La Marine de l’avenir et la marine des anciens/04

La Marine de l’avenir et la marine des anciens
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 341-377).
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LA
MARINE DE L'AVENIR
ET
LA MARINE DES ANCIENS

IV.[1]
L’EXPÉDITION DE SICILE.


I

La paix avait été conclue entre Athènes et Sparte l’an 422 avant notre ère ; mais, dès l’année suivante, des contestations très vives mirent de nouveau en présence les deux républiques réconciliées. Il existait alors dans Athènes trois partis : le parti des riches, le parti des pauvres et le parti d’Alcibiade. Ce dernier parti se rencontre partout à certaines époques ; il est un symptôme. On l’a vu agiter Rome, troubler Gênes et Venise ; peut-être, en cherchant bien, arriverait-on à constater son existence jusque dans les cités du nouveau monde. Le fils de Clinias venait d’atteindre l’âge de trente ans. Il suivait depuis longtemps les leçons de Socrate ; rien ne prouve qu’il en eût beaucoup profité. Parodier en chambre les mystères et les cérémonies du culte, courir la nuit les rues et les carrefours pour mutiler d’inoffensifs hermès, ce sont jeux que, sans aucun doute, Socrate eût sévèrement interdits à ses disciples, profanations qu’il n’eût pas hésité à déclarer indignes d’un bon citoyen. Au dire de Colbert, « le devoir envers Dieu se peut accommoder fort bien avec les divertissemens d’un honnête homme en sa jeunesse ; » comment, à plus forte raison, ne s’accommoderait-il pas avec les recherches d’un esprit sérieusement philosophique ? Afficher le mépris des dieux de la patrie nous a toujours paru un acte de patriotisme très douteux.

Neveu de Périclès, Alcibiade mettait un singulier orgueil à remplir la cité du bruit de ses débauches, de ses folles dépenses et de son impiété. Admirablement doué pour séduire sa patrie et surtout pour la perdre, l’élève de Socrate posséda le grand art de voiler l’incroyable légèreté de ses plans sous l’apparence de vues vastes et profondes. « Il voulait, disait-il, soumettre la Sicile, subjuguer, après la Sicile, l’Italie, passer de l’Italie en Afrique pour y réduire Carthage, prendre à la solde d’Athènes les mercenaires dont se composait en majeure partie l’armée punique, construire de nouvelles galères avec les bois que fourniraient en abondance les forêts de la péninsule tyrrhénienne, rassembler alors tous les peuples avec lesquels Athènes avait quelque communauté de race et d’origine, transporter ces colons des côtes de la grande Grèce, des côtes de l’Ionie sur les rivages du Péloponèse, écraser ainsi, par terre et par mer, la puissance de Corinthe, la puissance d’Argos, la puissance de Sparte, de façon qu’il n’y eût plus désormais qu’un état grec et que cet état, dont Athènes resterait le centre, régnât, sans contestation possible, des bords de la Carie aux colonnes d’Hercule. » Xerxès ne rêva jamais rien de plus gigantesque, et Xerxès avait derrière lui l’Asie,

Ce grand projet, fruit d’une imagination déréglée, mit sept ans à mûrir. Nicias le combattit à outrance. De sa résistance opiniâtre, cet esprit prudent, ce général consommé ne retira que le périlleux honneur d’être associé, pour le commandement de l’expédition, au fils de Xénophane, Lamachos, et au fils de Clinias, Alcibiade. Le but avoué de l’entreprise était de secourir Egeste, ville située sur la face nord-ouest de la Sicile, contre une autre ville, Sélinonte, qui occupait à peu près, sur la côte du sud-ouest, l’emplacement que couvre aujourd’hui de ses vieilles maisons espagnoles la cité île Sciacca ; en fait, il s’agissait bien moins de régler une querelle intestine, qui avait pour Athènes un médiocre intérêt, que de faire, pendant qu’il en était temps encore, échec à Syracuse. Colonie corinthienne, Syracuse prenait peu à peu, dans le bassin occidental de la Méditerranée, l’importance de Tyr, et l’on pouvait craindre qu’elle ne s’acheminât insensiblement vers la domination de la Sicile tout entière.

En l’année 415 avant Jésus-Christ, vers la fin du printemps, l’expédition fut prête. 5,000 hoplites, 380 archers, 700 frondeurs, 670 soldats armés à la légère, 30 cavaliers seulement, s’embarquèrent à bord de 134 trières et de 2. Pentécontores. 30 navires de charge devaient suivre à la voile ces bâtimens à rames, portant, avec les vivres, les boulangers, les maçons, les charpentiers et tout le matériel nécessaire à la guerre de siège. Attirée par l’appât du gain, une innombrable flottille se préparait également à passer en Sicile pour y approvisionner les marchés. Jamais, depuis la grande invasion de Xerxès, les eaux de la Grèce n’avaient vu un armement aussi formidable. La fureur de s’embarquer saisit tout le monde, et la perspective d’une navigation lointaine, — la plus lointaine qu’on eût entreprise jusqu’alors, — ne rebuta personne. Il était impossible cependant de se faire illusion : la campagne serait longue. Une ville parvenue au degré de prospérité qu’avait atteint Syracuse ne s’enlève pas par un coup de main ; on comptait, il est vrai, trouver des alliés sur la côte même, et on nourrissait l’espoir très plausible de raviver les mécontentemens des peuplades de l’intérieur restées hostiles aux colonies grecques.

