Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 80-102).
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CHAPITRE IV.

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Plusieurs semaines s’écoulèrent durant lesquelles la famille fut divisée en différens partis sur l’issue de cette singulière aventure.

Le commandant reçut du général Krakolof, oncle du jeune comte, une lettre fort polie ; le comte lui-même écrivit de Naples ; les informations que l’on recueillit sur son compte parlèrent toutes à son avantage ; enfin l’on regardait déjà le mariage comme fait, lorsque l’indisposition de la marquise reparut avec plus de force qu’auparavant.

Elle remarqua un changement considérable dans toute sa personne. Se confiant avec une entière franchise à sa mère, elle lui dit qu’elle ne savait que penser de son état. Sa mère, qui craignait que de si étranges symptômes ne menaçassent la santé de sa fille, lui conseilla de consulter un médecin. Mais la marquise, pensant que son tempérament serait assez fort pour résister, laissa encore passer plusieurs jours sans suivre les conseils de sa mère, jusqu’à ce que ces symptômes se reproduisant sans cesse et de la manière la plus extraordinaire, la jetèrent dans une vive angoisse. Elle fit appeler un médecin qui avait toute la confiance de son père, le fit asseoir sur le sopha auprès d’elle, en l’absence de sa mère, et, après une courte introduction, lui avoua, en plaisantant, ce qu’elle pensait de son état. Le médecin jeta sur elle un regard scrutateur ; il se tut, puis, après avoir terminé son examen, il répondit avec un air très-sérieux :

« Vous ne vous trompez pas, madame la marquise.

— Comment l’entendez-vous ? interrompit-elle.

— Vous êtes, reprit le médecin en souriant, dans une parfaite santé, vous n’avez pas besoin des secours de mon art. »

La marquise, saisissant la sonnette et jetant sur le docteur un coup d’œil courroucé, le pria de sortir, en ajoutant à demi voix qu’elle ne se souciait point de plaisanter avec lui sur un pareil sujet.

Le docteur répondit : « Je désire que jamais on ne se soit joué de vous plus qu’aujourd’hui ; » puis prenant son chapeau et sa canne, il voulut se retirer.

« J’instruirai mon père de cette conduite, lui dit la marquise.

— Comme vous le voudrez, reprit le docteur ; je vous ai dit ce que je pense, et j’en ferais le serment si cela était nécessaire ; » et il ouvrit la porte pour quitter la chambre. Tandis qu’il ramassait son mouchoir de poche qui était tombé par terre, la marquise lui demanda encore :

« Mais la possibilité d’une telle chose ?

— Je ne crois pas nécessaire de vous expliquer les premiers principes de cette affaire, » répondit le médecin en sortant.

La marquise demeura comme frappée de la foudre. Elle s’emporta et voulut courir se plaindre à son père ; mais le sérieux extraordinaire du docteur, dont elle se croyait offensée, lui glaçait toutes les veines. Elle se jeta, dans le plus grand trouble, sur son sopha. Mécontente d’elle-même, elle passa en revue tous les instans de l’année écoulée, et finit par se croire folle en arrivant vainement au dernier. Sa mère entra tandis qu’elle était encore dans cette terrible agitation.

« Pourquoi ce trouble, ma chère enfant ? » lui demanda-t-elle. La marquise lui raconta ce que le médecin venait de lui dire.

« C’est un indigne polisson ! s’écria madame de Géri. Il faut instruire sur-le-champ ton père de sa conduite.

— Mais, ma mère, c’est avec le plus grand sérieux qu’il m’a dit cela ; et il paraissait bien résolu à renouveler son assertion devant mon père.

— Et peux-tu croire à la possibilité d’un pareil état ? s’écria sa mère effrayée.

— Je croirais plutôt que les tombeaux peuvent porter des fruits, et qu’un enfant peut naître dans le sein d’un cadavre.

— Eh bien alors, chère enfant, pourquoi te tourmenter ? Si ta conscience est pure, comment peux-tu t’inquiéter du jugement d’autrui ? fût-ce même le résultat d’une consultation de toute la faculté. Que ce soit erreur ou méchanceté de sa part, que t’importe ? Mais il est nécessaire que ton père en soit instruit.

— Ô mon Dieu ! dit la marquise avec un mouvement convulsif, comment pourrais-je ne pas me tourmenter ? N’ai-je pas en moi un sentiment intime qui m’est bien connu et qui dépose contre moi-même ? Si toute autre me disait être dans l’état où je me sens, ne la jugerais-je pas telle que je me juge ?

