La Marquise de Gange/Chapitre Premier

Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 11-31).


CHAPITRE PREMIER


Le testament de Louis XIII, qui établissait un conseil de régence, annulé par un arrêt du parlement, d’après les volontés d’Anne d’Autriche, veuve de ce monarque ; l’investiture de cette régence à cette princesse pour un temps illimité ; cette guerre où la régente fut obligée d’armer les Français contre Philippe, son frère, qu’elle aimait cependant beaucoup (guerre désastreuse, et qui durait depuis treize ans) ; le choix que la régente fit de Mazarin, qui devint à la fois, et le maître de cette souveraine et celui de la France entière ; la guerre civile, résultat inévitable de la mésintelligence, ou de l’ambition démesurée des ministres ; la lutte, toujours dangereuse, des parlements contre l’autorité suprême ; les arrestations arbitraire des Noviac, des Chardon, des Broussel, etc., opérées et défendues à coups de fusil, et qui hérissèrent Paris de barricades, journée funeste, et dont se glorifiait si impudemment le cardinal de Retz ; la retraite de la cour à Saint-Germain, où tout le monde coucha sur la paille ; la minorité de Louis XIV, qui, pour lors, n’avait encore que onze ans ; toutes ces causes désastreuses, enfin, ne préparaient pas, on le voit, un horizon bien serein sur les premiers jours de l’hymen que mademoiselle de Rossan, fille de l’un des plus riches gentilshommes d’Avignon, venait, en 1649, de contracter avec le comte de Castellane, fils d’un duc de Villars.

Tels étaient néanmoins les événements du jour, lorsque cette jeune beauté, à peine âgée de treize ans, parut, sous l’égide de son époux, à la cour du roi mineur ; et ce fut là que ses grâces, l’aménité de son caractère et la plus céleste figure lui captivèrent bientôt tous les cœurs. Il n’y eut pas un seigneur de cette cour galante qui ne plaçât son orgueil à mériter d’elle un regard ; et le jeune roi lui-même, en dansant plusieurs fois avec elle, prouva, par les discours les plus flatteurs, à quel point il rendait hommage à toutes les qualités de cette jeune comtesse.

À l’exemple de toutes les femmes vertueuses, madame de Castellane, singulièrement attachée à ses devoirs, ne tint compte de ces applaudissements universels, que parce qu’ils devenaient pour elle des motifs de plus à les mériter davantage. Mais, plus un être est favorisé de la nature et de la fortune, plus on voit bien souvent le sort l’accabler de toutes ses rigueurs : cette compensation est une justice du ciel, qui sert à la fois d’exemple et de leçon aux hommes. Mademoiselle Euphrasie de Châteaublanc n’était pas née pour être heureuse ; il fallait que ce fût dès ses plus tendres années que les décrets divins, en s’appesantissant sur elle, lui apprissent que toutes les prospérités de la terre ne servent qu’à prouver à l’homme l’existence d’un monde éternel où Dieu ne doit de récompense qu’aux vertus.

Le comte de Castellane périt dans un naufrage, et sa jeune épouse en apprit la nouvelle au milieu de cette cour qui, venant d’être témoin de ses succès, le devint bientôt de ses larmes. Pleine de respect pour la mémoire de son époux, madame de Castellane se retira dans un cloître, pour éviter des écueils où pourrait peut-être succomber sa jeunesse privée du sage époux qui pouvait l’en garantir ; mais d’aussi prudentes réflexions ne se soutiennent pas à vingt-deux ans. Que de malheurs eût pourtant évités cette femme intéressante, si, nourrissant ces réflexions dans son cœur, elle eut offert à Dieu ce cœur qu’elle consentit à rendre au monde. Eh ! comment l’être qui sut aimer les objets créés ne s’enflamme-t-il pas davantage pour l’être créateur ! Que de vide on reconnaît dans la première de ces émotions, quand on a pu se remplir de toute la douceur de l’autre !

Euphrasie ne tint pas aux ennuis de la retraite : vivement pressée de rentrer dans un monde si digne de la posséder, elle écouta ses perfides insinuations, et courut bientôt à sa perte, en croyant voler au bonheur.

Que de nouveaux amants reparurent, dès qu’on sut qu’Euphrasie consentait à remplacer enfin les crêpes du veuvage par les roses que l’hymen lui présentait de toutes parts !

