La Marquise de Gange/Chapitre II

Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 32-50).



CHAPITRE II


Une partie de la noblesse des environs, et les principaux bourgeois de la ville de Gange s’étaient réunis au château, pour rendre hommage aux jeunes époux.

Celle qui venait d’obtenir tous les suffrages de la cour n’eut pas de peine à mériter ceux de la province. Chacun admira sa beauté, sa douceur, l’extrême facilité avec laquelle elle s’exprimait, et surtout cet art si précieux et si rare avec lequel elle adressait à chacun tout ce qui peut l’intéresser ou flatter son amour-propre.

Le véritable esprit de la société est de faire valoir celui des autres ; et, comme on n’y parvient qu’en se sacrifiant soi-même, bien peu de gens dans le monde se sentent capables de cet effort.

Monsieur de Gange fut trouvé l’homme le plus heureux de posséder une telle femme, et plus on le lui faisait sentir, plus la jeune marquise semblait ne rapporter qu’à son époux les éloges qu’on lui prodiguait.

Madame de Gange, au fait des motifs qui empêchaient sa mère de se trouver à ce premier voyage, en parut plus affligée que surprise. — À l’égard de mes beaux-frères, dit-elle au cercle qui l’entourait, l’un d’eux (abbé) ne tardera sûrement pas à venir. Pour le chevalier, forcé d’être à son corps dans ces moments de trouble[1], il me fera peut-être attendre encore quelque temps le plaisir de faire connaissance avec lui.

Monsieur de Gange retint quelques personnes, et l’on se mit à table.

La marquise, un peu plus à l’aise, ne put dissimuler les tristes impressions de sa promenade du matin. On la questionna, elle ne dit mot ; on l’égaya, elle se rendit ; et les premiers huit jours se passèrent en visites réciproques.

L’hiver approchait ; une société plus intime et moins étendue se rassembla, à dessein de passer une partie de la mauvaise saison au château.

Ce n’est pas toujours dans le tourbillon des villes que se trouvent les véritables jouissances de la vie. L’homme du monde, uniquement occupé de son existence, ne cherche qu’à reverser sur lui seul toutes les portions de bonheur qu’il peut saisir sur ce qui l’entoure. Il est égoïste par nécessité : pourquoi chercherait-il à adopter les vertus qui doivent plaire ? A-t-il le temps de les étudier ? A-t-il celui de les pratiquer ? Leur seule apparence ne suffit ; on ne lui en saurait pas plus de gré : s’il s’avisait d’en offrir davantage, il passerait bientôt pour un homme lourd, ennuyeux.

Vivant dans un cercle plus étroit, et par conséquent vu de plus près, il doit absolument mettre tout en usage pour réussir. Le microscope est dirigé sur lui ; rien n’échappe ; on voit par ce moyen jusqu’aux plus secrets replis de son cœur. Ce n’est plus ni de la fausseté, ni de l’art qu’on exige de lui ; c’est de la franchise, c’est de la vérité, parce qu’il n’en imposera pas longtemps. S’il trompe, il est trop près pour qu’on se contente avec lui des faux dehors de la vertu ; et si, réellement elle n’existe pas dans son âme, on se presse d’éloigner de soi quelqu’un qui, dès le premier jour, en gangrenant toute la société, ne pourrait plus devenir que nuisible à chacun des membres qui la composent.

Monsieur et madame de Gange eurent donc soin, autant qu’ils le purent, de ne réunir autour d’eux que des personnes qui leur convinssent ; et, pour mettre nos lecteurs au fait, nous allons dire un mot de chacun des personnages qu’ils adoptèrent.

