La Mer (Michelet)/Livre III/II

Michel Lévy Frères (p. 273-287).


II


découverte des trois océans

Qui a ouvert aux hommes la grande navigation ? qui révéla la mer, en marqua les zones et les voies ? enfin, qui découvrit le globe ? La baleine et le baleinier.

Tout cela bien avant Colomb et les fameux chercheurs d’or, qui eurent toute la gloire, retrouvant à grand bruit ce qu’avaient trouvé les pêcheurs.

La traversée de l’Océan, que l’on célébra tant au quinzième siècle, s’était faite souvent par le passage étroit d’Islande en Groënland, et même par le large ; car les Basques allaient à Terre-Neuve. Le moindre danger était la traversée pour des gens qui cherchaient au bout du monde ce suprême danger, le duel avec la baleine. S’en aller dans les mers du Nord, se prendre corps à corps avec la montagne vivante, en pleine nuit, et, on peut le dire, en plein naufrage, le pied sur elle et le gouffre dessous, ceux qui faisaient cela étaient assez trempés de cœur pour prendre en grande insouciance les événements ordinaires de la mer.

Noble guerre, grande école de courage. Cette pêche n’était pas comme aujourd’hui un carnage facile qui se fait prudemment de loin avec une machine : on frappait de sa main, on risquait vie pour vie. On tuait peu de baleines, mais on gagnait infiniment en habileté maritime, en patience, en sagacité, en intrépidité. On rapportait moins d’huile et plus de gloire.

Chaque nation se montrait là dans son génie particulier. On les reconnaissait à leurs allures. Il y a cent formes de courage, et leurs variétés graduées étaient comme une gamme héroïque. Au Nord, les Scandinaves, les races rousses (de la Norvège en Flandre), leur sanguine fureur. — Au Midi, l’élan basque et la folie lucide qui se guida si bien autour du monde. — Au centre, la fermeté bretonne, muette et patiente ; mais, à l’heure du danger, d’une excentricité sublime. — Enfin, la sagesse normande, armée de l’association et de toute prévoyance, courage calculé, bravant tout, mais pour le succès. Telle était la beauté de l’homme, dans cette manifestation souveraine.



On doit beaucoup à la baleine : sans elle, les pêcheurs se seraient tenus à la côte, car presque tout poisson est riverain ; c’est elle qui les émancipa, et les mena partout. Ils allèrent, entraînés, au large, et, de proche en proche, si loin, qu’en la suivant toujours, ils se trouvèrent avoir passé, à leur insu, d’un monde à l’autre.

Il y avait moins de glace alors, et ils assurent avoir touché le pôle (à sept lieues seulement de distance). Le Groënland ne les séduisit pas : ce n’est pas la terre qu’ils cherchaient, mais la mer seulement et les routes de la baleine. L’Océan entier est son gîte, et elle s’y promène, en large surtout. Chaque espèce habite de préférence une certaine latitude, une zone d’eau plus ou moins froide. Voilà ce qui traça les grandes divisions de l’Atlantique.

La populace des baleines inférieures qui ont une nageoire sur le dos (baléinoptères) se trouve au plus chaud et au plus froid, sous la ligne et aux mers polaires.

Dans la grande région intermédiaire, le cachalot féroce incline au sud, dévaste les eaux tièdes.

Au contraire, la baleine franche les craint, ou les craignait plutôt (car elle est si rare aujourd’hui !). Nourrie spécialement de mollusques et autres vies élémentaires, elle les cherchait dans les eaux tempérées, un peu au nord. Jamais on ne la trouvait dans le chaud courant du midi ; c’est ce qui fit remarquer le courant, et amena cette découverte essentielle de la vraie voie d’Amérique en Europe. D’Europe en Amérique, on est poussé par les vents alizés.

Si la baleine franche a horreur des eaux chaudes et ne peut passer l’équateur, elle ne peut tourner l’Amérique. Comment donc se fait-il qu’une baleine, blessée de notre côté dans l’Atlantique, se retrouve parfois de l’autre, entre l’Amérique et l’Asie ? C’est qu’un passage existe au Nord. Seconde découverte. Vive lueur jetée sur la forme du globe et la géographie des mers.

De proche en proche, la baleine nous a menés partout. Rare aujourd’hui, elle nous fait fouiller les deux pôles, le dernier coin du Pacifique au détroit de Behring, et l’infini des eaux antarctiques. Il est même une région énorme qu’aucun vaisseau d’État ni de commerce ne traverse jamais, à quelques degrés au delà des pointes d’Amérique et d’Afrique. Nul n’y va que les baleiniers.



