Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 63-79).
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CHAPITRE III.

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Lorsqu’il eut quitté la chambre, toute la famille ne savait que penser de cette singulière apparition.

« Il n’est pas possible, dit madame de Géri, qu’il renvoie les dépêches dont il est chargé pour Naples, simplement parce qu’il n’a pas réussi, dans son passage à M…, à recevoir une réponse affirmative d’une dame dans un entretien de cinq minutes.

— Une telle action, repartit son fils le grand-maître des forêts, n’entraînerait avec elle pas moins que les arrêts et la réclusion dans un fort.

— Et la dégradation, ajouta le commandant. Mais il n’est pas à craindre qu’il fasse une semblable chose ; ce n’est qu’un coup de vent dans l’orage ; avant d’avoir renvoyé ses dépêches, il reviendra à lui.

— Dieu ! s’écria madame de Géri, comme effrayée d’un pareil danger ; je suis sûre qu’il les renverra ; sa volonté opiniâtre, dirigée par une seule idée fixe, est bien capable d’une telle action. Mon fils, allez, je vous en prie, le rejoindre, et tâchez de le détourner d’une résolution si désespérée.

— Une telle démarche, répondit le maître des forêts, aurait un résultat contraire, et ne ferait que renforcer ses espérances.

La marquise fut du même avis, et pensa d’ailleurs qu’il ne renverrait pas les dépêches et préférerait être malheureux plutôt que d’encourir une punition. Tous s’accordèrent à trouver sa conduite fort singulière. Sans doute il était habitué à emporter les cœurs féminins, en courant, comme des citadelles ordinaires. Mais le commandant, se levant, ne fut pas peu surpris de voir la voiture du comte encore arrêtée devant sa maison. Tous s’approchèrent de la fenêtre, et M. de Géri s’adressant à un domestique qui entrait en ce moment même :

« Monsieur le comte est-il encore dans la maison ? lui demanda-t-il.

— Oui, Monsieur ; il est dans la chambre des domestiques, occupé, avec son adjudant, à écrire des lettres et sceller des paquets. »

Le commandant, réprimant son agitation, se hâta d’aller avec son fils auprès du comte. Ils le trouvèrent assis devant une fort petite table qui pouvait à peine porter tous les papiers dont elle était chargée.

« Ne voulez-vous pas, lui dit M. de Géri, passer dans votre chambre ? vous y serez plus à l’aise, et vous y trouverez tout ce dont vous aurez besoin.

— Je vous remercie, répondit le comte, en continuant d’écrire avec une grande hâte ; je vous remercie infiniment, mais voilà mes affaires finies. »

Il demanda l’heure, cacheta sa lettre, la remit avec un porte-feuille à son adjudant ; puis lui souhaita un bon voyage.

Le commandant ne pouvait en croire ses yeux. Tandis que l’adjudant sortait de la maison, il s’écria :

« Monsieur le comte, si vous n’avez pas des motifs bien puissans…

— Ils sont tout puissans, » interrompit le comte. Puis il accompagna son adjudant à sa voiture, et lui ouvrit la portière.

« Dans ce cas, continua le commandant, il me semble du moins que les dépêches…

— C’est impossible, repartit le comte, en donnant la main à l’adjudant qui montait dans la voiture. Les dépêches n’iront pas à Naples sans moi : j’y ai aussi pensé. En route !

— Et la lettre de monsieur votre oncle ! s’écria l’adjudant.

— Elle me trouvera à M…

— En route ! » dit l’adjudant ; et la voiture partit d’un train de poste.

Le comte se tournant alors vers le commandant :

« Voulez-vous, Monsieur, avoir la bonté de me faire conduire dans la chambre que vous avez la complaisance de me destiner.

— J’aurai l’honneur de vous y conduire moi-même, repartit le commandant un peu confus ; » et appelant ses gens et ceux du comte pour transporter ses paquets, il le conduisit dans une partie de la maison réservée aux visiteurs étrangers ; puis, le saluant avec froideur, il le laissa seul.

Le comte fit sa toilette, et quitta la maison pour se rendre chez le gouverneur de la place. Invisible durant tout le reste du jour, il ne rentra que le soir pour le souper.

