’une expérience infinie, les moyens minutieux de calculer l’éloignement de la cyclône ou tourbillon, d’en déterminer la vitesse, d’apprécier la courbe des vents, la nature des diverses lames. Il a corroboré les idées de Peltier, adopté la cause électrique, réfuté les explications qu’on cherchait dans les vents en prenant l’effet pour la cause.



L’art ancien des augures, la science des présages, nullement méprisables, reçoit dans cet excellent livre un heureux renouvellement.

Le coucher du soleil n’est point indifférent. S’il est rouge, si la mer en garde des lames sanglantes, l’autre océan, celui de l’air, te prépare un orage. Un anneau autour du soleil, une lueur rouge dans un cercle pâle, des étoiles changeantes et qui semblent descendre, ce sont des signes d’un travail menaçant dans la région supérieure.

C’est bien pis si tu vois, sur un ciel sale, de petits nuages filer comme des flèches d’un pourpre sombre, si des masses compactes se mettent à figurer des édifices étranges, des arcs-en-ciel brisés, des ponts en ruines et cent autres caprices. Tu peux croire que déjà le drame a commencé là-haut. Tout est calme, mais à l’horizon tremblent des éclairs pâles. Tout est calme, et, dans ce silence, on surprend par instants des bruits roulants, qui s’arrêtent soudain. La mer vient au rivage plaintive et gonflée de soupirs. Parfois même, du fond, monte un bruit sourd… Ici sois attentif : « C’est l’appel de la mer. » (Locution anglaise.)

L’oiseau est averti. S’il n’est pas loin des côtes, on le voit (cormoran, goéland ou mouette) qui regagne à tire-d’aile, quelque trou de rocher. En haute mer, ton vaisseau leur sert d’île et de point de repos. Ils tournent tout autour, et parfois franchement te demandent l’hospitalité, perchent un moment sur tes mâts. Bientôt viendra le pétrel sombre, l’oiseau au vol sinistre, qui, si habilement, entre lui et l’orage, sait mettre le vaisseau en danger.

Réjouis-toi s’il tonne. La décharge électrique se fait en haut. Autant de moins sur la tempête. Observation antique, mais confirmée scientifiquement par Peltier, et par l’expérience de Piddington et de tant d’autres.

Si l’électricité, accumulée en haut, descend silencieuse, s’il ne pleut pas, la décharge se fera en bas, créera des courants circulaires. Il y aura trombe et tempête.



La trombe parfois vous prend en rade. En 1698, le capitaine Langford, au port et bien ancré, vit la trombe venir, et sur-le-champ partit, se mit sous la protection de la mer. Les navires plus prudents restèrent et furent brisés.

À Madras et à la Barbade, des signaux sont donnés pour avertir les vaisseaux à l’ancre. Au Canada, le télégraphe électrique, plus prompt encore que l’électricité du ciel, fait circuler de port en port l’avis de la tempête qui doit aller de l’un à l’autre.

Pour le marin en pleine mer, le baromètre est le grand conseiller. Sa sensibilité parfaite révèle les degrés précis du poids dont l’orage l’opprime. Muet d’abord, il a l’air de dormir. Mais un léger coup l’a frappé, coup d’archet qui prélude. Le voilà inquiet. Il répond, vibre, oscille ; il se replie, descend. L’atmosphère élastique, sous les lourdes vapeurs, pèse, puis tout à coup rebondit et remonte. Le baromètre a son orage à lui. Des lueurs de pâle lumière lui échappent parfois du mercure et remplissent son tube (Péron l’observa à Maurice). Dans les rafales, il semble respirer. « Le baromètre à eau, dans ses fluctuations, disent Daniel et Barlow, avait l’haleine, le souffle d’un animal sauvage. »

Elle avance pourtant, la cyclône, et parfois franchement, s’illuminant dans sa vaste épaisseur de toutes ses lueurs électriques. Parfois elle s’annonce par des jets, des boules de feu. En 1772, au grand ouragan des Antilles où la mer monta de soixante-dix pieds, dans le noir de la nuit, les mornes des rivages s’éclairèrent de globes enflammés.

L’approche est plus ou moins rapide. Dans l’océan Indien, semé d’îles et d’obstacles, la trombe ne fait souvent que deux milles à l’heure, tandis qu’au courant chaud qui nous vient des Antilles, elle se précipite à raison de quarante-trois milles. Sa force de translation serait incalculable, si elle n’avait en elle-même une oscillation sous la lutte des vents du dedans, du dehors.

Lente ou rapide, sa fureur est la même. En 1789, il suffit d’un moment et d’une lame pour briser dans le port de Coringa tous les vaisseaux, les lancer dans les plaines ; seconde lame, la ville est noyée ; à la troisième elle s’écroule ; vingt mille habitants écrasés. En 1822, au contraire, aux bouches du Bengale, on vit la trombe, pendant vingt-quatre heures, aspirer l’air, et l’eau monter d’autant ; et cinquante mille hommes engloutis.

