Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 103-118).
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CHAPITRE V.

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Le comte Fitorowski, que des affaires importantes retenaient à Naples, avait cependant écrit pour la seconde fois à la marquise, afin de lui répéter que, quelques circonstances qui pussent advenir, il n’en resterait pas moins fidèle à la déclaration tacite qu’elle lui avait donnée. Aussitôt qu’il eut réussi à se débarrasser du voyage de Constantinople et que ses autres affaires furent terminées, il partit de Naples, et arriva à M… peu de jours après l’époque fixée par lui. Le commandant le reçut avec un air embarrassé ; il prétexta une affaire importante qui l’appelait hors de chez lui et pria son fils de l’entretenir en son absence.

Le grand-forestier se rendit donc dans son appartement, et, après de courtes salutations, il lui demanda s’il était déjà instruit de ce qui s’était passé dans la maison du commandant en son absence.

« Non, » répondit le comte, dont une légère pâleur couvrit passagèrement les joues.

Alors le maître des forêts lui raconta de quelle honte la marquise venait d’entacher la famille, et les événemens qui en avaient été la suite. Le comte se frappa le front avec désespoir.

« Pourquoi avoir mis tant d’obstacles sur notre chemin ? s’écria-t-il. Si nous étions mariés, toute honte eût été effacée, et ce malheur évité.

— Comment ! reprit le maître des forêts, seriez-vous assez insensé pour vouloir être l’époux de cette indigne créature ?

— Elle est plus estimable, répondit le comte, que tout le monde qui la méprise. Je crois tout-à-fait ce qu’elle dit de son innocence, et dès aujourd’hui je me rends à V… pour lui renouveler ma proposition. » Puis saisissant son chapeau, il salua le grand-forestier qui pensa qu’il avait perdu la raison, et s’éloigna.

Se faisant aussitôt amener un cheval, il partit pour V… Lorsqu’il fut arrivé devant la porte, et qu’il voulut pénétrer dans l’intérieur, le portier lui déclara que madame la marquise ne recevait aucun homme. Le comte demanda si cette mesure, prise sans doute envers les étrangers, concernait aussi un ami de la maison. Le portier répondit qu’il n’y avait point d’exception ; puis il ajouta avec un air douteux : « Ne seriez-vous point le comte Fitorowski ?

— Non, » répondit le comte. Puis se tournant vers ses gens, il continua de manière à ce que tous pussent l’entendre : « Puisqu’il en est ainsi, je vais me rendre à l’auberge, et de là j’écrirai à madame la marquise. »

Aussitôt qu’il se trouva hors de la vue du portier, il fit un détour, et longea le mur de clôture du vaste jardin qui s’étendait derrière le bâtiment. Trouvant une petite porte ouverte, il entra dans ce jardin, en parcourut les allées, et il allait monter la rampe du perron, lorsque, dans un pavillon situé sur l’un des côtés, il aperçut la marquise, vêtue de deuil, occupée d’un travail, près d’une petite table. Il s’approcha d’elle avec précaution, en sorte qu’elle ne put le voir que lorsqu’il ne fut plus qu’à trois pas de la table.

« Le comte Fitorowski ! » s’écria la marquise ; et une vive rougeur couvrit aussitôt sa figure.

Le comte sourit, et demeura encore un instant debout, immobile ; puis s’asseyant à ses côtés, il passa son bras autour de sa taille, et la serra contre son sein avant qu’elle eût le temps de s’opposer à une semblable tentative.

« D’où venez-vous, monsieur le comte ? Est-ce bien possible ? dit la marquise, en fixant sur la terre ses regards confus.

— De M…, reprit le comte, en l’attirant doucement à lui. Je suis entré par une petite porte que j’ai trouvée ouverte ; j’ai cru pouvoir compter sur votre pardon.