Madame de Roquefeuille, possédant des biens dans les environs de Montpellier, était venue voir les jeunes époux, en raison de ses anciennes liaisons avec le père du mari. C’était une femme d’environ cinquante ans, d’un esprit doux, agréable, et ayant parfaitement conservé le ton de l’ancienne cour, où elle avait passé sa jeunesse. Mademoiselle Ambroisine de Roquefeuille, sa fille, était avec elle. Dix-huit ans, une jolie figure, beaucoup plus de candeur et de naïveté que d’esprit, mais possédant d’ailleurs tout ce qui peut plaire en société.

Le comte de Villefranche, âgé d’environ vingt-trois ans, comme ami du chevalier de Gange, dans le régiment duquel il était, en venant donner au marquis des nouvelles de son frère, avait été invité par lui à passer son quartier d’hiver au château, et le comte, très partisan des jolies femmes, se garda bien de refuser ce qui pouvait le rapprocher de l’aimable belle-sœur de son ami. Villefranche avait une figure agréable, mais une douceur, une bonté de caractère, qui ne le plaçaient pas toujours en première ligne près de ceux qui veulent dominer.

Un bon récollet, revêtu de toute la confiance de son ordre, ancien chapelain de la maison, était admis, à cause de ses excellentes qualités, à partager les peines et les plaisirs du château ; et certes, il en était digne à tous égards.

Le père Eusèbe, si loin des défauts de sa robe, si rapproché des sublimes vertus de l’Évangile, homme instruit, bon directeur, prédicateur éloquent, méritait, comme nous venons de le dire, d’être reçu dans la meilleure compagnie. Il avait près de soixante ans, une de ces figures respectables, emblème certain de la sérénité de son âme : n’ayant jamais pensé ni dit du mal de personne, atténuant presque toujours les torts qu’on croyait trouver dans les autres, n’ayant de ses jours fait couler une larme, mais en ayant essuyé beaucoup, ami des plaisirs honnêtes, s’y prêtant avec amabilité, conciliant toutes les querelles, consolant tous les malheureux, n’ayant à lui que son cœur, qu’il appelait le patrimoine des pauvres ; nul enthousiasme, mais une foi pure ; aimant sa religion, parce qu’il la trouvait belle, détestant tous les abus qu’elle avait fait naître parmi des hommes qui, sans doute, la connaissaient bien peu, puisqu’ils la pratiquaient aussi mal, et n’attribuant qu’à leur aveuglement des désordres inséparables de l’humanité, mais toujours éloignés du Dieu saint, qui n’en voulait que les vertus.

On présume aisément qu’avec un tel caractère, Eusèbe devait être précieux à ses hôtes ; et voilà ce qui le rendait aussi sincèrement, et l’ami de tous les honnêtes gens, et le guide éclairé de la vertueuse Euphrasie.

De tels hommes sont rares dans le monde ; il faut les rechercher, les chérir quand on les rencontre, et surtout ne point calomnier la religion parce que tous ses ministres ne sont pas faits comme celui-ci. Une telle injustice ressemblerait à celle d’un homme qui condamnerait tous les livres au feu, parce qu’un tiers de ceux que nous possédons ne méritent seulement pas d’être ouverts.

Si la religion est le plus respectable des freins, ses ministres doivent être les plus respectés des hommes, et leurs torts, s’ils en ont, doivent être excusés par ceux qui reconnaissent le même Dieu que ceux-là servent.

Victor était un vieux valet de chambre de la maison, dont nous ne parlerions pas, sans son ancien attachement pour ses maîtres, et sans le rôle que nous lui verrons peut-être jouer dans la suite.

À cela près des personnages principaux de cette déplorable histoire, et qui ne peindra que trop le récit des malheurs dans le détail desquels nous allons entrer, tels étaient les acteurs qui vont préalablement occuper la scène.

Puissent nos lecteurs, un peu rassurés par les vertus que nous laissons entrevoir, nous suivre maintenant, sans autant d’effroi, dans le détail des événements sinistres que nous devons dévoiler !