Si l’on avait voulu, on eût fait bien plus tôt les grandes découvertes du quinzième siècle. Il fallait s’adresser aux rôdeurs de la mer, aux Basques, aux Islandais ou Norvégiens, et à nos Normands. Pour des raisons diverses, on s’en défiait. Les Portugais ne voulaient employer que des hommes à eux, et de l’école qu’ils avaient formée. Ils craignaient nos Normands, qu’ils chassaient et dépossédaient de la côte d’Afrique. D’autre part, les rois de Castille tinrent toujours pour suspects leurs sujets, les Basques, qui, par leurs privilèges, étaient comme une république, et de plus passaient pour des têtes dangereuses, indomptables. C’est ce qui fit manquer à ces princes plus d’une entreprise. Ne parlons que d’une seule, l’Invincible Armada. Philippe II, qui avait deux vieux amiraux basques, la fit commander par un Castillan. On agit contre leur avis : de là le grand désastre.



Une maladie terrible avait éclaté au quinzième siècle, la faim, la soif de l’or, le besoin absolu de l’or. Peuples et rois, tous pleuraient pour l’or. Il n’y avait plus aucun moyen d’équilibrer les dépenses et les recettes. Fausse monnaie, cruels procès et guerres atroces, on employait tout, mais point d’or. Les alchimistes en promettaient, et on allait en faire dans peu ; mais il fallait attendre. Le fisc, comme un lion furieux de faim, mangeait des Juifs, mangeait des Maures, et de cette riche nourriture il ne lui restait rien aux dents.

Les peuples étaient de même. Maigres et sucés jusqu’à l’os, ils demandaient, imploraient un miracle qui ferait venir l’or du ciel.

On connaît la très belle histoire de Sindbad (Mille et une Nuits), son début, d’histoire éternelle, qui se renouvelle toujours. Le pauvre travailleur Hindbad, le dos chargé de bois, entend de la rue les concerts, les galas qui se font au palais de Sindbad, le grand voyageur enrichi. Il se compare, envie. Mais l’autre lui raconte tout ce qu’il a souffert pour conquérir de l’or. Hindbad est effrayé du récit. L’effet total du conte est d’exagérer les périls, mais aussi les profits de cette grande loterie des voyages, et de décourager le travail sédentaire.

La légende qui, au quinzième siècle, brouillait toutes les cervelles, c’était un réchauffé de la fable des Hespérides, un Eldorado, terre de l’or, qu’on plaçait dans les Indes et qu’on soupçonnait être le paradis terrestre, subsistant toujours ici-bas. Il ne s’agissait que de le trouver. On n’avait garde de le chercher au nord. Voilà pourquoi on fit si peu d’usage de la découverte de Terre-Neuve et du Groënland. Au midi, au contraire, on avait déjà trouvé en Afrique de la poudre d’or. Cela encourageait.

Les rêveurs et les érudits d’un siècle pédantesque entassaient, commentaient les textes. Et la découverte, peu difficile d’elle-même, le devenait à force de lectures, de réflexions, d’utopies chimériques. Cette terre de l’or était-elle, n’était-elle pas le paradis ? Était-elle à nos antipodes ? et avions-nous des antipodes ?… À ce mot, les docteurs, les robes noires, arrêtaient les savants, leur rappelaient que là-dessus la doctrine de l’Église était formelle, l’hérésie des antipodes ayant été expressément condamnée.

Voilà une grave difficulté ! On était là arrêté court.

Pourquoi l’Amérique, déjà découverte, se trouva-t-elle encore si difficile à découvrir ? C’est qu’on désirait à la fois et qu’on craignait de la trouver.



Le savant libraire italien, Colomb, était bien sûr de son affaire. Il avait été en Islande recueillir les traditions ; et, d’autre part, les Basques lui disaient tout ce qu’ils savaient de Terre-Neuve. Un Gallicien y avait été jeté et y avait habité. Colomb prit pour associés des pilotes établis en Andalousie, les Pinzon, qu’on croit être identiques aux Pinçon de Dieppe.

