La Mer (Michelet)/Livre III/IV

Michel Lévy Frères (p. 303-318).


IV

les mers des pôles

Le plus tentant pour l’homme, c’est l’inutile et l’impossible. De toutes les entreprises maritimes, celle où il a mis le plus de persévérance, c’est la découverte d’un passage au nord de l’Amérique pour aller tout droit d’Europe en Asie. Le plus simple bon sens eût fait juger d’avance que, si ce passage existait, dans une latitude si froide, dans la zone hérissée des glaces, il ne servirait point, que personne n’y voudrait passer.

Notez que cette région n’a pas la platitude des côtes Sibériques, où l’on glisse en traîneau. C’est une montagne de mille lieues horriblement accidentée, avec de profondes coupures, des mers qui dégèlent un moment pour regeler, des corridors de glaces qui changent tous les ans, s’ouvrent et se referment sur vous. Il vient d’être trouvé, ce passage, par un homme qui, engagé très loin, et ne pouvant plus reculer, s’est jeté en avant et a passé (1853). On sait maintenant ce que c’est. Voilà les imaginations calmées, et personne n’en a plus envie.

Quand j’ai dit l’inutile, je l’ai dit pour le but qu’on s’était proposé, de créer une voie commerciale. — Mais, en suivant cette folie, on a trouvé maintes choses nullement folles, très utiles pour la science, pour la géographie, la météorologie, l’étude du magnétisme de la terre.



Que voulait-on dès l’origine ? S’ouvrir un chemin court au pays de l’or, aux Indes orientales. L’Angleterre et autres États, jaloux de l’Espagne et du Portugal, comptaient les surprendre par là au cœur de leur lointain empire, au sanctuaire de la richesse. Du temps d’Élisabeth, des chercheurs ayant trouvé ou cru trouver quelques parcelles d’or au Groënland, exploitèrent la vieille légende du Nord, le trésor caché sous le pôle, les masses d’or gardées par les gnomes, etc. Et les têtes se prirent. Sur un espoir si raisonnable, une grande flotte de seize vaisseaux fut envoyée, emmenant comme volontaires les fils des plus nobles familles. On se disputa à qui partirait pour cet Eldorado polaire. Ce qu’on trouva, ce fut la mort, la faim, des murs de glaces.

Cet échec n’y fit rien. Pendant plus de trois siècles, avec une persévérance étonnante, les explorateurs s’y acharnent. C’est une succession de martyrs. Cabot, le premier, n’est sauvé que par la révolte de son équipage qui l’empêcha d’aller plus loin. Brentz meurt de froid, et Willoughby de faim. Cortereal périt, corps et biens. Hudson est jeté par les siens, sans vivres, sans voiles, dans une chaloupe, et l’on ne sait ce qu’il devient. Behring, en trouvant le détroit qui sépare l’Amérique de l’Asie, périt de fatigue, de froid, de misère, dans une île déserte. De nos jours, Franklin est perdu dans les glaces ; on ne le retrouve que mort, ayant eu, lui et les siens, la nécessité terrible d’en venir à la dernière ressource (de se manger les uns les autres) !



Tout ce qui peut décourager les hommes se trouve réuni dès l’entrée de ces navigations du Nord. Bien avant le cercle polaire, un froid brouillard pèse sur la mer, vous morfond, vous couvre de givre. Les cordages se roidissent ; les voiles s’immobilisent ; le pont est glissant de verglas ; la manœuvre difficile. Les écueils mouvants qu’on a à craindre se distinguent à peine. Au haut du mât, dans sa logette chargée de frimas, le veilleur (vraie stalactite vivante) signale, de moment en moment, l’approche d’un nouvel ennemi, d’un blanc fantôme gigantesque, qui souvent a deux cents, trois cents pieds au-dessus de l’eau.