— Ne vous a-t-on pas dit à M… ?…

— On m’a tout dit, femme chérie ; mais, bien persuadé de votre innocence…

— Comment ! s’écria la marquise, en se dégageant de ses bras et se levant ; et vous venez…

— Je viens pour satisfaire le monde, repartit le comte en la retenant avec force ; pour satisfaire votre famille, pour relever votre honneur ; et il appliqua ses lèvres brûlantes sur son sein.

— Loin de moi ! s’écria la marquise.

— Je suis aussi persuadé de votre innocence, Juliette, que si l’on ne m’avait instruit de rien, que si mon âme habitait votre corps.

— Laissez-moi ! répéta la marquise.

— Je suis venu pour renouveler ma proposition, et pour recevoir de votre main le bonheur le plus pur, si vous voulez bien m’écouter.

— Laissez-moi sur-le-champ ! je vous l’ordonne. »

Et s’arrachant de ses bras, elle s’enfuit.

« Chère Juliette, ô mon amie ! s’écria le comte en la poursuivant.

— Vous entendez, reprit la marquise en se retournant.

— Un seul moment d’entretien, dit le comte, saisissant le bras qu’elle tendait vers lui pour l’inviter à se retirer.

— Je ne veux rien savoir, » repartit la marquise. Puis repoussant le comte avec force, elle monta rapidement le perron et disparut.

Le comte était déjà au haut de la rampe pour obtenir à tout prix un instant d’entretien, quand la porte se ferma avec violence, et un bruit de serrure lui ôta tout espoir. Incertain d’abord sur ce qu’il avait à faire, il hésita un moment, tenté de monter par une fenêtre qu’il voyait entr’ouverte, et de poursuivre son but en dépit des obstacles. Mais il réfléchit bientôt qu’il fallait céder, et, quelque amer qu’il fût pour lui de se retirer, il descendit la rampe en se reprochant d’avoir laissé la marquise échapper de ses bras. Il sortit du jardin pour chercher son cheval. Il sentait que tout espoir de s’expliquer auprès d’elle était désormais évanoui, et faisant marcher son cheval au pas, il composa une lettre qu’il résolut de lui écrire.

Dans la soirée, étant assis auprès d’une table, et plongé dans l’humeur la plus noire, il vit entrer le grand-forestier, qui lui demanda si sa visite à V… avait eu un heureux résultat. « Non, » répondit brièvement le comte ; et il fut tenté d’accompagner cette réponse d’un geste d’humeur ; mais, par politesse, il ajouta un moment après : « Je suis résolu de lui écrire, et bientôt je la justifierai pleinement.

— C’est avec chagrin, reprit le grand-forestier, que je vois votre passion pour la marquise troubler votre raison. Du reste, je puis vous affirmer qu’elle est sur le point de décider autrement de son sort. » Puis tirant le cordon de la sonnette, il se fit apporter le dernier journal sur lequel était l’avis de la marquise concernant le père de son enfant. Le comte parcourut cet avis, tandis qu’une vive rougeur couvrait son visage. Une pénible lutte de sentimens contraires s’établit en lui.

« Ne croyez-vous pas, dit le grand-forestier, que la marquise trouvera celui qu’elle cherche ?

— Sans doute, » répondit le comte ; et toutes les facultés de son âme étaient fixées sur ce papier qu’il semblait dévorer de ses regards. Enfin, après un moment, il posa le journal, s’approcha de la fenêtre, s’écria : « C’est bon ! je sais maintenant ce que j’ai à faire ; » se retourna vers le grand-forestier, le salua poliment en lui demandant s’il aurait le plaisir de le revoir bientôt ; puis sortit tout occupé de sa destinée.