Cependant la famille de Géri était dans la plus vive inquiétude. Le maître des forêts raconta quelle réponse le comte avait faite au commandant. Celui-ci déclara n’y rien comprendre du tout ; et il fut résolu qu’il ne serait plus question de cette affaire. Madame de Géri regardait à chaque instant la fenêtre pour voir s’il ne viendrait pas réparer une telle inconséquence, mais la nuit commençant à tomber, elle s’assit à côté de la marquise, qui travaillait avec beaucoup de zèle près d’une table, et paraissait éviter toute conversation.

Elle lui demanda à mi-voix, tandis que le commandant allait et venait, ce qu’elle pensait de toute cette affaire.

La marquise répliqua en jetant un regard timide sur le commandant :

« Si mon père l’avait déterminé à partir pour Naples, tout eût bien tourné.

— Pour Naples ! s’écria le commandant, qui avait entendu ces paroles. Devais-je donc faire appeler un prêtre ou bien fallait-il le faire arrêter, et l’envoyer à Naples sous escorte ?

— Non ; mais des représentations vives et pressantes atteignent leur but, » reprit la marquise en baissant ses yeux sur son ouvrage d’un air un peu mécontent.

Enfin le comte parut. On chercha l’occasion de lui faire sentir l’inconvenance de la démarche qu’il avait faite, et de l’engager à la rétracter pendant que cela était encore possible. Mais durant tout le souper on ne put trouver cette occasion. Écartant avec intention tout ce qui pouvait y ramener, il entretint le commandant de l’art militaire, et le grand forestier de celui de la chasse. Ayant mentionné dans sa conversation l’escarmouche de P…, madame de Géri lui demanda comment il avait pu guérir de sa blessure dans un si petit endroit où l’on ne devait point trouver les secours nécessaires.

Alors il raconta plusieurs traits pour prouver combien sa passion pour la marquise l’avait occupé tandis qu’il était gisant sur son lit de douleur. Durant toute sa maladie, elle lui était apparue sous la forme d’un cigne qu’il avait vu à la campagne de son oncle lorsqu’il était encore enfant. Un souvenir surtout l’avait vivement attendri : un jour le cigne ayant été souillé de boue par lui, reparut plus beau et plus blanc après s’être plongé au milieu des flots. Il avait toujours disparu à sa vue au milieu d’une mer de feu ; en vain il avait appelé Thinka, nom que portait ce cigne ; il n’avait pu l’attirer à lui. Le comte termina ce singulier récit en protestant de nouveau qu’il adorait la marquise ; puis baissant ses regards sur son assiette, il se tut.

On se leva de table. Le comte, après quelques mots de conversation avec madame de Géri, salua ses hôtes, et se retira dans sa chambre. Ceux-ci demeurèrent encore quelques instans à causer.

« Il faut laisser les choses aller leur cours, dit le commandant. Sans doute il compte sur ses parens pour le tirer de ce mauvais pas ; autrement une infâme dégradation en serait la suite.

— Que penses-tu de tout cela, ma fille ? demanda madame de Geri à la marquise.

— Bonne mère, je ne puis croire ce que je vois. Il me fâche que ma reconnaissance soit mise à une si rude épreuve. Cependant j’avais résolu de ne pas me remarier ; je ne veux pas jouer une seconde fois le bonheur de ma vie, et d’une manière si hasardeuse surtout.

— Si c’est là votre ferme volonté, ma sœur, dit le maître des forêts, il serait bon je crois, de la lui signifier d’une manière positive pour en finir.

— Mais, reprit madame de Géri, ce jeune homme paraît doué de grandes qualités ; il désire fixer sa résidence en Italie ; il me semble donc que sa proposition mérite qu’on la pèse mûrement, et la décision de ma fille a besoin d’être mise à l’épreuve.

— Comment trouvez-vous sa personne ? demanda le grand-forestier à la marquise.

— Mais, répondit celle-ci un peu troublée, il me plaît et me déplaît tout à la fois ; au reste, je vous en fais juge vous-même.

— S’il revenait de Naples dans les mêmes sentimens, et que les renseignemens pris sur lui durant son absence fussent favorables, comment alors répondrais-tu à sa demande ? lui dit sa mère.