On venait de se rassembler dans le grand salon, qu’éclairait un lustre garni de bougies ; une partie d’hombre occupait monsieur et madame de Gange, madame de Roquefeuille, et le comte de Villefranche. Le père Eusèbe, au coin de l’antique foyer de cette salle, éclaircissait un point de doctrine à mademoiselle de Roquefeuille. Six heures sonnaient au donjon du château, lorsqu’un grand bruit extérieur annonça l’arrivée d’un nouvel hôte. Les deux battants roulent avec fracas sur leurs gonds épais ; Victor annonce monsieur l’abbé de Gange, qui n’a point encore paru chez son frère. — Quelle surprise ! s’écria le marquis, en serrant l’abbé dans ses bras ; enfin, mon cher Théodore, tu te rappelles donc qu’il existe un frère qui n’a jamais cessé de t’aimer ? — Peux-tu me croire capable de t’avoir oublié, répond le jeune clerc, âgé de vingt-deux ans, que les ordres n’enchaînaient point encore, et qu’une figure, quoique assez jolie, semblait destiner plutôt au culte de Mars qu’à celui des autels. Oh ! non, mon cher Alphonse, je n’ai point oublié un frère tel que toi, encore moins les devoirs que m’impose auprès d’une sœur la civilité dont je fis toujours profession. N’ayant jamais eu l’honneur de la voir, mes délais deviennent bien plus coupables, et je serais indigne de pardon, sans les nombreuses affaires qui me retiennent à Avignon depuis trois ans, éloigné de tout ce que je dois avoir de plus cher… Et ces mots ne s’étaient pas prononcés, sans que les regards de Théodore ne se fussent portés avec autant d’embarras que de surprise sur ceux de son aimable sœur.

— J’avais un portrait de madame, poursuivit l’abbé, en reportant ses yeux avec ardeur une seconde fois sur Euphrasie, un portrait, cher Alphonse, que ton amitié m’envoya de Paris vers les commencements de ton mariage ; mais quelle différence et que de reproches on doit à l’artiste ! Oh ! mon frère, tu n’avais pas guidé le pinceau ; et Théodore, après avoir embrassé sa belle-sœur, supplia tout le monde de se rasseoir.

Les premiers moments se passèrent en nouvelles. Celles du rappel de Charles II par la nation anglaise, son rétablissement sur le trône de ses ancêtres, l’augmentation du pouvoir de Mazarin, que le parlement eut la bassesse de haranguer lors de sa rentrée dans Paris, et plusieurs autres faits moins intéressants, qui occupaient alors la cour et la ville, devinrent la matière de la conversation, jusqu’à l’heure du souper.

Le marquis plaça avec plaisir son frère entre mademoiselle de Roquefeuille et madame de Gange ; et la plus franche gaieté parut animer le repas.

Qu’on nous permette de profiter du moment qu’il remplit, pour esquisser à grands traits le nouveau personnage qui nous arrive.

L’usage et quelques arrangements de fortune avaient fait prendre à Théodore le costume d’un état dont les sentiments étaient loin de son cœur. L’abbé de Gange n’attendait qu’une occasion pour jeter le froc aux orties, et sa légitime, quoique médiocre, d’après les lois du pays, qui donnaient tout à l’aîné, lui permettait pourtant, en raison de la noblesse du partage qu’avait fait son frère, d’aspirer à quelque mariage avantageux ; mais cet état, un des plus sages et des plus utiles à la société, convenait peu à un jeune homme aussi dépravé que Théodore. Et celui qui ne désire des femmes que pour les tromper, qui ne les aime que pour les avoir, qui ne les a que pour les trahir, et qui les méprise dès qu’elles cessent de lui plaire ; qui n’a rien de sacré quand il s’agit de les séduire, et qui n’y parvient que pour les déshonorer ; celui-là, dis-je, sentira-t-il le bonheur d’en prendre une vertueuse, une qui puisse fixer l’irrégularité de ses désirs, et mettre à la place de cette honteuse frivolité la douceur des liens qui captivent, quand ils sont tissés par l’hymen ? Cela est impossible sans doute, et dans cette certitude, nous admettrons que, sans jamais être heureux lui-même, l’abbé de Gange fera bien des malheureuses. Puisse au moins préserver d’un tel sort celle qui lui appartient d’aussi près dans cette maison ! désirons-le, mais ne nous en flattons pas, nous serions trop tôt désabusés.

