Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 48-62).
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CHAPITRE II.

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La famille du commandant se vit obligée de quitter le château pour faire place au général russe. Il fut d’abord question de se rendre à la campagne, projet qu’appuyait fortement la marquise ; mais M. de Géri n’aimant pas la campagne, on loua une maison à la ville, et ils s’y établirent tout-à-fait. Tout rentra bientôt dans l’ordre accoutumé. La marquise reprit l’éducation de ses enfans, et se remit à ses occupations favorites. Mais sa santé, qui jusqu’alors avait été forte et robuste, semblait souffrante : elle éprouvait des faiblesses qui l’empêchèrent pendant des semaines entières de paraître dans la société ; elle sentait des vertiges, un malaise dont elle ne pouvait se rendre raison. Cet état singulier l’inquiétait fort.

Un matin que toute la famille était occupée à prendre le thé, et que M. de Géri s’était éloigné pour un instant, la marquise, sortant de ses rêveries, dit à sa mère :

« Si une femme me disait avoir éprouvé un sentiment semblable à celui qui m’a parcouru tout le corps tandis que je prenais cette tasse, je croirais cette femme enceinte.

— Je ne te comprends pas, répondit madame de Géri.

— Je viens d’éprouver, reprit la marquise, un frisson absolument semblable à ceux que je ressentais durant ma dernière grossesse.

— Quelle singulière idée ! dit sa mère en riant, tu accoucheras sans doute de quelque fantaisie.

— Morphée ou l’un des Songes de sa suite en sera le père alors, » ajouta la marquise ; et elles continuèrent ainsi à plaisanter sur ce sujet. Mais le retour du commandant interrompit leur conversation, et la marquise s’étant, quelques jours après, entièrement rétablie, oublia cet entretien, ainsi que le sujet qui l’avait occasionné.

Bientôt après, pendant que M. de Géri le fils, grand-maître des forêts, se trouvait chez ses parens, un événement inattendu vint surprendre toute la famille. Un domestique, entrant un jour dans la chambre où elle se trouvait réunie, annonça le comte Fitorowski.

« Le comte Fitorowski ! » s’écrièrent à la fois le père et la fille. La surprise ne leur permit pas d’en dire davantage. Le domestique répondit que c’était bien le comte, qu’il l’avait vu de ses propres yeux, entendu de ses propres oreilles, et qu’il l’avait laissé dans l’antichambre.

Le commandant se leva aussitôt pour ouvrir lui-même au jeune comte, et celui-ci, beau comme un dieu, quoique le visage pâle, entra dans le salon.

Après les premières politesses et quand l’étonnement causé par cette arrivée inattendue fut un peu dissipé, le comte s’informa de la santé de la marquise.

« Je suis fort bien, répondit la marquise ; mais vous-même, comment êtes-vous revenu à la vie ?

— Je ne puis croire ce que vous dites, repartit le comte, car votre visage porte l’empreinte de la fatigue et de la maladie.

— En vérité, cette empreinte n’est qu’une trace laissée par une indisposition que j’ai soufferte il y a quelques jours, mais qui, je l’espère, n’aura pas de suite.

— Je l’espère aussi, » reprit le comte avec une vivacité singulière ; puis il ajouta « Madame, voulez-vous m’épouser ? »

La marquise ne savait que penser d’une pareille question faite si brusquement. Elle regardait sa mère, tandis qu’une vive rougeur colorait ses joues ; et ses parens, aussi étonnés qu’elle, se lançaient des coups d’œil interrogatifs.

Cependant le comte s’approchant de la marquise, et lui prenant la main comme pour la baiser, réitéra sa question en lui demandant si elle ne l’avait pas compris.

Le commandant, voulant faire cesser l’embarras qui se peignait sur tous les visages, offrit un siége au comte, et le pria de s’asseoir.

« En vérité, dit madame de Géri, nous croirons que vous êtes un esprit jusqu’à ce que vous nous ayez expliqué comment vous êtes sorti du tombeau dans lequel on a dû vous placer à Paris. »

Le comte s’assit, laissa tomber la main de la marquise, et dit :

« Les circonstances actuelles me forcent à être bref, car j’ai peu de temps à moi pour m’arrêter ici. Blessé à mort dans la poitrine, je fus transporté à P… où je demeurai plusieurs mois dans mon lit, incertain si je vivrais. Durant tout ce temps, l’image de madame fut constamment présente à ma pensée ; je ne saurais décrire le plaisir et la peine que me causa tour à tour ce souvenir. Après une longue convalescence, je fus enfin rétabli, et je retournai à l’armée. Mais les plus vives inquiétudes m’y suivirent. Plus d’une fois j’ai pris la plume pour vous ouvrir mon cœur ; maintenant je suis envoyé à Naples avec des dépêches ; je ne sais si de là je ne recevrai point l’ordre d’aller jusqu’à Constantinople, et peut-être ensuite de retourner à Saint-Pétersbourg. Cependant il m’a été impossible de vivre plus long-temps sans satisfaire le désir de mon cœur ; je n’ai pu résister à l’envie de faire quelques démarches pour atteindre mon but, en passant par M… En un mot, je viens demander à madame la marquise si elle veut faire mon bonheur en m’accordant sa main ; et je la supplie de s’expliquer franchement à ce sujet. »

Il se tut : un long silence succéda à cette bizarre déclaration. Le commandant le rompit enfin.

