Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 33-47).
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CHAPITRE PREMIER.

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« La marquise d’O… étant, à son insu, devenue enceinte, le père de l’enfant qu’elle mettra au monde est invité à se déclarer ; des considérations de famille ont décidé la marquise à l’épouser, quel qu’il soit. S’adresser strada della Misericordia, à M… »

Tel est l’avis que fit insérer dans les journaux une jeune veuve habitante de M…, ville de la haute Italie, qui jouissait d’une bonne réputation, et était mère de plusieurs enfans, dont l’éducation avait été très-soignée.

Cette dame, qui osa faire un acte si singulier, si propre à l’exposer à la risée du monde, était fille de M. de Géri, commandant de la citadelle de M… Depuis trois ans environ elle avait perdu son époux, le marquis d’O…, qu’elle chérissait tendrement. Dans un voyage qu’il faisait à Paris pour des affaires de famille, une cruelle maladie l’avait enlevé. Après sa mort, la marquise, suivant le désir de sa mère, avait quitté la terre qu’elle habitait jusqu’alors, et était revenue avec ses deux enfans dans la maison paternelle. Là s’adonnant aux beaux arts, à la lecture, à l’éducation de ses enfans, elle passa les premières années de son veuvage dans la retraite ; lorsque tout-à-coup la guerre vint remplir la contrée des troupes de presque toutes les puissances européennes, et entre autres de soldats russes.

Le commandant de Géri avait reçu l’ordre de défendre la place ; il voulut donc éloigner sa femme et ses enfans du théâtre de la guerre et les envoyer à la campagne. Mais avant que les préparatifs du départ fussent achevés, la citadelle fut cernée de toutes parts par les troupes russes, et sommée de se rendre. Le commandant répondit à coups de canon. L’ennemi de son côté bombarda la ville. Il incendia les magasins, s’empara des ouvrages extérieurs, et le commandant ayant refusé d’obéir à une seconde sommation, un assaut général fut ordonna. La citadelle fut emportée de vive force.

Tandis que les troupes russes se précipitaient dans le fort au milieu d’une pluie d’obus, le feu se déclara dans une partie du château, et il fallut que les femmes le quittassent. Madame de Géri voulut se réfugier avec sa fille et ses enfans dans les appartemens souterrains ; mais une grenade qui vint éclater au même instant dans la maison, compléta le désordre qui y régnait. La marquise se précipita sur la place devant le château, cherchant un abri où se cacher.

La nuit était très-noire, mais son obscurité disparaissait pour faire place à la lueur des coups de canon qu’on entendait sans discontinuer. Au milieu de cet horrible fracas, la marquise, ne sachant de quel côté diriger sa fuite, rentra dans le château dont les flammes s’étaient emparées. Là, au moment où elle voulait s’échapper par une porte secrète, elle fut saisie par une troupe de soldats ennemis qui l’emmenèrent avec eux. En vain elle poussa des cris de terreur, appelant à son secours ses femmes, qui elles-mêmes fuyaient tremblantes, poursuivies par d’autres furieux. On l’entraîna dans une cour intérieure, où elle eût succombé sous les plus indignes traitemens, si un officier russe, attiré par ses cris, n’était accouru chasser ces misérables acharnés contre elle. Il apparut à la marquise comme un ange envoyé du ciel. Frappant d’un coup d’épée au travers du visage le dernier de ces soldats qui tenait encore la marquise serrée entre ses bras, il offrit son assistance à cette malheureuse femme, puis la conduisit dans une partie du château où les flammes n’avaient point encore pénétré. La marquise, ne pouvant plus long-temps résister à l’horrible effroi dont elle avait été saisie, perdit alors tout-à-fait connaissance.

Quelques momens après ses femmes parurent. Effrayées de l’état de leur maîtresse, elles voulaient appeler un médecin ; mais l’officier, prenant son chapeau, les assura que la marquise reviendrait bien à elle sans secours, et sortit pour retourner au combat.

La place fut bientôt tout-à-fait conquise. Le commandant ne se défendait que parce que autrement il eût été puni. Lorsqu’il vit qu’il n’y avait plus d’espoir, il se retira devant la porte de sa maison, avec le reste de ses troupes épuisées. L’officier russe, le visage animé, lui cria presque aussitôt de se rendre.

« Je n’attendais que cet ordre, » répondit le commandant ; et il remit son épée ; « mais, ajouta-t-il, ne m’accorderez-vous pas la permission de rentrer dans le château pour m’informer de ma famille ?

— Je vous l’accorde, repartit l’officier russe, qui semblait être l’un des principaux chefs de l’armée ; toutefois sous la conduite d’une garde qui servira à vous protéger et à me répondre de votre soumission ; » puis, se mettant à la tête d’un détachement, il se dirigea vers le point où la lutte semblait encore douteuse. Bientôt après il revint sur la place d’armes, et ordonna d’éteindre les flammes qui dévoraient les maisons voisines. Animé d’un zèle remarquable, on le voyait à la fois commander et aider ses soldats dans leurs manœuvres, tour à tour occupé à diriger les jets d’eau sur l’incendie, et à sortir des magasins de l’arsenal les bombes chargées ou les tonneaux de poudre, dont l’explosion eût été terrible.