— C’est horrible ! s’écria sa mère.

— Méchanceté ! erreur ! reprit la marquise. Et pourquoi cet homme, qui jusqu’à ce jour nous a paru digne de toute notre confiance, voudrait-il me traiter d’une manière aussi infâme ? Quel motif pourrait l’y porter ? Moi qui ne l’ai jamais offensé ! qui l’ai reçu avec confiance, et avec l’idée de lui devoir bientôt de la reconnaissance ! Et s’il fallait choisir, serait-il possible qu’un médecin, quelque médiocre qu’il fût, tombât dans une pareille erreur ?

— Cependant, dit madame de Géri impatientée, il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.

— Oui, reprit la marquise en lui baisant les mains, tandis qu’un vif incarnat couvrait ses joues ; oui, bonne mère, il le faut : quoique les circonstances soient si extraordinaires, qu’il m’est permis de douter. Je jure que ma conscience est aussi pure que celle de mes enfans ; la vôtre ne peut être plus pure, plus digne d’estime. Cependant je vous prie de faire appeler une sage-femme, afin que je m’assure de la vérité et que je puisse être tranquille sur les suites.

— Une sage-femme ! s’écria madame de Géri avec indignation. Une conscience pure, et une sage-femme ! » Elle n’en put dire davantage.

« Une sage-femme, ma digne mère, répéta la marquise, en se mettant à genoux devant elle, et cela dans l’instant même, si vous ne voulez pas me voir devenir folle.

— Oh ! très-volontiers, reprit la mère ; seulement je te prie de ne pas accoucher dans ma maison. »

Et, en disant ces mots, elle se leva pour sortir. La marquise la suivit en tendant ses bras, tomba la face contre terre, et embrassa ses genoux.

« Si une vie irréprochable, s’écria-t-elle avec l’accent de la douleur, une vie consacrée à vous plaire, me donne quelques droits sur votre estime ; si seulement un sentiment d’amour maternel parle encore pour moi dans votre cœur, ne m’abandonnez pas dans cet instant affreux !

— Qu’est-ce donc qui te trouble ainsi ? lui demanda sa mère. N’est-ce que les discours du docteur ? n’est-ce que le sentiment de ton malaise ?

— Ce n’est que cela, ma mère, reprit la marquise en plaçant ses mains sur sa poitrine.

— Absolument que cela, Juliette ? continua sa mère. Réfléchis bien : une faute, quelque douleur qu’elle me causât, peut et doit se pardonner ; mais si, pour éviter une réprimande de ta mère, tu pouvais inventer un conte sur les bouleversemens de l’ordre naturel, et te jouer des sermons les plus sacrés pour le persuader à mon cœur trop crédule, ce serait indigne, et je ne voudrais plus te revoir.

— Puisse l’empire des bienheureux s’ouvrir un jour à moi comme mon âme s’ouvre à la vôtre ! Je ne vous ai rien caché, ma mère. »

Cette exclamation, faite avec désespoir, ébranla madame de Géri.

« Ô ciel ! s’écria-t-elle, ma chère enfant ! comme tu m’attendris ! » Elle la releva, l’embrassa, la serra contre son sein. « Qu’as-tu à craindre ? Viens, tu es bien malade. » Elle voulut la faire mettre au lit ; mais la marquise, dont les larmes abondantes se frayaient un libre passage, assura qu’elle était très-bien, et qu’elle ne sentait aucun mal, si ce n’était cet état étrange et inconcevable.

« Un état étrange ! Mais quel est-il donc ? Puisque ta conscience est si sûre du passé, quelle frayeur frénétique s’empare de toi ? Un sentiment intérieur, encore indéterminé, ne peut-il te tromper ?

— Non, non, il ne me trompe pas, et si voulez faire appeler une sage-femme, vous verrez que l’infamie n’est que trop vraie.

— Viens, ma chère fille, dit madame de Géri, qui commençait à craindre que sa raison ne s’altérât, viens, suis-moi, et mets-toi au lit. Pourquoi penses-tu à ce que t’a dit le médecin ? Comme ton visage est brûlant ! Comme tous tes membres tremblent ! Qu’est-ce donc que t’a dit le médecin ? » Et elle entraînait avec elle la marquise, qui recommençait le récit de la visite du docteur.