« Une telle proposition, si, comme je n’en doute pas, elle est sérieuse, est extrêmement flatteuse pour nous. Mais, lors de la mort de son mari, le marquis d’O…, ma fille a résolu de ne point s’engager dans de nouveaux liens. Cependant il n’est pas impossible qu’une passion aussi subite que la vôtre n’ait quelque influence sur sa résolution ; accordez-lui donc, je vous prie, quelque temps pour réfléchir.

— Certes, repartit le comte, ce que vous me dites a bien de quoi me satisfaire, et en tout autre moment j’aurais lieu de regarder ces paroles comme bien favorables à mes désirs ; mais dans les circonstances présentes, je ne saurais m’éloigner sans avoir obtenu une réponse qui doit décider de mon sort. Les chevaux sont déjà attelés à ma voiture pour me conduire à Naples. Je vous en supplie, continua-t-il, en se tournant vers la marquise, je vous en supplie, si vous avez quelque sentiment de compassion pour moi, ne me laissez pas partir sans un mot de votre bouche.

— Monsieur, reprit le commandant, un peu déconcerté de l’ardeur impatiente du jeune officier, la reconnaissance que vous conserve ma fille vous donne le droit d’avoir les plus grandes espérances ; cependant ne croyez pas qu’elle puisse ainsi se résoudre à faire, sans de mûres réflexions, la démarche la plus importante de sa vie. D’ailleurs, il est indispensable qu’avant de se décider elle fasse plus ample connaissance avec vous. Revenez donc ici lorsque votre mission sera terminée, et soyez notre hôte pendant quelque temps. Si ma fille alors juge pouvoir être heureuse avec vous, je serai le premier à approuver son consentement, qui, accordé plus tôt, me semblerait tout-à-fait peu convenable.

— C’était là, dit le comte, dont le trouble se décelait par la rougeur qui couvrait son visage, le but de mes plus ardens désirs dans ce voyage, et me voilà rejeté dans un abîme de malheur. D’après les circonstances fâcheuses dans lesquelles vous m’avez connu jusqu’à présent, sans nul doute des liaisons plus étroites me seraient favorables. La seule action blâmable que j’aie faite dans ma vie, et qui n’est connue que de moi, je veux la réparer. Je suis homme d’honneur, et cela je puis l’affirmer sans crainte. »

Un léger sourire, qui cependant n’était pas ironique, parut sur les lèvres du commandant.

« Je vous crois sincère, Monsieur ; jamais je n’ai vu un jeune homme développer tant de belles qualités en si peu de temps. Un peu de réflexion vous fera approuver le délai que je demande. Avant d’en avoir parlé soit avec les miens, soit avec vos parens, il m’est impossible de vous accorder aucune autre réponse.

— Je suis sans parens, libre et maître de ma personne. Mon oncle, le général Krakolof, m’accordera sûrement son approbation. Je suis possesseur d’une fortune considérable, et je me déciderai sans peine à venir vivre en Italie.

— Monsieur, reprit le commandant d’un ton bref et impérieux, vous avez mon dernier mot ; brisons là-dessus, je vous prie. »

Après une courte pause durant laquelle tous les symptômes de la plus vive agitation se montraient dans la contenance du comte, ce jeune et fougueux amant, se tournant vers madame de Géri, renouvela ses protestations, supplia, et finit par déclarer que son oncle ainsi que le général en chef étaient dans sa confidence, et avaient autorisé ses démarches, voyant que c’était le seul moyen de le sauver de la mélancolie dans laquelle il était tombé à la suite de sa blessure.

« Par votre refus, dit-il enfin, vous ne me laissez plus que le désespoir pour dernier remède à mes souffrances. »

On ne savait que lui répondre. Il continua en disant que si la moindre lueur d’espérance lui était donnée d’atteindre le but de tous ses vœux, il pourrait peut-être retarder son voyage d’un jour, et même plus. En prononçant ces derniers mots, il promenait des regards supplians sur le commandant, la marquise et sa mère. Le commandant avait les yeux baissés ; son expression était mécontente ; il garda le silence.

« Allez ! allez ! monsieur le comte, s’écria madame de Géri ; partez pour Naples, et lorsque vous reviendrez, accordez-nous pendant quelque temps le plaisir de vous posséder au milieu de nous, le reste ira tout seul. »

Le comte resta un instant sans répondre ; il semblait incertain sur ce qu’il devait faire. Enfin, se levant et repoussant son siége :

« Je l’avoue, dit-il, les espérances qui m’ont conduit dans cette maison étaient un peu prématurées. Je comprends que vous désiriez mieux me connaître ; aussi vais-je renvoyer mes dépêches au quartier-général pour une autre expédition, et profiter de votre offre aimable de me recevoir pendant quelques semaines dans votre famille. »

Tenant encore la main appuyée sur le dossier de sa chaise, il regarda le commandant, attendant sa réponse avec une vive anxiété.

« Il me serait fort pénible, repartit celui-ci, de penser que la passion inspirée par ma fille pût vous susciter quelque affaire malheureuse ; cependant vous savez sûrement mieux que moi ce que vous avez à faire. Renvoyez les dépêches ; je vais vous faire préparer une chambre. »

Ces paroles produisirent un effet rapide sur les traits du comte, qui s’animèrent d’une vive rougeur. Il s’inclina pour baiser respectueusement la main de madame de Géri, salua le reste de la société, et se retira.

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