— Alors, si ses vœux paraissaient aussi sincères qu’aujourd’hui, repartit la marquise en rougissant, et tandis que ses regards brillaient d’un éclat plus vif, je les remplirais, pour accomplir ce que le devoir de la reconnaissance exige de moi. »

Madame de Géri, qui avait toujours vivement désiré de voir sa fille se remarier, eut peine à cacher le plaisir que lui causait cette réponse.

« Eh bien, reprit le grand-forestier en se levant, puisque ma sœur pense pouvoir un jour lui accorder sa main, il faut dès à présent faire un pas pour prévenir les suites dangereuses de sa folle démarche.

Madame de Géri partagea cet avis, et ajouta qu’après toutes les brillantes qualités que le jeune comte avait déployées devant elle, sa fille ne risquait pas grand’chose en le jugeant favorablement.

La marquise, agitée d’un trouble inexprimable, tenait ses yeux fixés sur le plancher.

« On pourrait, continua sa mère, lui promettre que d’ici à son retour de Naples, tu n’accorderas ta main à nul autre.

— Je ne craindrais pas, ma bonne mère, de lui donner cette promesse, mais je crains seulement qu’elle ne le satisfasse pas, et nous engage.

— Ne crains rien, repartit sa mère avec une grande joie, ce sont mes affaires. » Puis s’adressant au commandant : « Lorenzo, dit-elle, qu’en penses-tu ? »

Le commandant, qui avait tout entendu, était devant la fenêtre ; il regardait dans la rue et ne disait rien.

« Je me fais fort, assura le grand-forestier, de renvoyer le comte avec cette déclaration transitoire.

— Eh bien, que cela soit fait ainsi, s’écria le commandant en se retournant ; je vais pour la seconde fois me rendre à ce Russe. »

Madame de Géri l’embrassa, ainsi que la marquise, qui, tandis que son père souriait de son ardeur, demanda comment on ferait pour annoncer de suite cette décision au comte. On résolut que le grand-forestier irait le prier de vouloir bien se rendre pour un instant dans la salle où l’attendait la famille réunie.

Le comte répondit qu’il allait venir. À peine le domestique chargé de cette réponse avait-il accompli son message, qu’on entendit ses pas, et, entrant dans la chambre, il se jeta aux pieds de la marquise, dans le plus violent trouble. Le commandant voulut lui dire ce qu’ils avaient résolu, mais lui se relevant : « C’est bien, j’en sais assez ; » puis il lui baisa la main, ainsi qu’à madame de Géri, et serra le frère dans ses bras. « Mais maintenant il me faudrait une chaise de poste, ajouta-t-il.

— J’espère, dit la marquise émue de cette scène touchante, que votre espérance ne vous a pas entraîné trop loin.

— Non non, repartit le comte ; rien n’est regardé comme avenu, si les informations que vous prendrez sur mon compte ne sont pas d’accord avec les sentimens que je vous ai exprimés dans cette chambre. »

Le commandant le pressa tendrement contre son cœur.

Le grand-forestier lui offrit sa propre voiture, et un chasseur courut à la poste chercher des chevaux. La joie la plus grande présidait à ce départ.

« J’espère, dit le comte, retrouver mes dépêches à B…, et de là prendre directement la route de Naples. Une fois arrivé dans cette ville, je ferai mon possible pour éviter d’aller à Constantinople ; en tout cas, je suis décidé à faire le malade, et alors d’ici à six semaines je serai de retour. »

En ce moment son chasseur vint annoncer que la voiture était attelée, que tout était prêt pour le départ. Le comte prit son chapeau, puis s’approchant de la marquise, lui saisit la main.

« Juliette, lui dit-il, je me sens un peu plus tranquille ; » et il pressa sa main entre les siennes. « Cependant mon vœu le plus ardent eût été de me marier avant mon départ.

— Vous marier ! s’écrièrent tous les membres de la famille.

— Nous marier, répéta le comte ; et baisant la main de la marquise, qui lui demanda s’il était dans son bon sens, il lui assura qu’un jour viendrait où elle le comprendrait.

Le commandant et son fils étaient sur le point de se fâcher de cette assertion ; leur faisant ses adieux avec la même chaleur, le comte les pria de n’y plus penser, et partit.

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