La marine à rames a toujours affecté des allures théâtrales. Le roi de France, au milieu du XVIIe siècle, ne dépensait pas moins de 1,425 livres pour orner de sculptures et pour couvrir d’or la poupe de ses galères, vaisseaux de vingt-cinq bancs et de cinquante rames, qui, avec leurs mâts, leurs antennes et leurs avirons de hêtre, lui revenaient à peine à 23,000 livres. Les trières d’Athènes partant pour la Sicile firent appel au talent des élèves de Phidias. La simplicité antique avait disparu ; les logemens mêmes des triérarques, logemens établis, comme ils le sont encore aujourd’hui, sur l’arrière du navire, portaient l’empreinte de ce luxe inutile dont se défend toujours mal une marine opulente. La solde des matelots, — par matelots il ne faut pas entendre ici les rameurs, mais bien les hommes d’élite qui manœuvraient, sur le pont supérieur les voiles et les ancres, — la solde des matelots, disons-nous, était la plus forte qui leur eût jamais, été allouée. L’état l’avait fixée à 90 centimes par jour ; les triérarques y ajoutèrent, de leur propre mouvement, un supplément qui fut également payé aux thranites.

Si nous nous représentans les thranites placés au-dessus des zygites et des thalamites, leur droit à cette allocation est incontestable, car ils ont certainement à manier les rames les plus longues et les plus lourdes. Leurs prétentions à un traitement privilégié seraient-elles moins légitimes dans le cas où ils occuperaient les bancs les plus voisins de la poupe ? Les rames sur ces bancs n’ont pas seulement une longueur plus grande, un poids plus considérable ; il faut aussi qu’elles soient manœuvrées par des rameurs plus habiles, car c’est toujours sur les rames de l’arrière que se règle l’ensemble de la vogue. Voilà donc encore un texte qui nous laisse en suspens ; les partisans des systèmes les plus opposés pourraient l’invoquer avec une égale autorité. Jusqu’à présent nous n’avons rien rencontré sur notre route qui nous permette de supposer qu’il existât une différence quelconque entre la marine de l’antiquité et la marine du moyen âge. Poursuivons notre récit, les événemens qui vont se dérouler rapidement devant nous auront peut-être le don de nous éclairer.

Athènes, — l’enthousiasme le plus irréfléchi ne pouvait se le dissimuler, — allait s’engager dans une grosse aventure ; lasse de son bonheur, elle éprouvait le besoin de dépenser au dehors l’excès de ses forces. Sept années de repos avaient réparé en partie ses pertes, la peste n’était plus qu’un souvenir, et le trésor renfermait de nouveau 29 millions de francs. On se trouvait donc en mesure de faire face à toutes les levées d’hommes, de pourvoir à toutes les dépenses. Le peuple ne voulut rien refuser à ses généraux : L’armement ne fut pas seulement considérable ; il fut, dans toutes ses parties, complet. Rien ou presque rien ne parait avoir été oublié. On oublia donc quelque chose ? Involontairement ou à dessein, on oublia la cavalerie. Comment transporter des chevaux à une telle distance ? Il eût fallu avoir sous la main toute une flotte spéciale. Si Périclès eût vécu, cette flotte, on l’aurait probablement possédée ; Périclès mort, on laissa pourrir sur la plage les vieux bâtimens-écuries et on n’en construisit pas de nouveaux. Athènes ne songeait plus qu’à la guerre de montagne, à la guerre maritime ; rien de mieux ! Mais alors il ne fallait pas aller en Sicile. Le manque de cavalerie eut dans cette occasion des conséquences tout aussi funestes que dans l’expédition de Crimée, où l’absence de nos escadrons, dirigés, faute de moyens de transport, sur Andrinople, le jour même où les flottes alliées partaient de Baltchik, suffit pour rendre stériles les résultats de la glorieuse victoire de l’Alma.

L’enthousiasme avait été grand chez les Athéniens quand il s’était agi de s’enrôler ; il y eut de l’enthousiasme aussi dans le départ, enthousiasme différent toutefois, car le sentiment du péril inconnu pesait sur toutes les âmes, et le besoin de croire à la protection des dieux se trahissait jusque dans la foule par une gravité triste et solennelle. Quand tout fut prêt, les troupes s’embarquèrent et allèrent occuper les postes qui leur étaient assignés à bord des vaisseaux ; les trompettes sonnèrent, et l’on fit silence. Le héraut alors se leva, les cratères d’or et d’argent furent remplis à sa voix du vin des sacrifices et, sur chaque navire, les chefs accomplirent les libations prescrites. Il ne restait qu’à rentrer à bord les amarres. Les vaisseaux sont libres, aucun câble ne les attache plus au rivage ; l’armée entière entonne le péan, et les rameurs laissent tomber à l’eau les avirons. C’en est fait ! la flotte est en route ; puissent les dieux la ramener quelque jour au port ! Une dernière acclamation a salué les vaisseaux et fait vibrer les ondes d’une rade vide ; la foule s’écoule lentement, assiégée de pressentimens funèbres ; les amis d’Alcibiade, s’ils entendent les propos divers qui s’échangent, doivent se tenir déjà pour moins assurés de la faveur populaire.