Madame de Castellane, qu’on n’avait vue que comme un joli enfant, mérita bientôt dans le monde, le titre de la plus belle femme du siècle. Elle était grande, faite à peindre, des yeux où l’amour même paraissait établir son empire, un son de voix si flatteur, un air d’aménité si profondément gravé sur ses traits, des grâces si naïves et si naturelles, un esprit à la fois si juste et si doux !… Mais, à travers tout cela, une sorte d’impression romantique qui semblait prouver que, si la nature lui avait prodigué tout ce qui pouvait la faire adorer, elle avait en même temps mêlé parmi ses dons tout ce qui devait la préparer à l’infortune ; bizarrerie de sa main, nécessaire sans doute, mais qui paraît convaincre que cette puissance céleste ne nous forma pour sentir le bonheur d’aimer qu’en plaçant au même instant en nous tout ce qui peut nous faire repentir de l’être.

De tous les nouveaux prétendants qui s’offrirent à la belle Euphrasie, le marquis de Gange, possédant de grands biens dans le Languedoc, et pour lors âgé de vingt-quatre ans, fut celui qui parvint à dissiper dans le cœur de madame de Castellane le souvenir d’un premier époux, qu’elle n’avait, en quelque façon, regardé que comme un mentor.

Si madame de Castellane passait avec raison pour la plus belle femme de France, monsieur de Gange méritait également la réputation d’un des plus jolis hommes de la cour. Né à Avignon, mais venu fort jeune dans cette cour, il y connut madame de Castellane ; et l’égalité de patrie, le voisinage des biens, déterminèrent bientôt Alphonse de Gange à joindre au plus Violent amour des motifs si propres à déterminer le choix d’Euphrasie. Alphonse paraît, il est écouté ; Euphrasie se rend aux convenances : elles ont tant de force quand l’amour les étaie ! Sa main devint la récompense de celui du marquis, et les noces se firent.

Juste ciel ! pourquoi les furies allumèrent-elles leur flambeau à celui de ce tendre hymen ; et pourquoi vit-on des serpents souiller de leur poison les branches de myrte que des colombes plaçaient sur la tête de ces infortunés !

Mais ne devançons pas les événements, puisque quelques teintes douces peuvent nuancer ceux qui commencent cette fatale histoire. Ne broyons les couleurs lugubres que quand la vérité nous y contraindra.

Les nouveaux époux passèrent encore deux ans à Paris, au milieu du tumulte et des plaisirs de la cour et de la ville. Mais deux cœurs bien unis se fatiguent bientôt de tout ce qui paraît interrompre le désir mutuel qu’ils forment de fuir tout ce qui peut avoir l’air de les séparer un moment ; et, dans l’ivresse de leur flamme, tous deux résolurent d’aller s’isoler dans leurs terres, après avoir confié l’enfant mâle qu’ils venaient d’avoir, aux soins de la mère d’Euphrasie, qui, le ramenant à Avignon avec elle, devait l’y faire élever sous ses yeux.

— Oh ! mon ami, dit la marquise à son époux, après le départ de leur enfant, qu’ils se préparaient à suivre, oh ! mon cher Alphonse, on ne s’aime jamais mieux qu’à la campagne ; tout est à nous, tout est pour nous, dans ces retraites fleuries qu’il semble que la nature n’embellisse que pour l’amour. Là, répétait-elle en serrant son aimable époux dans ses bras, là, nuls rivaux à redouter ; tu ne dois pas en craindre avec moi : mais qui m’assurerait que des femmes plus aimables ne finiraient pas à Paris, par m’enlever ton cœur ?… ce cœur qui fait mon unique bien, Alphonse… Alphonse, si je le voyais posséder par une autre, il faudrait qu’en même temps l’on m’arrachât la vie, et, en le voyant, ce cœur où ton image est si bien empreinte, quels remords ne concevrais-tu pas de n’y avoir pas laissé le tien en dépôt ! Tu le sais, cher Alphonse, tu sais que je n’aime que toi dans le monde ; encore enfant, dans les bras de Castellane, je n’ai pu fomenter dans moi ces sentiments de la passion violente dont toi seul as brûlé mon âme. Ainsi, point de jalousie de ce côté : maîtresse de mes actions, j’ai vu, j’ose dire, à mes côtés, tout ce que la cour avait de plus aimable ; et ce n’est qu’Alphonse de Gange qui m’a paru tel au milieu de tous. Aime-moi donc, cher époux, aime ton Euphrasie comme elle t’adore ; que tous tes instants soient à elle comme tous ses vœux sont à toi ; n’ayons à nous deux que la même âme : ton amour, nourri par le mien, en empruntera toute la force, et tu ne pourras plus t’empêcher d’aimer Euphrasie, comme Euphrasie aimera son Alphonse.