Mais cette procession lugubre qui annonce le monde des glaces, ce combat pour les éviter, donnent plutôt envie d’aller plus loin. Il y a dans l’inconnu du Pôle je ne sais quel attrait d’horreur sublime, de souffrance héroïque. Ceux qui, sans tenter le passage, ont seulement été au Nord, et contemplé le Spitzberg, en gardent l’esprit frappé. Cette masse de pics, de chaînes, de précipices, qui porte à quatre mille cinq cents pieds son front de cristaux, est comme une apparition dans la sombre mer. Ses glaciers, sur les neiges mates, se détachent en vives lueurs, vertes, bleues, pourpres, en étincelles, en pierreries, qui lui font un éblouissant diadème.

Pendant la nuit de plusieurs mois, l’aurore boréale éclate à chaque instant dans les splendeurs bizarres d’une illumination sinistre. Vastes et effrayants incendies qui remplissent tout l’horizon, éruption de jets magnifiques ; un fantastique Etna, inondant de lave illusoire la scène de l’éternel hiver.

Tout est prisme dans une atmosphère de particules glacées où l’air n’est que miroirs et petits cristaux. De là de surprenants mirages. Nombre d’objets vus à l’envers, pour un moment apparaissent la tête en bas. Les couches d’air qui produisent ces effets sont en révolution constante ; ce qui y devient plus léger monte à son tour et change tout ; la moindre variation de température abaisse, élève ; incline le miroir ; l’image se confond avec l’objet, puis s’en sépare, se disperse, une autre image redressée monte au-dessus, une troisième apparaît pâle, affaiblie, de nouveau renversée.

C’est le monde de l’illusion. Si vous aimez les songes, si, rêvant éveillé, vous vous plaisez à suivre la mobile improvisation et le jeu des nuages, allez au Nord ; tout cela se retrouve réel, et non moins fugitif, dans la flotte des glaces mouvantes. Sur le chemin, elles donnent ce spectacle. Elles singent toutes les architectures. Voici du grec classique, des portiques et des colonnades. Des obélisques égyptiens apparaissent, des aiguilles qui pointent au ciel, appuyées d’aiguilles tombées. Puis voici venir des montagnes, Ossa sur Pélion, la cité des Géants, qui, régularisée, vous donne des murs cyclopéens, des tables et dolmens druidiques. Dessous s’enfoncent des grottes sombres. Mais tout cela caduc ; tout, aux frissons du vent, ondule et croule. On n’y prend pas plaisir, parce que rien ne s’asseoit. À chaque instant, dans ce monde à l’envers, la loi de pesanteur n’est rien : le faible, le léger, portent le fort ; c’est, ce semble, un art insensé, un gigantesque jeu d’enfant, qui menace et peut écraser.

Il arrive parfois un incident terrible. À travers la grande flotte qui majestueusement, lentement, descend du nord, vient brusquement du sud un géant de base profonde, qui, enfonçant de six, de sept cents pieds sous la mer, est violemment poussé par les courants d’en bas. Il écarte ou renverse tout ; il aborde, il arrive à la plaine de glaces ; mais il n’est pas embarrassé. « La banquise fut brisée en une minute sur un espace de plusieurs milles. Elle craqua, tonna, comme cent pièces de canon ; ce fut comme un tremblement de terre. La montagne courut près de nous ; tout fut comble, entre elle et nous, de blocs brisés. Nous périssions ; mais elle fila, rapidement emportée au nord-est. » (Duncan, 1826.)



C’est en 1818, après la guerre européenne, qu’on reprit cette guerre contre la nature, la recherche du grand passage. Elle s’ouvrit par un grave et singulier événement. Le brave capitaine John Ross, envoyé avec deux vaisseaux dans la baie de Baffin, fut dupe des fantasmagories de ce monde des songes. Il vit distinctement une terre qui n’existait pas, soutint qu’on ne pouvait passer. Au retour, on l’accable, on lui dit qu’il n’a pas osé ; on lui refuse même de prendre sa revanche et de rétablir son honneur. Un marchand de liqueurs de Londres se piqua de faire plus que l’empire britannique. Il lui donna cinq cent mille francs, et Ross retourna, déterminé à passer ou mourir. Ni l’un ni l’autre ne lui fut accordé ! Mais il resta, je ne sais combien d’hivers, ignoré, oublié, dans ces terribles solitudes. Il ne fut ramené que par des baleiniers qui, trouvant ce sauvage, lui demandèrent si jadis il n’avait pas rencontré par hasard feu le capitaine John Ross.