Il y avait au château, depuis plusieurs années, un certain abbé Perret, que, par la confiance qu’il inspirait comme vicaire de la paroisse, le père du marquis de Gange avait établi pour soigner le château, et y demeurer en qualité de concierge[2]. Cet homme, âgé d’environ quarante-cinq ans, ayant beaucoup vu le jeune Théodore autrefois[3], avait obtenu de lui les mêmes sentiments que lui avait accordés le feu comte ; à cette différence, cependant, que le vice était ici l’élément de cette liaison. Confident des désordres du jeune homme, l’abbé Perret, qui les servait, s’était acquis sur l’esprit de Théodore une sorte de droit qui ne rendait cette association que beaucoup plus dangereuse ; et comme en ce moment tous deux avaient envie de se parler, sur un signe de Théodore, dès qu’on est hors de table, Perret s’empare des bougies, pour éclairer son protecteur dans son appartement, et s’y enfermer avec lui.

— Mon ami, dit Théodore à son confident, dès qu’ils furent seuls, dis-moi si tu supposes qu’il puisse exister au monde une femme plus accomplie que celle de mon frère ? Le sort qui m’eût peut-être donné cette femme, si je me fus trouvé l’aîné, fait naître en moi bien des repentirs de n’avoir pas précédé Alphonse de quelques années dans le monde… Quelle différence de bonheur ! Au surplus, mon cher Perret, il n’est pas bien certain que celui que nous promettent les femmes se trouve dans le mariage, et je ne sais s’il ne vaut pas tout autant en troubler trois ou quatre que d’en conclure un seul. — Assurément, monsieur l’abbé, cela vaudrait mieux, dit Perret ; mais les choses sont faites, nous ne pourrons pas les déranger. — Non, mais les bouleverser, je le puis. — Oh ! vous ne le ferez pas ; monsieur votre frère est si aimable ! il aime sa femme de si bonne foi ! — Et crois-tu qu’il en soit aimé ? — Beaucoup ; ils ne se quittent jamais ; leurs plus divins moments sont ceux qu’ils passent ensemble. Si madame désire quelque chose, monsieur la lui donne à l’instant. Ce sont des soins si tendres, des attentions si prévenantes !… N’importe, monsieur l’abbé, si vous supposez que mes soins vous soient utiles, à l’instant mes batteries seront dressées ; soyez sûr du zèle de Perret. — Mon ami, répondit Théodore, je crois la conquête difficile ; Ambroisine de Roquefeuille, à côté de qui je soupais, balance un peu les impressions produites par madame de Gange ; mais là il faudrait épouser, et tu sais que je ne me soucie nullement de m’enchaîner. Près d’Euphrasie, c’est bien meilleur ; il ne faut que troubler, déranger ; et cela s’accorde merveilleusement avec la dose de perversité dont il a plu à la nature de composer mon organisation. Et puis, ne penses-tu pas comme moi, qu’Euphrasie, quoique un peu plus âgée, ne vaille cent fois mieux que la petite Ambroisine ? je préfère les femmes qui parlent à l’imagination à celles qui ne s’adressent qu’aux sens. — Oui, mais une belle-sœur ! — Mon ami, je conçois tout cela ; un frère que j’estime, que j’aime, qui, quoique mon aîné, m’a si favorablement traité dans le partage ; de la reconnaissance à froisser ; des liens conjugaux à rompre… une femme honnête à séduire… Tout cela me contient, je l’avoue ; mais tu ne te doutes pas, cher Perret, des freins que peut briser un seul rayon des yeux d’Euphrasie : c’est celui de l’astre du jour fondant les glaces du Caucase. Sais-tu que, quand elle était à la cour, elle balança quelques instants la violente passion que le roi ressentit pour la belle Mancini, nièce du cardinal Mazarin ? — Oui, monsieur, je sais tout cela, et n’en suis point surpris : Euphrasie était digne d’un roi, et quand vous le voudrez, monsieur, vous l’emporterez sur les rois. — Non, non, je me contiendrai, je ferai tout pour être vertueux, jusqu’à quitter cette maison s’il le faut ; mais si mes efforts me trahissent… si l’amour l’emporte, tu conviendras que ce ne sera plus ma faute : il est plus fort que la raison ; et de malheureux êtres, aussi faibles que nous, ne doivent-ils pas céder au poids dominant qui les entraîne, comme le roseau sous l’aquilon qui l’agite ?