— Oh ! ma tendre et délicieuse amie, répondait le marquis de Gange, que de délicatesse dans tout ce que tu dis ! Comment n’adorerais-je pas celle qui pense ainsi ? Oh ! oui, n’ayons qu’une âme, elle nous suffira pour exister, puisque nous ne le pouvons que l’un par l’autre. — Eh bien ! partons, cher époux, quittons ce séjour dangereux de la galanterie et de la corruption : ce n’est pas où l’on parle toujours d’amour que je veux être, c’est où l’on sait mieux le sentir. Le château de tes pères me paraît si propre à remplir nos vues ! Là, tout me rappellera tout ce qui t’appartient ; en te donnant des héritiers, je fixerai les yeux sur tes ancêtres ; et m’adressant à l’Éternel : Dieu saint, lui dirai-je avec componction, le cœur d’Alphonse est le sanctuaire des vertus que ses illustres parents lui laissèrent, tâche qu’elles soient lancées dans l’âme de ses enfants, par les feux brûlants de la mienne.

On partit : l’antique et superbe château de Gange fut choisi pour le lieu de l’habitation des deux jeunes époux. Le chef-lieu de cette noble maison est situé près de la ville de Gange, à sept lieues de Montpellier, sur les bords de la rivière de l’Aude. Heureuse et paisible ville, où l’industrieux habitant trouve, dans les ressources de ses manufactures, l’aisance que les arts préfèrent à ces richesses accumulées sans peine, et par le moyen desquelles le citoyen des villes, en consommant les fruits de l’industrie, ne les dévore qu’en en détruisant à la fois les germes et les branches.

Nos voyageurs avaient passé la dernière nuit à Montpellier ; et c’est de cette ville qu’ils étaient partis, à la pointe du jour, pour arriver de bonne heure au lieu de leur destination. À peine furent-ils à moitié chemin qu’une des roues de la voiture cassa, et madame de Gange, dans sa chute, se froissa l’épaule droite[1]. Les inquiétudes du marquis furent inexprimables. La crainte que les lieues qui restaient à faire ne fatiguassent Euphrasie lui faisait désirer de ne pas aller plus loin ; mais que faire dans un village où nul secours ne se présentait ? Euphrasie assura que ce n’était rien ; et, dès que l’accident de la voiture fut réparé, on se remit en marche.

— Oh ! mon ami, dit en versant quelques larmes involontaires la sensible Euphrasie, pourquoi faut-il qu’un accident nous arrive à la porte de ton château ?… Pardonne à ta faible amie ; mais quelques pressentiments m’alarment malgré moi !… J’aurais presque aimé le malheur avant que de te connaître : il me fait peur quand je le partage avec toi. — Chère épouse, reprit vivement Alphonse, bannis ces craintes frivoles : jamais le malheur ne flétrira tes jours, tant que tu m’auras pour t’en garantir. — Alphonse, s’écria douloureusement la marquise, peut-il donc exister un moment où je puisse cesser de t’avoir ? — Ce serait celui de la fin de mes jours… et ne sommes-nous pas du même âge ? — Oh ! oui, oui, toujours nous vivrons ensemble, et la mort seule nous séparera.

Enfin nos voyageurs arrivent à Gange ; on traverse la ville ; tous les vassaux du marquis sont sous les armes ; les présents d’usage sont offerts. On parvient aux pieds des tours ; la marquise les mesure de l’œil ; elle se trouble : — Ces abords ont quelque chose d’effrayant, mon ami, dit-elle à son époux. — C’était le goût de nos ancêtres, nous les abattrons si tu veux. — Oh ! non, non, respectons tout ce qui nous rappelle les vertus de ceux qui les construisirent ; les mœurs aimables et douces de la cour que nous quittons tempéreront les idées, peut-être un peu sombres, que ces antiquités font naître : et n’embelliras-tu pas toujours les lieux témoins de notre bonheur ?

