La Mer (Michelet)/Livre III/I

Michel Lévy Frères (p. 263-271).


I

le harpon

« Le marin qui arrive en vue du Groënland n’a (dit naïvement John Ross) aucun plaisir à voir cette terre. » Je le crois bien. C’est d’abord une côte de fer, d’aspect impitoyable, où le noir granit escarpé ne garde pas même la neige. Partout ailleurs, des glaces. Point de végétation. Cette terre désolée, qui nous cache le pôle, semble un pays de mort et de famine.

Pendant le temps très court où l’eau n’est pas gelée, on pourrait vivre encore. Mais elle l’est neuf mois sur douze. Tout ce temps-là que faire ? et que manger ? On ne peut guère chercher. La nuit dure plusieurs mois, et parfois si profonde, que Kane, entouré de ses chiens, ne les retrouvait qu’à leur souffle, à leur haleine humide. Dans cette longue, si longue obscurité, sur cette terre désespérée, stérile, vêtue d’impénétrables glaces, errent cependant deux solitaires qui s’obstinent à vivre là, dans l’horreur d’un monde impossible. L’un d’eux est l’ours pêcheur, âpre rôdeur sous sa riche fourrure et dans sa graisse épaisse, qui lui permet des intervalles de jeûne. L’autre, figure bizarre, fait l’effet, à distance, d’un poisson dressé sur la queue, poisson mal conformé et gauche, à longues nageoires pendantes. Ce faux poisson, c’est l’homme. Ils se flairent et se cherchent. Ils ont faim l’un de l’autre. L’ours fuit parfois pourtant, décline le combat, croyant l’autre encore plus féroce et plus cruellement affamé.

L’homme qui a faim est terrible. Armé d’une simple arête de poisson, il poursuit cette bête énorme. Mais il aurait péri cent fois, s’il n’avait eu à manger que ce redoutable compagnon. Il ne vécut que par un crime. La terre ne donnant rien, il chercha vers la mer, et comme elle était close, il ne trouva à tuer que son ami le phoque. En lui il trouvait concentrée la graisse de la mer, l’huile, sans laquelle il serait mort de froid, encore plus que de faim.

Le rêve du Groënlandais, c’est, à sa mort, de passer dans la lune, où il y aura du bois de chauffage, le feu, la lumière du foyer. L’huile ici-bas tient lieu de tout cela. Bue largement, elle le réchauffe.

Grand contraste entre l’homme et les amphibies somnolents, qui, même en ce climat, savent vivre sans grandes souffrances. L’œil doux du phoque l’indique assez. Nourrisson de la mer, il est toujours en rapport avec elle. Il y reste des interstices où l’excellent nageur sait se pourvoir. Tout lourd qu’on le croirait, il monte adroitement sur un glaçon et se fait voiturer. L’eau épaisse de mollusques, grasse d’atomes animés, nourrit richement le poisson pour l’usage du phoque, qui, bien repu, s’endort sur son rocher d’un lourd sommeil que rien ne rompt.

La vie de l’homme est toute contraire. Il semble être là malgré Dieu, maudit, et tout lui fait la guerre. Sur les photographies que nous avons de l’Esquimau, on lit sa destinée terrible dans la fixité du regard, dans son œil dur et noir, sombre comme la nuit. Il semble pétrifié d’une vision, du spectacle habituel d’un infini lugubre. Cette nature de Terreur éternelle a caché d’un masque d’airain sa forte intelligence, rapide cependant et pleine d’expédients dans une vie de dangers imprévus.


Qu’aurait-il fait ? Sa famille avait faim, et ses enfants criaient ; sa femme enceinte grelottait sur la neige. Le vent du pôle leur jetait infatigablement ce déluge de givre, ce tourbillon de fines flèches qui piquent et entrent, hébètent, font perdre la voix et le sens. La mer fermée, plus de poisson. Mais le phoque était là. Et que de poissons dans un phoque, quelle richesse d’huile accumulée ! Il était là endormi, sans défense. Même éveillé, il ne fuit guère. Il se laisse approcher, toucher. Comme le lamantin, il faut le battre, si on veut l’éloigner. Ceux qu’on prend jeunes, on a beau les rejeter à la mer, ils vous suivent obstinément. Une telle facilité dût troubler l’homme et le faire hésiter, combattre la tentation. Enfin, le froid vainquit, et il fit cet assassinat. Dès lors, il fut riche et vécut.

La chair nourrit ces affamés. L’huile, absorbée à flots, les réchauffa. Les os servirent à mille usages domestiques. Des fibres on fit des cordes et des filets. La peau du phoque, coupée à la taille de la femme, la couvrit frissonnante. Même habit pour les deux, sauf la pointe un peu basse qu’elle allonge. Plus un petit ruban de cuir rouge qu’elle met galamment en bordure pour lui plaire et pour être aimée. Mais ce qui fut bien plus utile, c’est qu’industrieusement, de peaux cousues, ils firent la machine légère, forte pourtant, où cet homme intrépide ose monter, et qu’il nomme une barque.

Misérable petit véhicule long, mince et qui ne pèse rien. Il est très strictement fermé, sauf un trou, où le rameur se met, serrant la peau à sa ceinture. On gagerait toujours que cela va chavirer… Mais point. Il file comme une flèche sur le dos de la vague, disparaît, reparaît, dans les remous durs, saccadés, que font les glaces autour, entre les montagnes flottantes.