Son lieutenant Parry, qui s’était cru sûr de passer, fit quatre fois quatre efforts obstinés ; tantôt par la baie de Baffin et l’Ouest, tantôt par le Spitzberg et le Nord. Il fit des découvertes, s’avança hardiment avec un traîneau-barque, qui tour à tour flottait ou passait les glaçons. Mais ceux-ci, invariables dans leur route du Sud, l’emportaient toujours en arrière. Il ne passa pas plus que Ross.

En 1832, un courageux jeune homme, un Français, Jules de Blosseville, voulut que cette gloire appartînt à la France. Il y mit sa vie, son argent ; il paya pour périr. Il ne put même avoir un vaisseau de son choix : on lui donna la Lilloise, qui fit eau le jour même du départ. (Voir la notice de son frère). Il la raccommoda à ses frais, pour quarante mille francs. Dans ce hasardeux véhicule, il voulait attaquer la côte de fer, le Groënland oriental. Selon toute apparence, il n’y arriva même pas. On n’en eut nulle nouvelle.

Les expéditions des Anglais étaient tout autrement préparées, avec grande prudence, grande dépense, mais ne réussissaient guère mieux. En 1845, l’infortuné Franklin se perdit dans les glaces. Douze ans durant, on le chercha. L’Angleterre y montra une honorable obstination. Tous y aidèrent. Des Américains, des Français, y ont péri. Les pics, les caps de la région désolée, à côté du nom de Franklin, gardent celui de notre Bellot et des autres, qui se dévouèrent à sauver un Anglais. De son côté, John Ross avait offert de diriger les nôtres dans la recherche de Blosseville, d’organiser l’expédition. Le sombre Groënland est paré de tels souvenirs, et le désert n’est plus désert, lorsque l’on y retrouve ces noms qui y témoignent de la fraternité humaine.

Lady Franklin fut admirable de foi. Jamais elle ne voulut se croire veuve. Elle sollicita incessamment de nouvelles expéditions. Elle jura qu’il vivait encore, et elle le persuada si bien, que, sept années après qu’il fut perdu, on le nomma contre-amiral. Elle avait raison, il vivait. En 1850, les Esquimaux le virent, disent-ils, avec une soixantaine d’hommes. Bientôt ils ne furent plus que trente, ne purent plus marcher ni chasser. Il leur fallut manger ceux qui mouraient. Si l’on eût écouté lady Franklin, on l’aurait retrouvé. Car elle disait (et le bon sens disait) qu’il fallait le chercher au Sud ; qu’un homme, dans cette situation désespérée, n’irait pas l’aggraver en marchant vers le Nord. L’Amirauté, qui probablement s’inquiétait bien moins de Franklin que du fameux passage, poussait toujours ses envoyés au Nord. La pauvre femme désolée finit par faire elle-même ce qu’on ne voulait pas faire. Elle arma à grands frais un vaisseau pour le Sud. Mais il était trop tard. On trouva les os de Franklin.



Pendant ce temps, des voyages plus longs, et cependant plus heureux, furent faits vers le pôle antarctique. Là, ce n’est pas ce mélange de terre, de mer, de glaces et de dégels tempétueux qui font l’horreur du Groënland. C’est une grande mer sans bornes, de lame forte et violente. Une immense glacière, bien plus étendue que la nôtre. Peu de terre. La plupart de celles qu’on a vues ou cru voir laissent toujours ce doute, si leurs changeants rivages ne seraient pas une simple ligne de glaces continues et accumulées. Tout varie selon les hivers. Morel, en 1820, Wedell en 1824, Ballerry en 1839, trouvèrent une échancrure, pénétrèrent dans une mer libre que plusieurs n’ont pu retrouver.

Le Français Kerguelen et l’Anglais James Ross ont eu des résultats certains, trouvé des terres incontestables.