Le marquis étant attendu dans son château, tout parut disposé pour sa réception. D’anciens et fidèles domestiques du comte de Gange, son père, vinrent offrir leurs bras aux jeunes époux, et les accablaient de ces compliments naïfs qui n’émanent jamais que du cœur. Tous retrouvaient, disaient-ils, sur le front de leur jeune seigneur, les traits majestueux et chéris de leur ancien maître ; et ces éloges plaisaient à la marquise. — Oui, mes enfants, leur disait-elle, il ressemblera à celui que vous chérissez ; vous aimerez le fils comme vous avez aimé le père ; c’est moi qui vous réponds de ses vertus…

Des larmes coulaient sur les joues sillonnées de ces braves gens, et ils portaient leurs jeunes maîtres en triomphe dans ces vastes foyers où ils avaient si fidèlement servi celui qui l’avait précédé.

Encore un peu d’effroi dans la douce Euphrasie, lorsqu’elle entendit l’écho retentir sous les pas de ceux qui s’avançaient sous ces voûtes antiques, lorsqu’elle vit ces portes épaisses rouler avec fracas sur leurs gonds à demi rouillés. Très émue, fatiguée de la route, un peu souffrante de ses contusions, dès que le chirurgien de la ville eut assuré qu’elles n’auraient aucune suite, la marquise se coucha dans un appartement provisoire, le sien n’étant point encore prêt ; et, pour la première fois depuis son mariage, elle pria son mari de la laisser seule.

Il est dans la nature de l’homme (cette vérité est de tous les temps) d’attacher peut-être plus d’importance qu’il ne faudrait aux rêves et aux pressentiments. Cette faiblesse résulte de l’état d’infortune où la nature nous fait naître tous, un peu plus ou un peu moins les uns que les autres. Il semble que ces inspirations secrètes nous parviennent d’une source plus pure que les événements ordinaires de la vie ; et le penchant à la religion, qu’affaiblissent les passions, mais qu’elles n’absorbent jamais, nous ramène constamment à l’idée que, tout ce qui est surnaturel nous venant de Dieu, nous sommes, malgré nous, entraînés à ce genre de superstition, que la philosophie réprouve, et qu’adopte en pleurant le malheur. Mais, au fait, où serait donc le ridicule de croire que la nature, qui nous avertit de nos besoins, qui nous console si tendrement de nos maux, qui nous donne tant de courage pour les supporter, n’aurait pas également une voix qui nous en ferait redouter l’approche ? Quoi ! celle qui agit à tout moment en nous, celle qui nous indique si bien tout ce qui peut nous conserver ou nous nuire, ne pourrait pas également nous prévenir de ce qui tend à notre destruction, ou de ce qui y touche ? Je sais très bien qu’on traitera ces raisonnements de paradoxes absurdes ; mais je sais très bien aussi qu’on ne parviendra pas à le prouver. Or, quand à l’exposé d’un système quelconque on met la plaisanterie à la place de la réfutation, on peut, je crois, en n’écoutant que la raison, persifler à son tour le mauvais plaisant. Que d’incrédules eut fait Voltaire, s’il eût raisonné au lieu de rire ! et si ses attaques sont devenues pour nous des triomphes, c’est que la vérité qui convainc l’homme sage ne fait jamais rire que les sots. Quoi qu’il en soit, l’opinion que nous présentons a quelque chose de religieux, elle doit plaire aux âmes sensibles ; et nous nous y tiendrons aussi longtemps qu’on ne nous la démontrera pas sophistiqué.

Et notre intéressante héroïne n’y croyait que trop, aux pressentiments, quand elle arrosa de larmes le lit où elle passa cette première nuit ; elle y croyait, lorsque, réveillée en sursaut au milieu de cette nuit cruelle, on l’entendit prononcer avec des cris : Ô mon époux ! sauvez-moi de ces scélérats !