Jusqu’à Égine, la flotte navigua en route libre ; les trières rivalisaient entre elles de vitesse. A Égine, on adopta un ordre plus régulier et on s’occupa de longer, sans s’exposer à des séparations ou à des abordages, les côtes du Péloponèse. Corcyre avait été choisi pour lieu de rendez-vous ; ce fut à Corcyre qu’on prit les dernières dispositions. La flotte fut partagée en trois divisions d’égale force ; les généraux tirèrent le commandement de ces divisions au sort. Les vaisseaux se lancèrent alors en plein canal et, secondés par un vent favorable, allèrent aborder sur la rive opposée de la mer Ionienne ; la plupart prirent terre dans le voisinage de Tarente. L’apparition de la flotte athénienne surprit les Tarentins ; elle éveilla chez eux plus d’inquiétude que de sympathie. Aucune ville importante n’ouvrit aux Athéniens ses murs ou ses marchés. A Tarente même et à Locres, on poussa la méfiance jusqu’à refuser aux trières la faculté de renouveler leur provision d’eau. L’influence de Syracuse se faisait déjà sentir, et les généraux d’Athènes recueillaient là les premiers symptômes des difficultés qui les attendaient.

La flotte continua de côtoyer l’Italie. Les grèves de la Calabre sont abruptes ; les vaisseaux les purent suivre sans s’en écarter de plus d’une longueur de trière, jusqu’à l’antique colonie de Chalcis, Rhegium, devenue aujourd’hui la ville italienne de Reggio. Depuis trois cents ans, Rhegium était l’asile des Messéniens chassés de leur patrie. N’y avait-il pas lieu d’espérer que les Athéniens y rencontreraient un meilleur accueil qu’à Tarente et à Locres ? Rhegium cependant, comme Tarente et comme Locres, déclara sa ferme intention de demeurer neutre ; sa neutralité seulement affecta des formes moins hostiles. Rhegium admit les Athéniens à s’approvisionner au marché qui fut, pour leur usage, ouvert sous les murs de la ville. C’était un premier pas de fait vers l’alliance. On en toléra un second. Le rivage de la Calabre est si escarpé qu’il ne peut être question de rester au mouillage dans les eaux profondes qui le baignent ; les Athéniens furent autorisés à tirer leurs vaisseaux à terre. Ne leur fallait-il pas quelques jours de repos après les longues fatigues d’une aussi laborieuse traversée ?

Une fois les trières en sûreté sur la plage, on délibéra : vers quel point de la côte de Sicile allait-on se porter ? Nicias voulait qu’on allât à Sélinonte, puisque c’était contre Sélinonte qu’on avait été appelé par les habitans d’Egeste. Alcibiade, qui se souciait peu de la querelle de ces deux cités et qui n’y voyait qu’un prétexte pour marcher à la conquête de la Sicile, insistait pour qu’on traversât le détroit dans sa partie la plus resserrée. On arriverait ainsi en quelques heures sous les murs de Messine. A Messine, c’étaient encore des Messéniens qu’on rencontrerait, par conséquent des ennemis héréditaires de Sparte. Qui haïssait Sparte ne pouvait se montrer défavorable à une expédition athénienne. Lamachos n’était ni de l’avis de Nicias, ni de l’avis d’Alcibiade ; il avait, lui aussi, son plan, et ce plan, une fois le projet de conquête admis, était de beaucoup le plus raisonnable. Lamachos demandait qu’on cinglât, sans tarder et sans s’arrêter nulle part ailleurs, vers le port de Syracuse. Enrichie par le commerce des grains, Syracuse était, dès cette époque, une ville dont l’étendue le cédait à peine à l’étendue d’Athènes. On pouvait la surprendre ; si on lui laissait le temps de se reconnaître, d’appeler à elle les forces des villes alliées, de se remettre surtout de l’émotion du moment, il fallait s’attendre à une résistance énergique.

Ces irrésolutions sont fréquentes ; elles se produisent dans toutes les expéditions sur lesquelles plane une vague inquiétude. N’avons-nous pas vu de nos jours une flotte immense errer sur la Mer-Noire avec le convoi éperdu qui la suivait ? Ne l’avons-nous pas vue, cette flotte, se tourner tantôt vers Kaffa et tantôt vers Eupatorie, pour aller aboutir enfin, s« ans moyens de transport, à une plage sans eau ? Il y avait cependant un autre point de débarquement arrêté à l’avance, un point de débarquement choisi pour une armée qui n’était pas en mesure de marcher. Au dernier moment, on recula devant l’exécution du plan convenu ; les difficultés apparurent quand l’heure de l’action approcha, les impossibilités hautement proclamées en revanche s’évanouirent. N’y a-t-il pas dans ce double exemple la preuve manifeste de l’utilité d’une flottille ? Ce qui jette le trouble dans une flotte de transport n’est qu’un jeu pour une réunion de bateaux. La flottille est flexible ; elle se ploie sans effort à toutes les indécisions du chef ; et des indécisions, vous pouvez tenir pour certain qu’il y en aura.