L’aspect est différent. En Afrique, c’est la tornada. Par un temps calme et clair, on sent de l’oppression à la poitrine. Un point noir apparaît au ciel, comme une aile de vautour. Ce vautour fond ; il est immense ; tout disparaît, tout tourne. C’est fait en un quart d’heure. Terre dévastée, mer bouleversée. Du vaisseau nulle nouvelle. La nature ne s’en souvient plus.

Vers Sumatra et au Bengale, vous voyez, vers le soir ou dans la nuit (point au matin), se faire un arc en haut. Dans un moment il a grandi, et de cette arche noire descendent, sur une lumière terne, des nappes de tristes éclairs pâles. Malheur à qui reçoit le premier vent qui sort de là ! Il peut sombrer, être englouti.

Mais la forme ordinaire est celle d’un entonnoir. Un marin qui s’y laissa prendre dit : « Je me vis comme au fond d’un cratère énorme de volcan ; autour de nous, rien que ténèbres ; en haut, une échappée et un peu de lumière. » C’est ce que l’on appelle techniquement l’œil de la tempête.

Engrené, il n’y a plus à s’en dédire ; elle vous tient. Rugissements sauvages, hurlements plaintifs, râle et cris de noyade, gémissements du malheureux vaisseau, qui redevient vivant, comme dans sa forêt, se lamente avant de mourir, tout cet affreux concert n’empêche pas d’entendre aux cordages d’aigres sifflements de serpents. Tout à coup un silence… Le noyau de la trombe passe alors dans l’horrible foudre, qui rend sourd, presque aveugle… Vous revenez à vous. Elle a rompu les mâts sans qu’on en ait rien entendu.

L’équipage parfois en garde longtemps les ongles noirs et la vue affaiblie (Seymour). On se souvient alors avec horreur qu’au moment du passage la trombe, aspirant l’eau, aspirait aussi le navire, voulait le boire, le tenait suspendu dans l’air et hors de l’eau, puis elle le lâchait, le faisait plonger dans l’abîme.

En la voyant ainsi se gorger et s’enfler, absorber et vagues et vaisseaux, les Chinois l’ont conçue comme une horrible femme, la mère Typhon, qui, en planant au ciel, choisissant ses victimes, conçoit, s’emplit et se fait grosse, pleine d’enfants de mort, les tourbillons de fer (Keu Woo).

On lui a fait des temples et des autels. On la prie, on l’adore dans l’espoir de l’humaniser.


Le brave Piddington ne l’adore pas. Tout au contraire. Il en parle sans ménagement. Il l’appelle un corsaire trop fort, un coquin de pirate qui abuse de ses forces, et qu’on ne doit pas se piquer de combattre. Il faut le fuir, sans point d’honneur.

Ce perfide ennemi vous tend parfois un piège. Par un bon vent, il vous invite. Il a hâte de vous embrasser. Laissez là ce bon vent, et tournez-lui le dos, s’il est possible. Naviguez au plus loin de ce dangereux compagnon. N’allez pas voguer de conserve. Il prendrait son moment pour vous engrener dans sa danse, vous maîtriser, vous avaler.

Je voudrais suivre cet excellent homme dans tous ses conseils paternels. Ils seraient inutiles si les deux adversaires, la trombe et le vaisseau, étaient dans un petit espace enfermés en champ clos. Mais rarement il en est ainsi. Le plus souvent, ce tournoiement d’air et d’eau est immense, dans un cercle de dix, vingt, trente lieues. Cela donne au vaisseau des chances pour observer et se tenir à une honnête distance. Le point est de savoir surtout où elle est centrale, cette trombe, où elle a son foyer d’attraction ; puis de connaître son allure, sa vitesse à venir vous joindre.



C’est une belle lumière pour le marin de marcher aujourd’hui entre ces deux flambeaux ! D’un côté, son Maury lui enseigne les lois générales de l’air et de la mer, l’art de choisir et suivre les courants ; il le dirige par des voies calculées, qui sont comme les rues de l’Océan. D’autre côté, son Piddington, dans un petit volume, lui résume et lui met en train l’expérience des tempêtes, ce qu’on fit pour les éviter, parfois pour en profiter même.

Cela explique et justifie les belles paroles d’un Hollandais, le capitaine Jansen : « Sur mer, la première impression est le sentiment de l’abîme, de l’infini, de notre néant. Sur le plus grand navire, on se sent toujours en péril. Mais, lorsque les yeux de l’esprit ont sondé l’espace et la profondeur, le danger disparaît pour l’homme. Il s’élève et comprend. Guidé par l’astronomie, instruit des routes liquides, dirigé par les cartes de Maury, il trace sa route sur la mer en sécurité. »

Cela est simplement sublime. La tempête n’est pas supprimée. Mais ce qui l’est, c’est l’ignorance, c’est le trouble et le vertige qui fait l’obscurité de ce péril, et le pire de tout péril, ce qu’il eut de fantastique. — Du moins, si l’on périt, on sait pourquoi. Grande, très grande sécurité, de conserver l’esprit lucide, l’âme en pleine lumière, résignée aux effets quelconques des grandes lois divines du monde qui, au prix de quelques naufrages, font l’équilibre et le salut.