Ces terribles paroles émanèrent-elles d’un rêve ou d’un pressentiment ? On l’ignore ; mais elles furent entendues ; et c’est ici sans doute où l’un et l’autre de ces avis solennels de la nature se confondent, mais où elle est bien loin de se méprendre, en les jetant aussi confusément dans nous

Qui devait parsemer d’épines l’heureuse carrière où devait entrer Euphrasie ? Richesses, honneurs, beauté, naissance… Quels êtres assez méchants pourraient entraver les pas de madame de Gange dans cette route brillante de la vie ? Qui devait en faner les roses ? Qui pourrait être assez barbare pour courber sous le joug du malheur celle dont la seule étude était d’adoucir celui des autres, et qui plaçait avec tant de délicatesse, au rang de ses plus douces jouissances, celle de deviner l’infortune, ou pour la soulager ou pour la prévenir ? Qui donc pourrait désenchanter ainsi les illusions de l’existence dans l’âme aimante de la belle marquise ?… Ah ! ne nous pressons pas de l’apprendre : le crime est si cruel à peindre ; les couleurs dont un historien fidèle doit le nuancer sont à la fois si sombres et si lugubres qu’au lieu de l’offrir à nu, on préférerait souvent le laisser deviner ou se tracer lui-même, plus par les faits qui le constituent, que par les crayons dégoûtants dont on est forcé de le dessiner.

La marquise se leva un peu plus calme. On imagine bien qu’Alphonse s’était introduit chez elle, aussitôt qu’il en avait obtenu la permission. — Oh ! ma chère Euphrasie, s’écria-t-il en l’embrassant, qui t’a donc rendue si rêveuse hier soir ? Pourquoi tes larmes ont-elles coulé sur les premiers pas que tu fais dans ce château ? Est-il quelque chose qui te déplaise ici ? Cette solitude te paraît-elle trop profonde ? Ne t’inquiète pas, chère Euphrasie, nous y recevrons des parents, des amis ; j’ai deux frères que leurs devoirs éloignent, peut-être encore pour quelque temps, mais qui s’empresseront de te voir. Tous deux sont aimables et jeunes ; tous deux chercheront à te plaire, et nous finirons par égayer la retraite : des voisins, des amis viendront également ; et si tout cela ne te satisfait pas, Montpellier, Avignon, ne sont pas loin d’ici ; nous irons y chercher les plaisirs que te refuserait ce séjour.

— Mon cher Alphonse, répondit la marquise, cette habitation n’est-elle pas de mon choix ? les motifs qui me l’ont fait préférer sont-ils donc effacés de ta mémoire ? Tu le sais, cher époux, je n’ai cru à l’existence du bonheur que dans le local solitaire où je pourrais jouir de toi seul. Par quelle injustice m’accuses-tu donc d’avoir sitôt changé ? — Mais, cette inquiétude, ce chagrin… — Se dissipent aussitôt que je te revois… au point d’en oublier jusqu’à la cause. Et comment pourrais-je me la rappeler ? Elle est chimérique, Alphonse, je te l’assure : ce sont des idées qui voltigent au-dessus de nous… des idées qu’il est impossible de fixer, dont on peut encore moins se rendre compte, et qui ressemblent à ces feux follets dont on attendrait en vain de la lumière. Allons, mon ami, me voilà calme, parcourons ton château ; je brûle d’en connaître jusqu’aux moindres détours ; visitons le parc, les avenues ; je veux tout voir. Dis qu’on nous fasse dîner tard : cet exercice nous donnera de l’appétit.

Dès que la marquise fut prête, et que l’on eut déjeuné, suivis de quelques-uns de leurs vassaux, les deux époux commencèrent la tournée qu’ils s’étaient proposée.

Il est bon d’observer ici que, depuis dix-huit mois, le marquis, prévoyant le voyage de sa femme en Languedoc, avait fait préparer d’avance tout ce que nous allons essayer de peindre.

On entra d’abord dans la grande galerie du château, assez loin de la chambre où, comme nous l’avons dit, la marquise avait couché cette première nuit, pendant qu’on finissait d’arranger la sienne.

Là, les murs simplement ornés des portraits de la famille du marquis, laissaient dans une âme sensible des souvenirs bien autrement doux que ceux produits par les superfluités de la mode, qui, ne donnant que de bien faibles jouissances aux yeux, n’en font jamais naître une seule dans les cœurs.