l’avis d’Alcibiade prévalut sur celui de Nicias et de Lamachos. Alcibiade avait pour lui le crédit que donne une naissance illustre jointe à la faveur populaire. Le succès qu’il obtint, en cette occasion, auprès de ses collègues, fut d’ailleurs de peu de conséquence. Les habitans de Messine repoussèrent les propositions d’alliance qu’on leur adressa ; ils se montrèrent, en outre, si bien préparés à faire respecter leur neutralité qu’Alcibiade lui-même jugea prudent de ne pas insister davantage. Ce que voulait surtout le fils de Clinias, ce qu’il déclarait indispensable, et peut-être avait-il raison, c’était qu’on s’assurât un lieu de refuge avant d’entreprendre aucune autre opération. Messine fermait ses portes ; il fallait, sans perdre de temps, s’adresser à Catane. On embarqua des troupes sur soixante vaisseaux, et on alla demander à Catane s’il ne lui conviendrait pas, dans la lutte qui s’ouvrait pour la liberté de la Sicile, — on promet toujours la liberté aux peuples qu’on envahît, — de prendre parti contre Syracuse. Une pareille question, posée par un millier d’hoplites à une ville sans murailles qui n’avait pas eu le temps de se mettre sur la défensive, ne pouvait rencontrer qu’une réponse favorable. Le peuple de Catane décréta qu’il entrait, dès ce jour, dans l’alliance des Athéniens. Il donna des otages, reçut une garnison, et les soixante vaisseaux se hâtèrent de retourner à Rhegium, pour en ramener, avec le reste de la flotte, le reste de l’armée. La base d’opérations se trouvait, sans combat, transportée en Sicile.

C’est le malheur des gens qui n’ont pas l’habitude de marcher droit d’être parfois victimes des plus absurdes et des plus injustes soupçons. Alcibiade, quand il avait conseillé l’expédition que combattait Nicias, s’était cru autorisé à rassurer les Athéniens sur les intentions du Péloponèse. A peine cependant l’expédition était-elle partie qu’une armée lacédémonienne s’avançait et prenait position dans l’isthme de Corinthe. Une incroyable panique s’empare à l’instant d’Athènes. Les citoyens se portent en armes au temple de Thésée ; ils y passent la nuit, croyant voir apparaître, d’un moment à l’autre, les vedettes de Sparte. Il n’y a qu’un cri dans la ville : Alcibiade est d*accord avec les Lacédémoniens ; il leur a promis d’éloigner les troupes, il les appelle maintenant sous les murs d’Athènes. O race crédule et changeante ! Qui donc peut être encore assez fou, assez abandonné des dieux pour se fier à ta foi et pour courtiser tes faveurs ? Alcibiade est un traître ; Alcibiada doit mourir. Que la Salaminienne l’aille chercher en Sicile ! Il n’est pas de navire, si rapide qu’il soit, qui ne coure le risque de paraître trop lent au gré de l’impatience dont est agité ce peuple. La Salaminienne ne perd pas une minute ; elle arrive à Catane précisément le jour où les plans d’Alcibiade viennent de triompher. On ne conduit pas d’ordinaire, comme l’a très justement fait observer le poète, un vainqueur au supplice. La tâche des délégués d’Athènes devient difficile. Ils somment cependant le général victorieux de les suivre ; ils ne s’aventurent pas à vouloir se saisir de sa personne. Tout se passe avec les plus grands égards ; il ne s’agit pour le fils de Clinias que de venir se justifier devant un tribunal dont la bienveillance lui est à l’avance acquise. Alcibiade ne se montra pas en cette occasion plus naïf que ne le fut, à une autre époque, Dumouriez. L’accusation était stupide ; raison de plus pour en redouter et pour en fuir, s’il était possible, les conséquences. Alcibiade prit d’abord le parti d’affecter une soumission complète. Comment hésiterait-il à déférer au vœu si naturel qui lui est exprimé ? Les délégués n’avaient, sur leur vaisseau, qu’à marcher devant lui ; il les suivrait : Partons ! La trière d’Alcibiade et la Salaminienne partirent en effet de compagnie ; jusqu’au golfe de Tarente, elles naviguèrent fidèlement de conserve ; à Thurium, où les deux navires relâchèrent, Alcibiade profita de la nuit pour descendre à terre et pour disparaître. De Thurium, il lui fut facile de gagner le Péloponèse. C’était un autre Thémistocle qui prenait le chemin de l’exil, et cette fois un Thémistocle peu scrupuleux.

Les Athéniens condamnèrent Alcibiade à mort ; ils le condamnèrent par contumace. Alcibiade, de son côté, les condamna, — criminelle et triste revanche ! — à échouer en Sicile. Le moyen qu’employa le vindicatif transfuge pour faire avorter l’expédition qu’il avait conseillée était simple. Il consistait à donner aux Syracusains ce qui leur manquait : des alliés. « Sachez bien, dit-il aux Lacédémoniens, que la Sicile est hors d’état de se défendre par elle-même. La conquête de cette île ouvre l’Italie à l’invasion ; l’occupation de l’Italie sera le prélude de l’envahissement du Péloponèse. Athènes ne rencontrera plus de frein à ses projets ; intervenez donc, pendant qu’il en est temps encore. Embarquez pour la Sicile une armée. Les rameurs vous manquent ? Vos hoplites manieront la rame pendant la traversée ; une fois débarqués, ils redeviendront soldats. Envoyez surtout en Sicile un général, car c’est principalement le commandement qui pèche en Sicile. On y a de bonnes troupes, mais ce sont des troupes sans tactique et sans discipline. Ne négligez pas non plus de faire directement échec à la république, et, pour cela, fortifiez Décélie. Vous savez que c’est de l’Eubée qu’Athènes tire aujourd’hui sa subsistance ; ses campagnes ravagées ne suffiraient pas à la nourrir. Or Décélie commande la route qui met en communication l’Attique et la Béotie ; ce point occupé, il faut que les convois renoncent à prendre la voie de terre. La mer est le seul chemin par lequel on puisse alors venir de l’Eubée. »