Perret, que l’abbé comblait de grâces et de gratifications, trouvait trop à gagner à ces raisonnements pervers, pour oser les combattre ; il se tut, et l’on se coucha.

Pendant quinze jours, tout ce que le voisinage et le château pouvaient offrir de distractions fut prodigué à l’abbé de Gange, pour le consoler des ennuis de la vie champêtre. Il y eut des repas, des bals, des parties de chasse dans le parc, des promenades sur les bords de l’Aude, rien ne fut oublié ; mais rien aussi n’apaisa les dangereuses impressions qu’Euphrasie faisait sur Théodore ; et, comme le jeune abbé voulait étouffer sa flamme, elle n’en devint que plus active, et il sentit bientôt l’impossibilité de résister à la main qui le replongeait dans l’abîme, Ses efforts étaient-ils bien réels ? Ne fait-on pas tout ce qu’on veut, quand on le veut bien ? Tel qui, en succombant, s’excuse sur la fatalité de son étoile n’est autre qu’un être faible, qui n’a pas le courage de la fixer.

— Oh ! mon ami, dit un jour Euphrasie à son époux, lorsqu’un peu de calme eut remplacé le tumulte des amusements, je ne sais si je me trompe, mais je suppose une grande différence entre ton frère et toi. Que je suis loin de lui croire cette bonté, cette douceur qui te caractérisent ! J’admets quelques vertus en lui ; mais elles n’éclatent pas dans son âme comme celles qui remplissent la tienne ; et tandis qu’il suffit de te voir pour t’aimer, je trouve qu’il lui faut beaucoup de soins pour essayer de l’être. — Je n’attribue qu’à ta tendresse pour moi ce que tu me dis, EuphraSie ; mais l’abbé est aimable, il est rempli d’esprit, et tu l’aimeras d’autant plus que tu le connaîtras davantage. — Oh ! mon ami, ne lui sulfit-il donc pas de ses liens avec toi pour que je m’y attache : mais je persiste à dire qu’il ne te vaut pas. — Tu aimeras peut-être mieux le chevalier, dit Alphonse ; ses devoirs le retiennent encore à Nice, où il est en garnison ; mais il nous reviendra, et j’espère que, réunis tous les quatre, nous passerons bientôt quelques années heureuses. — Ah ! si ma société te suffit, la tienne est tout ce qu’il faut à mon bonheur : c’est toi seul qui me rendras heureuse, et jamais ceux dont tu t’entoureras.