Homme et canot, c’est un. Le tout est un poisson artificiel. Mais qu’il est inférieur au vrai ! Il n’a pas l’appareil, la vessie natatoire qui soutient l’autre, le fait à volonté lourd ou léger. Il n’a pas l’huile qui, plus légère que l’eau, veut toujours surnager et remonter à la surface. Il n’a pas surtout ce qui fait, chez le vrai poisson, la vigueur du mouvement, sa vive contraction de l’épine pour frapper de forts coups de queue. Ce qu’il imite seulement, faiblement, ce sont les nageoires. Ses rames qui ne sont pas serrées au corps, mais mues au loin par un long bras, sont bien molles en comparaison, et bien promptes à se fatiguer. Qui répare tout cela ? La terrible énergie de l’homme, et, sous ce masque fixe, sa vive raison, qui, par éclairs, décide, invente et trouve, de minute en minute, remédie sans cesse aux périls de cette peau flottante qui seule le défend de la mort.

Très souvent on ne peut passer ; on trouve une barre de glace. Alors les rôles changent. La barque portait l’homme, et maintenant il porte la barque, la prend sur son épaule, traverse la glace craquante et se remet à flot plus loin. Parfois des monts flottants, venant à sa rencontre, n’offrent entre eux que d’étroits corridors qui s’ouvrent, se ferment tout à coup. Il peut y disparaître, s’ensevelir vivant, il peut, de moment en moment, voir les deux murs bleuâtres, s’approchant, peser sur sa barque, sur lui, d’une si épouvantable pression, qu’il en soit aminci jusqu’à l’épaisseur d’un cheveu. Un grand navire eut cette destinée. Il fut coupé en deux, les deux moitiés écrasées, aplaties.



Ils assurent que leurs pères ont pêché la baleine. Moins misérables alors, leur terre étant moins froide, ils s’ingéniaient mieux, avaient du fer sans doute. Peut-être il leur venait de Norvège ou d’Islande. Les baleines ont toujours surabondé aux mers du Groënland. Grand objet de concupiscence pour ceux dont l’huile est le premier besoin. Le poisson la donne par gouttes, et le phoque à flots ; la baleine en montagne.

Ce fut un homme, celui qui le premier tenta un pareil coup, qui, mal monté, mal armé, et la mer grondant sous ses pieds, dans les ténèbres, dans les glaces, seul à seul, joignit le colosse.

Celui qui se fia tellement à sa force et à son courage, à la vigueur du bras, à la roideur du coup, à la pesanteur du harpon. Celui qui crut qu’il percerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse.

Celui qui crut qu’à son réveil terrible, dans la tempête que le blessé fait de ses sauts et de ses coups de queue, il n’allait pas l’engouffrer avec lui. Comble d’audace ! il ajoutait un câble à son harpon pour poursuivre sa proie, bravait l’effroyable secousse, sans songer que la bête effrayée pouvait descendre brusquement, s’enfuir en profondeur, plonger la tête en bas.

Il y a un bien autre danger. C’est qu’au lieu de la baleine, on ne trouve à sa place l’ennemi de la baleine, la terreur de la mer, le Cachalot. Il n’est pas grand, n’a guère que soixante ou quatre-vingts pieds. Sa tête, à elle seule, fait le tiers, vingt ou vingt-cinq. Dans ce cas, malheur au pêcheur ! c’est lui qui devient le poisson, il est la proie du monstre. Celui-ci a quarante-huit dents énormes et d’horribles mâchoires, à tout dévorer, homme et barque. Il semble ivre de sang. Sa rage aveugle épouvante tous les cétacés, qui fuient en mugissant, s’échouent même au rivage, se cachent dans le sable ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n’osent approcher de son cadavre. La plus sauvage espèce du Cachalot est l’Ourque, ou le Physétère des anciens, tellement craint des Islandais qu’ils n’osaient le nommer en mer, de peur qu’il n’entendît et n’arrivât. Ils croyaient au contraire qu’une espèce de baleine (la Jubarte) les aimait et les protégeait, et provoquait le monstre afin de les sauver.



Plusieurs disent que les premiers qui affrontèrent une si effrayante aventure avaient besoin d’être exaltés, excentriques et cerveaux brûlés. La chose, selon eux, n’aurait pas commencé par les sages hommes du Nord, mais par nos Basques, les héros du vertige. Marcheurs terribles, chasseurs du Mont Perdu, et pêcheurs effrénés, ils couraient en batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de Gascogne. Ils y pêchaient le thon. Ils virent jouer des baleines, et se mirent à courir après, comme ils s’acharnent après l’isard dans les fondrières, les abîmes, et les plus affreux casse-cou. Cet énorme gibier, énormément tentant pour sa grosseur, pour la chance et pour le péril, ils le chassèrent à mort et n’importe où, quelque part qu’il les conduisît. Sans s’en apercevoir, ils poussaient jusqu’au pôle.

Là, le pauvre colosse croyait en être quitte, et, ne supposant pas, sans doute, qu’on pût être si fou, il dormait tranquillement, quand nos étourdis héroïques approchaient sans souffler.

Serrant sa ceinture rouge, le plus fort, le plus leste, s’élançait de la barque, et, sur ce dos immense, sans souci de sa vie, d’un han ! enfonçait le harpon.