En temps de révolution, qui se croit indulgent envers ses adversaires n’est pas même toujours assez juste ; l’indulgence cependant a des bornes, et la notion du devoir serait, confessons-le, profondément troublée, si l’on pouvait un seul instant admettre avec Alcibiade, du plutôt avec Thucydide, — car c’est bien Thucydide qui parle, — « que le vrai patriotisme ne consiste point à ne pas attaquer une patrie qu’on nous a injustement ravie, mais à tout mettre en œuvre pour la retrouver. » Ce coupable amour, — l’histoire en fait foi, — n’a jamais trouvé accès dans le cœur des Aristides, des Cimons ou des Périclès ; il faut le laisser, avec ses sophismes, aux Alcibiades et à leurs admirateurs. On peut être divisé, — quel peuple ne le fut pas ? — on peut prendre parti pour la rose blanche ou pour la rose rouge, se ranger du côté des Capulets ou du côté des Montaigus ; devant l’étranger, il faut rester uni. « Si je veux que mon mari me batte ! » est encore la meilleure réponse à faire aux indiscrets qui s’introduisent dans les querelles de ménage.

Les Lacédémoniens, bien que leur esprit fût lourd et peu apte aux calculs de la politique, saisirent cependant sans peine la portée du conseil qui leur était donné. Sparte commença par décréter l’envoi immédiat d’un général en Sicile. Son choix tomba sur Gylippe, fils de Cléandridas, et les Corinthiens, toujours prêts quand il s’agissait de nuire à l’odieuse Athènes, déclarèrent qu’ils se chargeraient de conduire le général Spartiate de la côte d’Élide à Syracuse.

Alcibiade parti, Nicias était revenu à son premier projet de secourir Égeste et de réduire Sélinonte. Dominé par l’illustration de son collègue, Lamachos se soumit et abandonna son propre sentiment pour se ranger à l’opinion de Nicias. L’armée fut donc de nouveau embarquée, et la flotte, au lieu de tourner à gauche, c’est-à-dire au sud, pour descendre de Catane à Syracuse, remonta vers le nord, enfila le canal qui sépare les rochers de Scylla du tourbillon de Charybde, en sortit pour longer la côte septentrionale de Sicile, passa devant Milazzo, devant Termini, qui portait alors le nom fameux d’Hîmère, trouva partout un accueil assez froid, parfois un accueil hostile, et finit par aller aborder à Égeste. Les Égestains avaient fait de magnifiques promesses quand ils sollicitaient l’intervention d’Athènes ; on vit leurs députés apporter alors, comme simples prémices, un subside de 248,000 francs, la solde de soixante vaisseaux pour un mois. Les Athéniens furent à peine engagés dans cette expédition, dont Égeste se disait de force à supporter tous les frais, que le langage des Égestains changea ; ils ne firent plus mystère de leur pauvreté ; ils l’exagérèrent même. Est-ce bien l’histoire d’Athènes qu’ici l’on nous raconte ? Ne serait-ce pas plutôt la nôtre ? C’est la nôtre, si l’on veut, mais ce fut aussi celle de l’Europe coalisée en 1793 contre nous. Il y a eu de tout temps des Egestains. Tout ce que Nicias put obtenir de ces alliés non moins avares que nécessiteux, ce fut un nouveau subside de 124,000 francs. Il vendit les esclaves qu’il s’était procurés par ses descentes sur différens points de la côte, notamment à Hyccara, — aujourd’hui Muro di Carini, — et retira de cette vente une somme quatre fois plus considérable que la subvention arrachée à grand’peine aux habitans d’Égeste. La saison favorable s’était écoulée dans tous ces mouvemens ; il était déjà trop tard pour agir contre Sélinonte. À moins de vouloir retourner avec d’aussi maigres avantages au Pirée, il fallait se préparer à hiverner en Sicile. On aurait pu prendre ses quartiers d’hiver à Égeste même ; on jugea préférable de retourner à Catane. Sur la côte sud-est de l’île, on serait plus près dès renforts qu’on voulait demander à la république. Ces renforts ne pouvaient en effet venir d’Athènes qu’en longeant le Péloponèse et la côte d’Italie.

À part Égeste et Catane, les Athéniens n’avaient rencontré sur la côte que des villes inclinant secrètement pour Syracuse. Dans l’intérieur, au contraire, l’intervention étrangère était accueillie avec une faveur marquée. Les Sicanes et les Sicèles se montraient tout disposés à descendre de leurs montagnes pour aller prendre leur part du pillage de ces cités grecques qui les avaient refoulés, poursuivis, jusque dans les plus inaccessibles retraites, et dont l’opulence contrastait si bien avec leur propre misère. Il était fort intéressant de s’assurer le concours de ces populations indigènes. La flotte reprit donc seule le chemin ! de Catane ; l’armée, au lieu de se rembarquer, préféra traverser la Sicile dans sa plus grande longueur. Elle fit ainsi à pied un trajet de 180 milles environ, recrutant sur tout son passage des auxiliaires.