« Bonne, digne mère ! je suis dans mon bon sens ; » et elle s’efforçait de sourire. « Le médecin m’a dit que j’étais enceinte. Fais appeler la sage-femme, et sitôt qu’elle nous aura dit que cela n’est pas vrai, je serai tranquille.

— Bien ! bien ! repartit madame de Géri en réprimant son agitation : elle viendra ; il faut qu’elle se moque de toi, et te dise que tu es une folle, agitée de songes trompeurs. » Puis, tirant la sonnette, elle envoya un de ses gens chercher la sage-femme.

La marquise était encore entre les bras de sa mère lorsque cette femme parut. Madame de Géri lui expliqua le mal que ressentait sa fille. La marquise jura qu’elle avait toujours respecté la vertu, et que cependant elle était pénétrée d’un sentiment inconcevable qui la forçait de recourir à une femme de l’art. La sage-femme, tandis qu’elle l’entretenait ainsi, parlait de la bouillante jeunesse et de la perfidie du monde.

« J’ai déjà, assurait-elle, été appelée dans plus d’une circonstance semblable ; les jeunes veuves, qui se trouvaient dans le même état que vous, prétendaient toutes avoir vécu sur des îles désertes. Mais calmez-vous ; le corsaire impitoyable qui a profité sans doute de l’obscurité d’une nuit sombre se trouvera bientôt. »

À ces mots, la marquise perdit connaissance. Madame de Géri, qui ne put résister à ses sentimens maternels, lui prodigua des secours pour la rappeler à la vie. Mais l’indignation prévalut lorsqu’elle eut repris ses sens.

« Juliette ! s’écria-t-elle avec la douleur la plus vive, veux-tu bien tout m’avouer ; veux-tu me nommer le père ? » Et ses traits annonçaient l’envie de pardonner. Mais lorsque la marquise lui répondit qu’elle en deviendrait folle, sa mère, se levant, s’écria :

« Va ! va ! tu es indigne de toute pitié. Maudite soit l’heure où je t’enfantai ! » Et elle quitta la chambre.

La marquise, qui eût voulu encore une fois ne plus voir le jour, entraîna la sage-femme à côté d’elle, et, tremblante, cacha sa tête sur son sein. « Quelles sont les voies de la nature ? lui demanda-t-elle d’une voix entrecoupée ; est-il possible qu’une conception ait lieu avec ignorance de cause ? »

La sage-femme sourit, et lui dit qu’elle ne croyait pas que ce fût là le cas de madame la marquise.

« Non, non, reprit la marquise, ce n’est pas de moi qu’il s’agit ; mais je voudrais savoir, en général, si de pareils phénomènes sont possibles dans l’ordre de la nature.

— Aucune femme sur la terre ne s’est trouvée dans une telle position, excepté pourtant la sainte Vierge. »

La marquise tremblait toujours davantage, elle se croyait à chaque instant sur le point d’accoucher, et supplia la sage-femme de ne pas l’abandonner. Celle-ci la tranquillisa.

« Vos couches sont encore éloignées, je vous indiquerai des moyens de cacher votre état aux yeux du monde, et, il faut l’espérer, tout se passera bien. »

Mais les consolations de cette femme étaient autant de coups de poignard qu’elle portait au cœur de la marquise. Elle la pria donc de se retirer.

À peine la sage-femme était-elle sortie, qu’on apporta à Juliette, de la part de sa mère, un billet ainsi conçu :

« M. de Géri désire, vu les circonstances actuelles, que vous quittiez sa maison. Il vous envoie ci-joints les papiers concernant votre fortune, et il espère que le ciel lui épargnera la douleur de vous revoir jamais. »

Le désespoir de la marquise éclata en pleurs abondans. Versant des larmes amères sur l’erreur de ses parens et l’injustice qui en était la suite, elle se rendit dans le cabinet de sa mère. On lui dit qu’elle était avec son père. Elle y courut aussitôt, mais la porte était fermée. Appelant alors tous les saints pour témoigner de son innocence, elle tomba presque sans vie sur le carreau.

Il y avait plusieurs minutes qu’elle gisait ainsi misérablement couchée, lorsque le grand-forestier sortit, et lui dit d’un air courroucé :

« Vous savez bien, madame, que le commandant ne veut plus vous voir.