Cependant la maison du commandant avait vu se passer les scènes les plus vives. Madame de Géri était hautement indignée de la dureté cruelle de son époux et de sa propre faiblesse, qui lui avait fait courber la tête sous le joug, sans s’opposer à l’expulsion de sa fille chérie. Au moment où le pistolet était parti dans la chambre du commandant, et où sa fille en était précipitamment sortie, elle était tombée dans un évanouissement qui n’avait heureusement pas eu de suites fâcheuses. Mais lorsqu’elle était revenue à elle, le commandant, jetant le pistolet sur la table, s’était contenté de lui demander pardon de la frayeur qu’il lui avait causée. Puis, quand il avait été question de priver la marquise de ses enfans, elle s’y était opposée, affirmant d’une voix faible et émue qu’il n’en avait pas le droit ; mais le commandant, tremblant de fureur, s’était tourné vers le grand-forestier en s’écriant : « Va et amène-les. »

La seconde lettre du comte Fitorowski étant arrivée, le commandant donna l’ordre de la porter à la marquise à V… Le domestique chargé de ce message rapporta qu’après avoir vu l’adresse, la marquise l’avait mise de côté en disant : « C’est bien. » Madame de Géri, à qui l’assentiment de sa fille à ce second mariage avait toujours paru obscur, cherchait en vain à ramener la conversation sur cet objet. Le commandant la priait toujours de se taire d’une manière qui ressemblait plutôt à un ordre. Un jour, enlevant un portrait de la marquise qui se trouvait encore suspendu à la muraille, il jura qu’il voulait la chasser entièrement de sa pensée, et s’imaginer qu’il n’avait pas de fille. Ce fut sur ces entrefaites que parut dans les journaux l’annonce de la marquise.

Madame de Géri, à qui le commandant venait d’envoyer le journal, courut aussitôt à l’appartement de son époux, où elle le trouva occupé à écrire.

« Eh bien ! que penses-tu de cela ? lui demanda-t-elle.

— Oh ! elle est innocente, dit le commandant en continuant à écrire.

— Comment ! s’écria madame de Géri avec l’étonnement le plus marqué ; innocente !

— Elle l’a fait en dormant, reprit le commandant, sans s’en apercevoir.

— En dormant ! répéta madame de Géri ; et une chose aussi inconcevable serait…

— Folle ! » s’écria le commandant ; et bouleversant ses papiers, il sortit.

Quelques jours plus tard, tandis qu’ils étaient tous les deux à déjeûner, madame de Géri lut ce qui suit dans un journal qui venait de paraître :

« Si la marquise d’O… veut se trouver le 3, à 11 heures du matin, dans la maison de M. de Géri son père, celui qu’elle cherche y viendra se jeter à ses pieds. »

Madame de Géri ne put achever cette lecture, la voix lui manqua ; elle passa le journal au commandant. Celui-ci le lut et le relut trois fois, comme s’il ne pouvait en croire ses yeux.

« Au nom du ciel, Lorenzo, dit madame de Géri, que penses-tu de cela ?

— Ô la misérable ! s’écria le commandant en se levant ; ô l’infâme ! L’effronterie d’une chienne sans pudeur et la ruse du plus fin renard réuniraient en vain tout ce qu’ils peuvent composer de pire pour égaler une pareille indignité. Une semblable figure… de tels yeux… un chérubin n’inspirerait pas plus de confiance. » Et il gémissait, ne pouvant calmer son émotion.

« Par tout ce qui existe, si c’est une ruse, quel est son but ? reprit madame de Géri.

— Quel est son but ? continua le commandant ; elle veut nous forcer à croire son indigne mensonge. La fable qu’ils nous réciteront ici le 3 du mois prochain, ils la savent déjà par cœur. « Ma chère fille, dois-je répondre, je ne le savais pas ; qui eût pu le penser ? pardonne-moi, reçois ma bénédiction, et reviens à nous. » Mais, une balle dans la tête de celui qui passera le seuil de ma porte le 3 ! Peut-être vaudrait-il mieux le faire jeter hors de ma maison par mes gens. »

Madame de Géri, après avoir encore une fois relu le journal, dit que s’il fallait choisir entre deux choses inconcevables, elle préférait penser que c’était un jeu inoui du sort, plutôt que de croire à la dégradation d’une fille que jusque là elle avait toujours tendrement chérie. Mais sans la laisser achever, le commandant s’écria :

« Fais-moi le plaisir de te taire, et va-t’en. Je hais même en entendre parler. »

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