La flotte et l’armée se rejoignirent enfin à Catane, et Nicias utilisant les services des nombreux travailleurs qu’il traînait après lui, s’occupa de mettre la dernière main à ses retranchemens. Il croyait s’assurer ainsi un hiver tranquille ; du moment qu’ils n’attaquait pas Syracuse, c’était Syracuse qui devait songer à l’attaquer. Ces reviremens sont inévitables ; l’invasion, qui s’arrête et se barricade change de rôle avec l’ennemi qu’elle rassure. Encouragés par l’altitude prudente de Nicias et stimulés par un grand citoyen, Hermocrate, les Syracusains activaient leurs préparatifs. Ils avaient appelé à eux les contingens de Sélinonte et des autres villes du littoral ; déjà leurs cavaliers poussaient des reconnaissances jusqu’au camp des Athéniens. Nicias était un général prudent ; ce n’était point un général inerte. En présence du péril qui lui fut révélé, il prit une résolution hardie et adopta un plan de campagne admirablement bien (conçu, il laissa l’armée syracusaine se mettre en mouvement, marcher tout entière sur lui, s’avancer jusqu’au fleuve Symèthos, à quelques lieues à peine de Catane ; la nuit venue, il embarqua ses troupes, il embarqua même les Sicèles auxiliaires et alla établir son camp sur les hauteurs qui dominent Syracuse.

C’était un coup de maître : Nicias eût-il jamais pu l’exécuter, si sa flotte de transport n’eût été en même temps une flottille de débarquement ? Les Syracusains ne trouvèrent devant Catane qu’un camp évacué depuis la veille. Pleins d’alarme, ils se hâtèrent de revenir sur leurs pas. Il était trop tard ; les Athéniens avaient déjà eu le temps de se retrancher. Solidement assis sur la rive droite de l’Anapos, qui débouche au fond du grand port, protégés d’un côté par des murs en pierres sèches, des abatis d’arbres et un étang, de l’autre par des précipices, ils pouvaient attendre les sorties de la ville avec autant de confiance que s’ils eussent occupé une place forte. La flotte même d’Athènes était en sûreté ; Nicias l’avait fait tirer à terre, et les vaisseaux se trouvaient gardés par un long rempart de palissades. Comprend-on maintenant ce que peut la marine dans les mains d’un général qui sait s’en servir’ ? Par marine je n’entends pas évidemment ici ces puissantes flottes auxquelles leur tirant d’eau interdit l’approche du rivage ; j’entends les alcyons de l’avenir, les hirondelles de mer qui glisseront sur la vague et ne feront qu’un saut de la vague à la plage. Avec de tels navires, la mer n’est plus que le chemin des armées, et les tacticiens qui, dans leurs calculs, ne tiendront pas grand compte de ce chemin-là s’exposeront, — je m’en fais garant, — à de singuliers mécomptes.

L’armée des Syracusains était rentrée déconcertée dans la ville. Dès le lendemain, le combat s’engagea. Ce combat ne fut que le choc parallèle de deux armées rangées, l’une sur huit hommes de hauteur, l’autre sur seize. L’issue en resta longtemps douteuse. Les Syracusains tenaient ferme, les Athéniens redoublaient d’efforts, et la mêlée devenait sanglante, quand un orage soudain inonda le champ de bataille. Les rangs de l’armée la moins disciplinée se rompirent ; les Athéniens enfoncèrent l’aile gauche d’abord, puis le centre, puis la droite, des troupes de Syracuse. Ils auraient remporté une victoire complète si les Syracusains n’avaient été couverts dans leur déroute par un corps de douze cents cavaliers. le côté faible des armées qu’on transporte par mer, c’est l’insuffisance, quelquefois l’absence absolue de la cavalerie. « Mon royaume pour un cheval ! disait le roi Richard. » Combien de généraux se sont écriés à l’heure décisive : « Un régiment pour un peloton de chasseurs ! » Apprenons donc à transporter et à débarquer des chevaux ! Tant que nous n’aurons pas résolu ce problème, les descentes ne joueront pas dans la guerre générale le rôle important auquel je les crois appelées.

Nicias victorieux jugea fort sainement la situation. L’automne commençait : que ferait-il dans son camp retranché, exposé qu’il serait tous les jours aux insultes de la cavalerie ennemie ! Comment se pourvoirait-il de bois ? comment enverrait-il chercher des vivres dans l’intérieur ? Il lui fallait la mer libre ou des escadrons. La mer, les premiers vents d’hiver allaient la lui fermer ; les escadrons, il se proposait de les demander au peuple athénien. Les vainqueurs lancèrent donc leurs vaisseaux à la mer et retournèrent, chargés de butin à Catane. On a dit que Nicias avait manqué d’audace, qu’il aurait pu brusquer l’attaque de Syracuse, profiter de la démoralisation de l’ennemi pour enlever la ville. On dit toujours de ces choses-là. Ce ne sont, croyez-le bien, que propos de rhéteurs ou de fanfarons. Quand les villes ont des murailles solides, garnies de défenseurs en nombre suffisant, on ne les enlève pas, on les assiège. Nicias ne voulut point, à l’entrée de l’hiver, assiéger Syracuse, et, par sa détermination, il s’épargna les angoisses que nous avons connues sur les plateaux glacés de la Chersonèse. L’audace, — qui le nierait ? — est parfois de saison, mais il ne faut pas que ce soit une audace aveugle. Il y a deux audaces, l’audace de Carteaux et l’audace de Napoléon : c’est celle de Napoléon qui est la bonne.