— Messieurs, disait la marquise aux vassaux qui l’accompagnaient, si l’homme du jour dit avec. un sot orgueil à ceux qui viennent l’admirer : Regardez ces tableaux ; c’est l’École d’Athènes, c’est l’Amour enchaînant les Grâces, etc… moi, je me contenterai de vous dire, en vous embrassant : Chers amis, voilà mes aïeux ; je sais qu’ils rendirent heureux vos pères, et vous m’aimerez à cause d’eux.

Cette majestueuse galerie, simplement décorée, comme on vient de le voir, aboutissait, dans sa partie méridionale, à l’appartement destiné à madame de Gange ; par l’autre, à la chapelle du château… asile mystérieux, simplement éclairé par une coupole, et qui faisait naître, en jetant les yeux sur la pièce qui lui était opposée, l’idée consolante et juste que l’Être saint que venaient dans celle-ci révérer les mortels ne pouvait être qu’auprès de son plus bel ouvrage. Peu d’ornements, peu de reliques, mais l’effigie sacrée de ce Dieu bon, qui s’immola pour sauver les hommes, élevée au milieu de quatre candélabres d’argent entrelacés de vases de fleurs, l’image de sa mère au-dessus de lui. Et comment Alphonse s’y était-il pris, pour ranimer le culte de cette sainte femme dans l’âme de ceux qui assistaient au divin sacrifice ? Il avait envoyé de Paris le portrait d’Euphrasie, et c’était ce portrait, c’était celui de la mère des pauvres, que venaient adorer ceux qui croyaient y trouver celle d’une divinité.

Quand la pieuse madame de Gange s’aperçut de cette délicate supercherie, son âme douce et timorée en fit quelques reproches à son mari.

— Ah ! chère épouse, dit Alphonse, en la pressant sur son cœur, il me fallait le modèle de toutes les vertus ; qui voulais-tu donc que je peignisse ? Et Marie n’est-il pas un de tes noms, comme cette sainte femme un de tes modèles ?

L’appartement de madame de Gange, terminant l’autre bout de la galerie, quoique simplement décoré, était néanmoins le plus riche de la maison. Un meuble complet de soie vert et or, à la fois l’œuvre et l’hommage des bons habitants de Gange, voilait ces pierres antiques élevées depuis près de huit siècles. Le portrait d’Alphonse était négligemment posé sur une table. — Ah ! s’écria la marquise, en le saisissant avec transport, et le mettant au chevet de son lit, puisque tu places mon portrait dans l’endroit le plus saint de ta maison, laisse-moi décorer du tien ce temple heureux de notre hymen.

Quelques cabinets achevaient de donner à cet appartement toutes les aisances dont il était susceptible. Un d’eux servait de cage à l’escalier d’une tour où se conservaient les archives ; et le reste de la maison, l’une des plus vastes de la province, répondait à ce style d’architecture et de distribution gothique, si précieux aux âmes sombres et mélancoliques, pour qui les souvenirs sont des jouissances bien plus vraies que celles que procurent nos frivoles monuments modernes, où l’on n’aperçoit jamais que de l’inutile au lieu du nécessaire, de la fragilité au lieu du solide, et de l’indécence au lieu du bon goût.

On était alors au commencement de l’automne… de cette saison romantique, plus éloquente encore que le printemps, en ce qu’il semble que, dans celle-ci, la nature n’agisse que pour elle : c’est une coquette qui veut plaire, au lieu que c’est à nous qu’elle s’adresse dans celle-là : c’est une mère qui fait ses adieux à ses enfants, en les accompagnant de ses dons les plus doux. Cette manière touchante dont elle se dépare pour se faire regretter ; ces présents dont elle nous avertit de remplir nos fruitiers et nos magasins, en attendant qu’elle nous accorde de nouvelles faveurs ; tout, jusqu’à cette teinte pâle dont ses feuilles se couvrent pour nous annoncer le sort qui nous attend, jusqu’à ces soucis, ces pavots, dont elle remplace le muguet et la rose : tout, dis-je, est intéressant dans elle, tout est l’image de la vie, et pas un seul de ses procédés qui ne contienne une leçon pour l’homme.

Un très grand parc environnait le château de longues allées de tilleuls, de mûriers, de méliers, et de chênes verts partageaient en quatre petites forêts cet espace de deux cents arpents, où différentes espèces d’animaux se propageaient pour les plaisirs de la chasse.