Ce dernier point est vraisemblable. Nos Normands et les Basques, sujets de la Castille, étaient en intime rapport. Ce sont ceux-ci, qu’on nommait Castillans, qui, sous le Normand Béthencourt, firent la célèbre expédition des Canaries (Navarrete). Nos rois donnèrent des privilèges aux Castillans établis à Honfleur et à Dieppe ; et, par contre, les Dieppois avaient des comptoirs à Séville. Il n’est pas sûr qu’un Dieppois ait trouvé l’Amérique quatre ans avant Colomb ; mais il est presque sûr que ces Pinçon d’Andalousie étaient des armateurs normands.

Ni Basques, ni Normands, n’auraient pu, en leur propre nom, se faire autoriser par la Castille. Il y fallut un Italien habile et éloquent, un Génois obstiné qui poursuivît quinze ans la chose, qui trouvât le moment unique, empoignât l’occasion, sût lever le scrupule. Le moment fut celui où la ruine des Maures coûta si cher à la Castille, où l’on criait de plus en plus : « De l’or ! » Le moment fut celui où l’Espagne victorieuse frémissait de sa guerre de croisade et d’inquisition. L’Italien saisit ce levier, fut plus dévot que les dévots. Il agit par l’Église même : on fit scrupule à Isabelle de laisser tant de nations païennes dans les ombres de la mort. On lui démontra clairement que découvrir la terre de l’or, c’était se mettre à même d’exterminer le Turc et reprendre Jérusalem.

On sait que, sur trois vaisseaux, les Pinçon en fournirent deux et les menèrent eux-mêmes. Ils allèrent en avant. L’un d’eux, il est vrai, se trompa ; mais les autres, François Pinçon et son jeune frère Vincent, pilote du vaisseau la Nina, firent signe à Colomb qu’il devait les suivre au sud-ouest (12 octobre 1492). Colomb, qui allait droit à l’ouest, eût rencontré dans sa plus grande force le courant chaud qui va des Antilles à l’Europe. Il n’aurait traversé ce mur liquide qu’avec grande difficulté. Il eût péri ou navigué si lentement, que son équipage se fût révolté. Au contraire, les Pinçon, qui peut-être avaient là-dessus des traditions, naviguèrent comme s’ils avaient connaissance de ce courant ; ils ne l’affrontèrent pas à sa sortie, mais, déclinant au sud, passèrent sans peine, et abordèrent au lieu même où les vents alizés poussent les eaux, d’Afrique en Amérique, aux parages d’Haïti.

Ceci est constaté par le journal même de Colomb, qui, franchement, avoue que les Pinçon le dirigèrent.

Qui vit le premier l’Amérique ? Un matelot des Pinçon, si l’on en croît l’enquête royale de 1513.

Il semblait d’après tout cela qu’une forte part du gain et de la gloire eût dû leur revenir. Ils plaidèrent. Mais le roi jugea en faveur de Colomb. Pourquoi ? Parce que, vraisemblablement, les Pinçon étaient des Normands, et que l’Espagne aima mieux reconnaître le droit d’un Génois sans consistance et sans patrie que celui des Français, de la grande nation rivale, des sujets de Louis XII et de François Ier, qui un jour auraient pu transférer ce droit à leurs maîtres. Un des Pinçon mourut de désespoir.

Du reste, qui avait levé le grand obstacle des répugnance religieuses ? fait décider l’expédition, avec tant d’éloquence, d’adresse et de persévérance ? Colomb, le seul Colomb. Il était le vrai créateur de l’entreprise, et il en fut aussi l’exécuteur très héroïque. Il mérite la gloire qu’il garde dans la postérité.



Je crois, comme M. Jules de Blosseville (un noble cœur, bon juge des grandes choses), je crois qu’il n’y eut réellement de difficile en ces découvertes que le tour du monde, l’entreprise de Magellan et de son pilote, le Basque Sébastien del Cano.

Le plus brillant, le plus facile, avait été la traversée de l’Atlantique, sous le souffle des alizés, la rencontre de l’Amérique, dès longtemps découverte au nord.

Les Portugais firent une chose bien moins extraordinaire encore en mettant tout un siècle à découvrir la côte occidentale de l’Afrique. Nos Normands, en peu de temps, en avaient trouvé la moitié. Malgré ce qu’on a dit de l’école de Lisbonne et de la louable persévérance du prince Henri qui la créa, le Vénitien Cadamosto témoigne dans sa relation du peu d’habileté des pilotes portugais. Dès qu’ils en eurent un vraiment hardi et de génie, Barthélemi Diaz, qui doubla le Cap, ils le remplacèrent par Gama, un grand seigneur de la maison du roi, homme de guerre surtout. Ils étaient plus préoccupés de conquêtes à faire et de trésors à prendre que de découvertes proprement dites. Gama fut admirable de courage ; mais il ne fut que trop fidèle aux ordres qu’il avait de ne souffrir personne dans les mêmes mers. Un vaisseau de pèlerins de la Mecque, tout chargé de familles, qu’il égorgea barbarement, exaspéra toutes les haines, augmenta dans tout l’Orient l’horreur du nom chrétien, ferma de plus en plus l’Asie.