II

La lutte devait recommencer au retour du printemps. Des deux côtés, on s’y préparait avec une activité merveilleuse. Les Syracusains reculaient l’enceinte de leur ville, enveloppaient de murailles les hauteurs d’où on aurait pu les dominer et pressaient leurs alliés de leur envoyer sans délai les secours promis. Nicias, lui, demandait à grands cris de la cavalerie et des vivres. Pour en obtenir il s’adressait même à Carthage. Ne nous a-t-on pas vus recourir, pendant la campagne du Mexique, aux marchés de New-York et de la Nouvelle-Orléans ? On ne peut que louer Nicias de sa persistance à frapper, sans se décourager, à toutes les portes. Les ressources qu’il se procura furent toutefois de mince importance. D’Athènes on lui fit passer deux cent cinquante cavaliers non montés, l’engageant à chercher des chevaux dans le pays ; de Carthage, il ne reçut que de belles paroles. Il était évident que Nicias débarqué en Sicile n’était guère moins abandonné que le général Bonaparte débarqué en Égypte. Il devait avant tout songer à se suffire à lui-même et compter bien moins sur les secours qui lui viendraient du Pirée que sur l’effort de ses armes et de sa politique.

La politique ! Athènes en faisait jadis un merveilleux usage. Elle portait en tous lieux les riantes promesses de la démocratie, éveillant les peuples au sentiment de leurs droits, secouant de ses fortes mains les chaînes oligarchiques et obtenant souvent de la magique devise inscrite sur son drapeau ce qu’elle eût mis des années à conquérir par la force ouverte. Mais en Sicile Athènes trouvait presque partout la démocratie déjà établie ; elle n’avait donc rien à offrir en échange de la sujétion étrangère qu’elle apportait. La force seule pouvait réaliser ses vues ; la force seule pouvait soumettre des colons doriens à la domination ionienne, chose difficile en Thrace, à peu près impossible en Sicile. La politique mise ainsi hors de cause, le plus sûr pour Nicias n’était-il pas d’amasser des briques et du fer pour commencer la circonvallation de Syracuse au printemps ?

Les tribus de l’intérieur montraient heureusement un grand zèle. Elles fournissaient des vivres à l’armée athénienne, et, ce qu’on eût à peine attendu de leur pauvreté, elles se résignaient sans murmure au paiement d’un subside. Ce n’était pas d’argent cependant que Nicias manquait ; il était plus aisé de lui envoyer d’Athènes de l’argent que de la cavalerie. 1,240,000 francs expédiés en Sicile sur les derniers transports partis du Pirée témoignaient de la ferme résolution du peuple de sortir avec honneur d’une expédition entreprise avec imprudence. Il restait d’ailleurs à Nicias un immense avantage. Nulle flotte ne lui disputait le chemin de la mer. Il avait une première fois, en embarquant ses troupes, surpris Syracuse ; le même procédé lui donna, sans coup férir, la possession des crêtes qu’il était pour lui d’un intérêt majeur d’occuper. Les généraux ennemis passaient dans les prairies qu’arrose l’Anapos la revue de leurs troupes ; Nicias en ce moment parut sur le plateau des Épipoles. Comment était-il parvenu à couronner inaperçu ces hauteurs dont le nom seul indique la position ? Une traversée de nuit, un débarquement rapide lui permirent de tromper la vigilance des Syracusains et de transporter en quelques heures son camp de la plaine de Catane au sommet des escarpemens d’où il dominait toute la ville.

La Syracuse moderne est bien loin de couvrir aujourd’hui l’espace sur lequel s’étendait autrefois la florissante cité assiégée par Nicias. L’enceinte de Syracuse n’enveloppe plus que le périmètre de l’île d’Ortygie. À droite, c’est-à-dire au nord de cette île, qui n’a pas un mille marin de longueur, s’ouvre une anse désignée sous le nom de petit port ; à gauche se développe une baie infiniment plus vaste, où Nelson vint mouiller avec toute son escadre quand il cherchait la grande expédition partie en 1798 de Toulon pour l’Égypte. Cette seconde baie doit à son étendue le nom qui lui fut donné de grand port. Au fond du grand port débouche l’Anapos, ruisseau torrentueux, dont les débordemens ont converti en prairies ou en marécages la majeure partie de la plaine. Des deux côtés de ces alluvions, le terrain se relève ; au nord se dressent, brusquement portées jusqu’à une hauteur de 63 mètres, les collines toutes percées de carrières des Epipoles ; au sud-est une pente plus douce, interrompue par l’anse de la Maddalena, va former, juste en face d’Ortygie, le promontoire rocheux de Plemmyrion. Le point culminant de ce promontoire atteint à peine l’élévation de 43 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ces détails ne suffiraient pas peut-être pour donner une idée du théâtre restreint sur lequel vont, pendant de longs mois, se presser les armées et les flottes ; il y faut ajouter quelques mots qui montrent dans son relief général la configuration de la rade. Le port de Syracuse est un bassin oblong dont le grand axe se dirige du sud au nord. Dans cette direction, le bassin n’a pas moins de deux milles marins d’étendue ; de l’entrée à l’embouchure de l’Anapos, il n’a guère plus d’un mille ; à l’entrée même, il s’étrangle, et la distance de la pointe méridionale d’Ortygie au cap Plemmyrion n’est que de 1,200 mètres. Sur une superficie semblable, il est sans doute possible de développer des flottilles de deux cents et de trois cents trières ; on ne saurait nier que ces flottilles n’y soient, pour évoluer surtout, un peu gênées.