L’un de ces vastes taillis paraissait néanmoins avoir une destination plus intéressante : un labyrinthe presque impénétrable s’y dessinait avec tant d’art qu’il semblait impossible d’en sortir, une fois qu’on s’y était engagé. Les bouquets de bois, en ombrageant les routes, n’étaient formés que de lilas, d’aubépine et de Chèvrefeuille, de rosiers et de mille autres arbustes, que peuplaient au printemps ces légers habitants de l’air, dont les chants mélodieux et doux plongent dans ces rêveries religieuses, où l’homme, tout entier à son Dieu, trouve, à la vue des miracles éternels qui l’entourent, de si doux motifs à son culte.

Lorsque, après de nombreux détours et des pas souvent inutiles, on parvient enfin au centre du labyrinthe, un sarcophage de marbre noir se présente aux yeux. — Voilà quelle sera notre dernière demeure, dit Alphonse à son Euphrasie ; c’est là, ma bonne et chère amie, où, pressés pour jamais dans les bras l’un de l’autre, les siècles s’écouleront sur nos têtes, sans nous atteindre ou nous entraîner… Cette idée t’afilige-t-elle, Euphrasie ? — Oh ! non, non, cher Alphonse, puisqu’elle éternise notre réunion, et que les routes épineuses de la vie à jamais fermées sous nos pas ne laisseront ouvertes à nos regards que celles où Dieu nous attend. Mais, si le ciel contrariait des projets aussi consolants… Oh ! mon ami, qui peut répondre de ses volontés ?… Celles de l’homme sont comme ces feuilles que tu vois emportées par les vents ; et cette puissance destructive qui nous ramènera là tôt ou tard, ne peut-elle pas également détruire les projets de réunion que nous osons former sans son aveu ?…

Et les deux époux continuèrent à examiner le monument.

Les attributs de ce mausolée étaient aussi simples que majestueux : sur un petit obélisque de granit couronnant son chevet, se lisait en lettres de bronze : Repos éternel de l’homme ; le spectre de la mort entrouvrait la pierre que semblaient retenir l’amour et l’hymen ; et on lisait sur cette pierre : Eternité, tu te développes, et c’est en Dieu que je te comprends.

Des cyprès et des saules pleureurs, en voilant ce tombeau de leurs ombres, y prêtaient encore plus de solennité. On eût dit que le balancement de leurs branches flexibles imitât le son des gémissements de ceux qui viendraient peut-être un jour pleurer sur cette tombe.

On reprit les routes du dédale, qui se confondaient si bien l’une dans l’autre que le sentier qui paraissait devoir dégager vous ramenait toujours au tombeau… Consolante image de notre déplorable existence, qui nous montre le terme où la méchanceté des hommes échouera contre la justice d’un Dieu qui nous arrache enfin à leur rage !

Quelques sentences paraissaient sur l’écorce des arbres. On lisait sur un sycomore : Voilà par quels détours on parvient au bout de sa carrière. Un mélèze offrait celle-ci : La nature nous conduit facilement au tombeau ; mais il n’appartient qu’à Dieu seul de nous en délivrer un jour. — Oh ! mon ami, dit Euphrasie, que ces sentences sont vraies ! que j’aime l’âme qui les a dictées ! — C’est celle où tu règnes, Euphrasie : comment les plus sublimes idées du créateur ne rempliraient-elles pas l’âme où se peint si bien ton image !

— Mon cher époux, dit la marquise, en se dégageant enfin du labyrinthe, je suis dans une situation difficile à peindre : cette imposante forêt, ces taillis variés qui l’embellissent, la solitude profonde dont on jouit dans cette vaste étendue de bois, l’absence de ces marbres arrondis par l’art, dont la main qui ne travaille plus interrompt la nature toujours en action, cette saison où tout se flétrit, l’astre qui paraît se voiler en cet instant, pour prêter au tableau une teinte encore plus auguste… Tout imprime à l’imagination cette sorte de terreur religieuse qui semble nous avertir que le véritable bonheur n’existe, hélas ! pour l’homme qu’au sein de ce Dieu dont tout ce qu’on admire est l’ouvrage.

  1. Nos lecteurs sont priés de ne pas oublier cette circonstance, aussi singulière que vraie.