En ce moment, madame de Roquefeuille vint interrompre cette conversation, pour engager à aller entendre prêcher à la paroisse de Gange, le père Eusèbe, qu’elle n’avait pas encore entendu. Tous les habitants du château s’y rendirent. Le texte d’Eusèbe était l’amour divin. Quelle chaleur mit ce bon religieux dans son discours ! Comme il adressait à l’âme tout ce qui devait porter l’être créé à l’amour de son créateur ! et comme il entraînait tous les cœurs au culte de cet être divin à qui nous devons tout ! C’était par les merveilles de la création qu’il ramenait l’homme à la reconnaissance qu’il doit au Dieu qui le fait jouir de toutes ses beautés. Il les peignait sans les exalter ; il les montrait, et l’on adorait. S’agissait-il de l’incrédule, il en niait jusqu’à l’existence : « Il ne sent donc pas, s’il ne croit point ; il est donc aveugle, s’il méconnaît son Dieu. Le sentiment et l’amour doivent être la même chose dans une âme sensible, s’écriait Eusèbe ; ô cœurs ingrats ! pouvez-vous nier l’existence du Dieu que je vous offre, puisque sa main seule vous préserve encore au milieu des malheurs où votre endurcissement vous plonge ? À qui devez-vous de n’être pas écrasés par ceux que vos maximes corrompent ? À lui seul ; et vous le niez ! Il vous tend une main secourable, et vous le repoussez ! Je ne vous parlerai pas de sa colère… Vous la méritez trop pour que je vous en effraie : non, je ne veux vous rappeler que ses bontés. Pressez-vous d’entendre la voix de sa clémence, et ses bras vous seront toujours ouverts. »

Il y a beaucoup de protestants à Gange ; sur la réputation d’Eusèbe, plusieurs étaient venus l’entendre. Ils furent aussi attendris que les catholiques : l’amour de Dieu est de tous les temps, de tous les lieux, de toutes les religions ; c’est un point de contact où se réunissent tous les hommes, parce que tout être qui jouit de sa raison doit nécessairement un culte et des tributs de reconnaissance à celui de qui il tient la vie. Toutes les vertus découlent de l’admission sincère de ce système, disposant l’âme à cette sensibilité qui devient le foyer de toutes. Il n’y a que le cœur de l’athée qui soit vide, et qui dès lors, ne pouvant admettre aucune vertu, s’ouvre naturellement à des vices dont il méconnaît le vengeur.

On ne s’occupa pendant tout le dîner que de l’effet produit par le sermon d’Eusèbe ; et on le fit d’autant plus à l’aise que le bon récollet, dînant chez le curé, n’avait point à s’alarmer des éloges qu’on lui prodiguait.

Le seul abbé de Gange fut assez froid sur cette matière. Il est des choses si naturelles et si simples, disait-il, que je suis toujours étonné qu’on en fasse le texte d’un sermon. Prêcher l’existence de Dieu, c’est supposer qu’il y ait des gens qui ne croient pas en lui ; et je n’imagine pas qu’il puisse en être un seul. — Je ne suis pas de votre avis, dit madame de Roquefeuille ; peu se déclarent, je le sais, mais je crois qu’il en existe beaucoup, et je regarderai toujours comme tels tous ceux qu’entraînent leurs passions. S’ils croyaient en Dieu, se livreraient-ils à ce qui l’offense ? — Et n’y a-t-il pas des lois, dit l’abbé, qui retiennent ceux que la crainte de Dieu n’arrête pas ? — Elles sont insuffisantes, reprit madame de Roquefeuille : il est facile de les éluder ! Il est tant de crimes secrets qu’elles n’atteignent pas, et l’homme puissant les brave avec tant d’audace ! Comment le faible ne frémira-t-il pas de la puissance du fort, s’il n’a pour consolation l’idée qu’un Dieu juste le vengera tôt ou tard de l’importunité de son persécuteur ? Que dit le pauvre, quand on le dépouille ? Que dit l’infortuné quand on l’écrase ? Eh ! s’écrient l’un et l’autre, en versant des larmes qu’essuie promptement la main de l’espoir, il sera jugé comme moi, celui qui me tyrannise ; nous paraîtrons ensemble au tribunal de l’Eternel, et c’est là que je serai vengé. N’enlevez pas au moins cette consolation au malheur ; hélas ! c’est la seule qui lui reste, quelle barbarie de la lui ravir !