Le premier, en 1771, découvrit la grande île Kerguelen, que les Anglais appellent la Désolation. Longue de deux cents lieues, elle a d’excellents ports, et, malgré le climat, une assez riche vie animale, de phoques, d’oiseaux, qui peuvent approvisionner un vaisseau. Cette glorieuse découverte, que Louis XVI à son avènement récompensa d’un grade, fut la perte de Kerguelen. On lui forgea des crimes. La furieuse rivalité des nobles officiers d’alors l’accabla. Ses jaloux servirent de témoins contre lui. C’est d’un cachot de six pieds carrés qu’il data le récit de sa découverte (1782).

En 1838, la France, l’Angleterre, l’Amérique, firent trois expéditions dans l’intérêt des sciences. L’illustre Duperrey avait ouvert la voie des observations magnétiques. On eût voulu les continuer sous le pôle même. Les Anglais chargèrent de cette étude une expédition confiée à James Ross, neveu, élève et lieutenant de John Ross, dont nous avons parlé. Ce fut un armement modèle, où tout fut calculé, choisi, prévu. James revint sans avoir perdu un seul homme ni eu même un malade.

L’Américain et le Français Wilkes et Dumont d’Urville n’étaient nullement armés ainsi. Les dangers et les maladies furent terribles pour eux. Plus heureux, James, tournant le cercle antarctique, entra dans les glaces, et trouva une terre réelle. Il avoue, avec une remarquable modestie, qu’il dut ce succès uniquement au soin admirable avec lequel on avait préparé ses vaisseaux. L’Érèbe et la Terreur, de leurs fortes machines, de leur scie, de leur proue, de leur poitrail de fer, ouvrirent la ceinture de glaces, naviguèrent à travers la croûte grinçante, et au delà trouvèrent une mer libre, avec des phoques, des oiseaux, des baleines. Un volcan, de douze mille pieds, aussi haut que l’Etna, jetait des flammes. Nulle végétation, nul abord ; un granit escarpé où la neige ne tient même pas. C’est la terre ; point de doute. L’Etna du pôle, qu’on a nommé Érèbe, avec sa colonne de feux, reste là pour le témoigner.

Donc un noyau terrestre centralise la glace antarctique (1841).



Pour revenir à notre pôle arctique, les mois d’avril et mai 1853 sont pour lui une grande date.

En avril, on trouva le passage cherché pendant trois cents ans. On dut la chose à un heureux coup de désespoir.

Le capitaine Maclure, entré par le détroit de Behring, enfermé dans les glaces, affamé, au bout de deux ans, ne pouvant retourner, se hasarda à marcher en avant. Il ne fit que quarante milles, et trouva dans la mer de l’Est des vaisseaux anglais. Sa hardiesse le sauva, et la grande découverte fut enfin consommée.

Au même moment, mai 1853, partit une expédition de New-York pour l’extrême Nord. Un jeune marin, Elischa Kent Kane, qui n’avait pas trente ans, et qui déjà avait couru toute la terre, venait de lancer une idée, hasardée, mais très belle, qui piquait vivement l’ambition américaine. De même que Wilkes avait promis de découvrir un monde, Kane s’engageait à trouver une mer, une mer libre sous le pôle. Tandis que les Anglais, dans leur routine, cherchaient d’est en ouest, Kane allait monter droit au nord, et prendre possession de ce bassin inexploré. Les imaginations furent saisies. Un armateur de New-York, M. Grinnell, donna généreusement deux vaisseaux. Les sociétés savantes aidèrent et tout le public. Les dames, de leurs mains, travaillaient aux préparatifs avec un zèle religieux. Les équipages, choisis, formés de volontaires, jurèrent trois choses : obéissance, abstinence de liqueurs et de tout langage profane. Une première expédition, qui manqua, ne découragea pas M. Grinnell ni le public américain. Une seconde fut organisée avec le secours de certaines sociétés de Londres qui avaient en vue ou la propagation biblique ou une dernière recherche de Franklin.