Est-il vrai que Magellan ait vu le Pacifique marqué d’avance sur un globe par l’Allemand Behaim ? Non, ce globe qu’on a ne le montre pas. Aurait-il vu chez son maître, le roi de Portugal, une carte qui l’indiquait ? On l’a dit, non prouvé. Il est bien plus probable que les aventuriers qui déjà, depuis une vingtaine d’années, couraient le continent américain, avaient vu, de leurs yeux vu, la mer Pacifique. Ce bruit qui circulait s’accordait à merveille avec l’idée que donnait le calcul d’un tel contrepoids, nécessaire à l’hémisphère que nous habitons et à l’équilibre du globe.

Il n’y a pas de vie plus terrible que celle de Magellan. Tout est combat, navigations lointaines, fuites et procès, naufrages, assassinat manqué, enfin la mort chez les barbares. Il se bat en Afrique. Il se bat dans les Indes. Il se marie chez les Malais, si braves et si féroces. Lui-même semble avoir été tel.

Dans son long séjour en Asie, il recueille toutes les lumières, prépare sa grande expédition, sa tentative d’aller par l’Amérique aux îles mêmes des épices, aux Moluques. Les prenant à la source, on était sûr de les avoir à meilleur prix qu’on n’avait pu encore, en les tirant de l’occident de l’Inde. L’entreprise, dans son idée originaire, fut ainsi toute commerciale. (Voy. Navarete, F. Denis, Charton.) Un rabais sur le poivre fut l’inspiration primitive du voyage le plus héroïque qu’on ait fait sur cette planète.

L’esprit de cour, l’intrigue, dominait tout alors en Portugal. Magellan, maltraité, passa en Espagne, et magnifiquement Charles-Quint lui donna cinq vaisseaux. Mais il n’osa se fier tout à fait au transfuge portugais ; il lui imposa un associé castillan. Magellan partit entre deux dangers, la malveillance castillane et la vengeance portugaise, qui le cherchait pour l’assassiner. Il eut bientôt révolte sur la flotte, et déploya un terrible héroïsme, indomptable et barbare. Il mit aux fers l’associé, se fit seul chef. Il fit poignarder, égorger, écorcher les récalcitrants. — À travers tout cela, naufrage ! et des vaisseaux perdus. — personne ne voulait plus le suivre, quand on vit l’effrayant aspect de la pointe de l’Amérique, la désolée Terre de Feu, et le funèbre cap Forward. Cette contrée arrachée du continent par de violentes convulsions, par la furieuse ébullition de mille volcans, semble une tourmente de granit. Boursouflée, crevassée par un refroidissement subit, elle fait horreur. Ce sont des pics aigus, des clochers excentriques, d’affreuses et noires mamelles, des dents atroces à trois pointes, et toute cette masse de lave, de basalte, de fontes de feu, est coiffée de lugubre neige.

Tous en avaient assez. Il dit : « Plus loin ! » Il chercha, il tourna, il se démêla de cent îles, entra dans une mer sans bornes, ce jour-là pacifique, et qui en a gardé le nom.

Il périt dans les Philippines. Quatre vaisseaux périrent. Le seul qui resta, la Victoire, à la fin n’eut plus que treize hommes ; mais il avait son grand pilote, l’intrépide et l’indestructible, le Basque Sébastien, qui revint seul ainsi (1521), ayant le premier des mortels fait le tour du monde.

Rien de plus grand. Le globe était sûr désormais de sa sphéricité. Cette merveille physique de l’eau uniformément étendue sur une boule où elle adhère sans s’écarter, ce miracle était démontré. Le Pacifique enfin était connu, le grand et mystérieux laboratoire où, loin de nos yeux, la nature travaille profondément la vie, nous élabore des mondes, des continents nouveaux.

Révélation d’immense portée, non matérielle seulement, mais morale, qui centuplait l’audace de l’homme et le lançait dans un autre voyage sur le libre océan des sciences, dans l’effort (téméraire, fécond) de faire le tour de l’infini.