Les beaux yeux d’Euphrasie, d’accord avec la bonté de son cœur, approuvaient tout ce que disait madame de Roquefeuille ; mais Théodore, distrait, cherchait à faire prendre à la conversation un tour un peu moins sérieux ; il y parvint, et l’on sortit de table.

Tels étaient à peu près les entretiens, les amusements, les occupations du château de Gange, quand les frimas de l’hiver firent place aux douceurs du printemps. L’état du cœur de Théodore était toujours le même, et il se décidait enfin à s’arracher d’une maison beaucoup trop dangereuse pour lui, quand une conversation qu’il eut avec le perfide Perret vint ranimer en lui l’espoir d’un triomphe sur lequel il ne comptait plus.

— Mon ami, dit-il à ce dangereux confident, voilà l’hiver passé, et je suis toujours au même point : les roses me retrouvent où m’avaient laissé les soucis ; tout se ranime sous nos yeux, et mon cœur seul, dépourvu d’aliment, se refuse à la régénération universelle. Mêmes tourments, mêmes angoisses, mêmes désirs, même impuissance ; et pourquoi donc tout est-il mort en moi, quand tout renaît dans la nature ? Plus je vois Euphrasie, plus je l’adore, et moins j’ose lui exprimer ce qu’elle me fait sentir avec tant de force. Ce que j’éprouve est fort singulier, mon ami : je ne me sens pas le courage de lui exprimer mon amour, et je me sens tout celui qu’il faut pour la contraindre à le partager… Est-ce embarras, est-ce perversité ? Dis-moi cela, mon cher Perret. — Ma foi, monsieur l’abbé, répondit celui-ci, je ne suis pas assez savant pour vous expliquer ce mystère. Je conçois bien que cet air de pudeur et de sagesse répandu dans toute la personne d’Euphrasie doit vous en imposer un peu ; mais alors, au lieu de filer le sentiment, il me semble qu’il faudrait le brusquer ; et, puisque vous vous en sentez la force, allez en avant, croyez-moi, monsieur, ne ménagez rien. — Tu ne sais pas ce que j’imagine ? — Non, mais de quelque nature que cela soit, soyez certain de trouver en moi un homme aussi fidèle que sûr. — J’y compte. — Expliquez-vous donc, monsieur l’abbé. — Il faut réveiller ces deux âmes qu’engourdit le bonheur ; en devenant moins heureux, ils seront plus souples l’un et l’autre ; et la jalousie, que je prétends allumer dans eux, en aigrissant ou refroidissant le mari, doit infailliblement m’amener l’épouse. — Je doute que cela réussisse, monsieur ; ils sont tous deux si sûrs de leurs sentiments ! — Parce qu’ils n’ont point encore été éprouvés. Tendons-leur des pièges, ils s’y prendront ; et tu verras, Perret, quelles seront les suites de mon projet. Ce sera dans mon sein que se répandront les larmes que je ferai couler, et tu seras content, je me flatte, de la manière dont je les essuierai. — Et votre sagesse, votre crainte de blesser la reconnaissance, ce dessein formel de fuir plutôt que de succomber ?

— Eh ! comment veux-tu qu’on pense à la sagesse, quand on est entraîné par le délire ? — Agissons, agissons, monsieur, et vous verrez si je manquerai de chaleur, quand il sera question de vous servir.

Suivons maintenant ce fourbe dans ses opérations : il vaut mieux présenter ce qu’il fait que raconter ce qu’il dit : l’un sera plus intéressant que l’autre.

  1. Il s’agit de ceux de la minorité de Louis XIV.
  2. Il n’était pas rare en ces temps-là que les seigneurs confiassent le soin intérieur de leurs châteaux à des prêtres secondaires de la paroisse de leurs terres, lorsqu’ils leur reconnaissaient quelques talents.
  3. Il paraît qu’il avait été aussi précepteur du marquis de Gange.