Peu de voyages sont plus intéressants. On s’explique à merveille l’ascendant que le jeune Kane avait exercé. Chaque ligne est marquée de sa force, de sa vivacité brillante, et d’un merveilleux en avant ! Il sait tout, il est sûr de tout, ardent, mais positif. Il ne mollira pas, on le sent, devant les obstacles. Il ira loin, et aussi loin qu’on peut aller. Le combat est curieux entre un tel caractère et l’impitoyable lenteur de la nature du Nord, remparts d’obstacles terribles. À peine est-il parti, qu’il est déjà pris de l’hiver, forcé d’hiverner six mois sous les glaces. Au printemps même, un froid de soixante-dix degrés ! À l’approche du second hiver, au 28 août, il est abandonné ; il ne lui reste que huit hommes sur dix-sept. Moins il a d’hommes et de ressources, plus il est âpre et dur, voulant, dit-il, se faire mieux respecter. Ses bons amis les Esquimaux qui aident à le nourrir, et dont il est même forcé de prendre quelques petits objets (p. 440), se sont accommodés chez lui de trois vases de cuivre. En retour, il leur prend deux femmes. Châtiment excessif, sauvage. Entre huit matelots qui lui sont restés à grand’peine, et dans un relâchement forcé de la discipline, il n’était guère prudent d’amener là ces pauvres créatures. Elles étaient mariées. « Sivu, femme de Metek, et Aningna, femme de Marsinga, » restent à pleurer cinq jours. Kane s’efforce d’en rire et de nous en faire rire : « Elles pleuraient, dit-il, et chantaient des lamentations, mais ne perdaient pas l’appétit. » Les maris, les parents, arrivent avec les objets dérobés, et prennent tout en douceur, comme des hommes intelligents qui n’ont d’armes que des arêtes de poissons contre des revolvers. Ils souscrivent à tout, promettent amitié, alliance. Mais, quelques jours après, ils ont fui, disparu ! dans quels sentiments d’amitié ? on le devine. Ils diront sur leur route aux peuplades errantes combien il faut fuir l’homme blanc. Voilà comme on se ferme un monde.

La suite est bien lugubre. Si cruelles sont les misères, que les uns meurent, les autres veulent retourner. Kane ne lâche pas prise : il a promis une mer, il faut qu’il en trouve une. Complots, désertions, trahisons, tout ajoute à l’horreur de la situation. Au troisième hivernage, sans vivres, sans chauffage, il serait mort si d’autres Esquimaux ne l’eussent nourri de leur pêche : lui, il chassait pour eux. Pendant ce temps, quelques-uns de ses hommes, envoyés en expédition, ont la bonne fortune de voir la mer dont il a tant besoin. Ils rapportent du moins qu’ils ont aperçu une grande étendue d’eau libre et non gelée, et autour, des oiseaux, qui semblaient s’abriter dans ce climat moins rude.

C’est tout ce qu’il fallait pour revenir. Kane, sauvé par les Esquimaux, qui n’abusèrent pas de leur nombre, ni de son extrême misère, leur laisse son vaisseau dans les glaces.

Faible, épuisé, il réussit encore, par un voyage de quatre-vingt-deux jours, à revenir au sud ; mais c’est pour y mourir. Ce jeune homme intrépide, qui approcha du pôle plus près qu’aucun mortel, mourant, emporta la couronne que les sociétés savantes de la France ont mise à son tombeau, le grand prix de géographie.

Dans ce récit, où il y a tant de choses terribles, il y en a une touchante. Elle donne la mesure des souffrances excessives d’un tel voyage : c’est la mort de ses chiens. Il en avait de Terre-Neuve, admirables ; il avait des chiens Esquimaux ; c’étaient ses compagnons plus qu’aucun homme. Dans ses longs hivernages, des nuits de tant de mois, ils veillaient autour du vaisseau. Sortant dans les ténèbres épaisses, il rencontrait le souffle tiède de ces bonnes bêtes, qui venaient réchauffer ses mains. Les Terre-Neuve d’abord furent malades : il l’attribue à la privation de lumière ; quand on leur montrait des lanternes, ils allaient mieux. Mais, peu à peu une mélancolie étrange les gagna, ils devinrent fous. Les chiens Esquimaux les suivirent : il n’y eut pas jusqu’à sa chienne Flora, la plus sage, la plus réfléchie, qui ne délirât comme les autres et qui ne succombât. C’est le seul point, je crois, dans son âpre récit où ce ferme cœur semble ému.