En rentrant chez lui, le commandant fut instruit de la malheureuse aventure dont sa fille avait failli être la victime. La marquise était, comme l’avait prédit l’officier russe, revenue à elle sans le secours du médecin. Elle éprouvait une grande joie en voyant toute sa famille sauvée, et son seul désir était de pouvoir témoigner sa reconnaissance à leur commun libérateur, le comte Fitorowski, chef d’un corps de chasseurs, et décoré de plusieurs ordres. Il n’avait pas fallu beaucoup de temps à la marquise pour apprendre tout cela.

« Mon père, dit-elle au commandant, va le voir, et supplie-le de ne pas quitter la citadelle avant de s’être montré un instant au château. »

Le commandant, qui approuvait la gratitude de sa fille, retourna auprès de l’officier. Il le trouva encore occupé de soins militaires, rassemblant ses troupes éparses, et les passant en revue.

« Monsieur, lui dit-il, je ne savais pas, il y a un instant, vous devoir l’honneur et la vie de ma fille. De telles obligations augmentent la reconnaissance que m’a déjà causée votre généreuse conduite envers moi. Mais venez, monsieur, venez dans mon château recevoir les remercîmens de ma fille et de sa mère. Nous nous estimerons heureux de posséder un instant notre bienfaiteur.

— Monsieur le commandant, répondit l’officier, je suis vivement touché de tout ce que vous venez de me dire, et mon projet était bien de me rendre auprès de vous, et de présenter mes hommages à vos dames, dès que mes occupations m’en laisseront le loisir… »

En ce moment, plusieurs officiers lui remirent des rapports qui le rappelèrent à ses devoirs.

Aussitôt que le jour parut, le général en chef des troupes russes vint prendre possession du fort. Il montra la plus grande déférence pour M. de Géri, et lui laissa sur sa parole la liberté de se rendre où il voudrait.

« Je ne sais, répondit le commandant, comment vous exprimer ma gratitude. Combien, dans ce jour, ne dois-je pas aux Russes, et surtout au jeune comte Fitorowski, lieutenant de chasseurs !

— Comment donc cela ? monsieur, reprit le général.

M. de Géri raconta les événemens de la nuit, et les injures auxquelles la marquise avait été exposée indignèrent le général, qui, s’avançant au centre de ses officiers, appela à voix haute :

« Comte Fitorowski ! »

Le comte s’avança. Après un court éloge adressé à sa conduite courageuse, éloge qui couvrit de rougeur la figure du comte, il ajouta :

« Je veux punir d’une manière exemplaire les misérables qui déshonorent ainsi le nom de l’empereur. Nommez-les-moi, monsieur le comte.

— Je ne saurais le faire, répondit le comte d’une voix mal assurée, tandis que sa contenance dénotait son trouble ; à la lueur des réverbères du château, il m’a été impossible de les reconnaître.

— Mais, dit le général, d’autant plus surpris d’une telle réponse, qu’il savait fort bien que, dans ce moment-là, le château était tout en feu, il me semble qu’on reconnaît facilement les gens à leur voix, quelque noire que soit la nuit. Puis, secouant la tête, d’un air mécontent : « Monsieur le lieutenant, je vous prie de faire à ce sujet les perquisitions les plus sévères. »

En ce moment, un homme sortit de la foule, et, s’approchant du général, lui dit :

« Monsieur, il y a encore dans le château un de ces misérables, qui a été arrêté par les gens du commandant, au moment où M. le comte les a chassés.

— Qu’on l’amène ! » s’écria le général.

Le captif arriva bientôt, entre quatre soldats. Il fut soumis à un court interrogatoire, après lequel on le fusilla avec ses complices, qu’il dénonça au nombre de cinq.

Cet acte de justice exécuté, le général ordonna de faire partir le reste des troupes ; les officiers se hâtèrent aussitôt de regagner leurs corps respectifs. Le comte Fitorowski, au milieu du tumulte, s’approcha du commandant, lui fit ses adieux, et le pria de présenter ses hommages à la marquise. Ce départ précipité ne lui permettait pas de le faire lui-même. Une heure après il n’y avait plus un soldat russe dans la citadelle.

La famille de Géri se consola en pensant que peut-être dans l’avenir l’occasion se présenterait de prouver leur reconnaissance au comte. Mais quel fut leur effroi, lorsqu’ils apprirent que, le jour même de son départ, il avait trouvé la mort dans une rencontre avec l’ennemi ! Le courrier qui apporta cette nouvelle à M… l’avait vu de ses propres yeux, blessé mortellement à la poitrine. Deux hommes ayant voulu le relever, il avait expiré entre leurs bras.

Le commandant se rendit lui-même à la maison de la poste pour obtenir des renseignemens plus détaillés. Il apprit qu’au moment où il avait été frappé sur le champ de bataille, il s’était écrié « Julietta, cette balle t’a vengée. » Puis ses lèvres s’étaient refermées pour toujours. La marquise fut désolée de n’avoir pu se jeter aux pieds de son libérateur. Elle s’en fit des reproches amers. Cette Julietta, qui portait le même nom qu’elle, excita sa pitié ; elle fit en vain tous ses efforts pour la découvrir ; sa douleur aurait sympathisé avec la sienne pour déplorer ce triste et funeste événement. Plusieurs mois se passèrent avant qu’elle pût l’oublier.

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