— Mon frère chéri ! » s’écria la marquise en sanglotant : puis se précipitant dans la chambre :

« Ô mon père ! » et elle tendit les bras vers lui. Le commandant se recula dès qu’il l’aperçut, et courut se réfugier dans sa chambre à coucher. La marquise voulant l’y suivre, il s’écria : « Hors d’ici, malheureuse ! » et voulut rejeter la porte sur elle. Mais la marquise, au milieu de ses gémissemens et de ses pleurs, l’ayant empêché de la fermer, il se retira tout-à-coup, et s’avança rapidement vers le fond de la chambre tandis que sa fille entrait.

Elle se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux, lorsque, se retournant, il lâcha la détente d’un pistolet qu’il avait saisi, et une balle alla frapper le plafond.

« Maître de ma vie ! » s’écria la marquise en se relevant pâle comme un cadavre ; et elle se hâta de quitter cette chambre.

« Qu’on se prépare à partir, » dit-elle en entrant dans son appartement.

Elle se jeta comme morte sur un siége, fit appeler ses enfans, fit faire tous ses paquets. Elle tenait sur ses genoux le plus jeune, qu’elle enveloppait d’un mouchoir, pour le porter avec elle dans la voiture, lorsque le grand-forestier entra, chargé par le commandant de s’opposer à ce qu’elle emmenât ses enfans.

« Mes enfans ? demanda-t-elle en se levant ; dis à ton barbare père qu’il peut venir et me tuer, mais que jamais il ne m’enlèvera mes enfans ! » puis d’un air calme, et fière de son innocence, elle emmena ceux-ci avec elle dans sa voiture, et partit sans que son frère osât s’y opposer.

Cette noble fermeté lui donna tout-à-coup la conscience de ce qu’elle était, et, de sa propre main, elle se sortit de l’abîme profond dans lequel le sort l’avait jetée. La colère qui brisait son cœur se dissipa lorsqu’elle fut en liberté ; elle embrassa tendrement ses enfans, ces chères petites créatures qui lui appartenaient, et ce fut avec une grande satisfaction qu’elle réfléchit à la victoire, que le sentiment intime de son innocence venait de lui faire remporter sur son frère. Sa raison, assez forte pour ne pas se troubler, céda à l’organisation sacrée et obscure du monde. Elle vit l’impossibilité de persuader sa famille de son innocence, comprit qu’elle devait s’en consoler, qu’elle ne devait pas se laisser abattre, et peu de jours s’étaient écoulés depuis son arrivée à la campagne qu’elle choisit pour retraite, que déjà la douleur avait fait place à la courageuse résolution de lutter fièrement avec l’opinion publique. Elle résolut de se renfermer tout-à-fait dans son intérieur, de s’occuper avec un zèle actif de l’éducation de ses deux enfans, et de recevoir avec une tendresse toute maternelle le troisième dont le ciel lui faisait présent. Elle fit des préparatifs pour faire restaurer, dès que ses couches auraient eu lieu, sa campagne, qui, négligée depuis long-temps, se ressentait de l’absence des maîtres. Souvent assise dans le pavillon du jardin, occupée à broder quelque petit bonnet pour son futur nourrisson, elle se plaisait à distribuer ses appartemens selon son goût : dans telle chambre elle plaçait sa bibliothèque, dans telle autre, son chevalet et ses tableaux. L’époque à laquelle le comte Fitorowski devait revenir de Naples n’était pas encore passée, qu’elle était tout-à-fait décidée à vivre toujours dans la solitude la plus complète. Le portier reçut l’ordre de ne recevoir aucun homme dans la maison. Une seule pensée lui était insupportable : l’enfant auquel elle avait donné l’être dans l’innocence et la pureté de son cœur, et dont l’origine, justement parce qu’elle était mystérieuse, lui semblait divine, se verrait rejeté de la société comme le fruit du déshonneur. Elle imagina alors un singulier moyen de découvrir le père, un moyen qui, si elle y avait d’abord pensé, lui aurait causé un effroi mortel. Toutes les nuits elle avait le sommeil agité, souvent interrompu. Elle avait de la peine à s’habituer à sa singulière position, elle cherchait toujours comment pouvoir découvrir l’homme qui l’avait ainsi dégradée. Sans doute, en quelque lieu de la terre qu’il se trouvât, il devait être de la classe la plus vile et la plus abjecte, mais il fallait qu’elle l’épousât, et le sentiment de son honneur, dont lui seul pouvait relever la base, en prenant toujours une influence plus vive et plus forte sur elle, restaura son courage, lui redonna comme une nouvelle vie. Un matin elle envoya aux journaux de M…, le singulier avis qu’on lit en tête de ce récit.

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