Quand Nicias, débarqué dans le petit port, eut gravi les escarpemens des Épipoles, il était déjà bien tard pour courir des prairies de l’Anapos à sa rencontre. Les troupes syracusaines partirent cependant au pas de course ; elles avaient 4 ou 5 kilomètres à franchir et elles durent reculer devant les masses auxquelles ce long trajet laissa le temps de prendre, avant leur arrivée, position. Nicias comptait donc un succès de plus. Jusqu’ici ce vieux général ne comptait que des succès et ce n’étaient pas des succès de hasard, mais bien des succès dont il pouvait remercier la sagesse de ses combinaisons. La guerre est une science ; cette science, les plus jeunes capitaines, les Alexandre, les Condé, les Bonaparte, ne l’ont pas devinée ; seulement ils l’ont apprise de bonne heure. Leur génie a surtout consisté au début à profiter des leçons des Nicias qu’une heureuse fortune leur donnait pour lieutenans ou sous lesquels elle les appelait à servir.

Devant Syracuse, comme devant Sébastopol, les luttes corps à corps des hoplites, eurent pour prélude lest sanglantes escarmouches des gens de trait et des terrassiers. Les Athéniens, s’efforçaient d’élever autour de Syracuse un retranchement circulaire allant d’une baie à l’autre. C’était la ligne de circonvallation. Si ce travail s’achevait, Syracuse était investie. Les Syracusains le comprirent, et sur-le-champ ils se mirent à cheminer à l’encontre. Leur mur s’amorçait aux fortifications de la ville et avait la prétention d’aller barrer la route aux travaux dirigés des Épipoles vers le fond du grand port. Nous l’avons connue cette guerre d’embuscades où chaque pouce de terrain doit être arrosé de sang ; nous savons ce qu’elle coûte. Il était impossible cependant, quand l’assaut se trouvait fatalement interdit, de concevoir un autre mode d’attaque. Nicias voulut du moins en diminuer autant qu’il était en lui les sacrifices. Ordre fut donné à la flotte athénienne de quitter le mouillage, de tourner Ortygie et d’aller jeter l’ancre au fond du grand port. Les Syracusains n’avaient pas, comme les Eusses, sacrifié leurs vaisseaux pour fermer l’accès de leur rade ; les trières athéniennes trouvèrent la passe libre, elles ne trouvèrent pas un rivage inoccupé. Le fond du grand port appartenait encore aux Syracusains. Nicias n’était pas homme à laisser sa flotte sans appui ; l’armée, au point du jour, descendit des hauteurs dans la plaine. Elle avait un marais à traverser. Ce fut une opération délicate : on jeta des portes, de larges planches, des solives sur ce sol tremblant, et l’on parvint, malgré la résistance de l’ennemi, à passer. On passa, mais non pas sans pertes ; un des deux généraux athéniens, Lamachos, fut tué dans la mêlée. C’était un vaillant soldat que ce Lamachos. Habitué à ne briguer les suffrages du peuple que pour avoir droit au péril, quand il avait « tiré sa Gorgone de l’étui et sa lance du fourreau, » le poète pouvait sourire, l’ennemi faisait bien de trembler. Le triomphe de Nicias fut donc à juste titre, attristé par ce deuil. Ce n’en était pas moins un triomphe complet. Les troupes maîtresses des crêtes, la flotte maîtresse de la baie, il ne fallait plus que du temps pour achever le mur qui devait envelopper Syracuse. Les Sicèles accouraient en masse, les provisions arrivaient en abondance, apportées d’Italie ; on avait réuni, grâce au zèle d’Égeste et aux envois d’Athènes, six cent cinquante cavaliers ; tout souriait à Nicias, Gylippe n’était pas encore arrivé. Un homme de moins, et la face du monde peut-être changeait.

Gylippe était alors à Leucade. Les nouvelles qu’il y trouva lui firent juger la Sicile perdue ; il voulut sauver l’Italie. Ce fut dans ce dessein qu’il se rendu à Locres. Arrivé, chez les Locriens, il apprit que Syracuse n’était pas encore complètement investie et qu’il restait dans la ligne de circonvallation une lacune énergiquement disputée par laquelle il lui serait à la rigueur possible de pénétrer dans la ville. Son plan fut arrêté à l’instant. Il partit de Locres et, après avoir relâché à Rhegium, relâché à Messine, alla débarquer à Himère. Il avait alors quatre vaisseaux sous ses ordres, deux corinthiens et deux autres trières armées dans un des ports de la Laconie ; il les fit tirer à terre. Les équipages étaient, suivant le conseil donné par Alcibiade, composés en majeure partie d’hoplites ; ils formèrent un corps de sept cents hommes pesamment armés. Himère fournit, en outre, mille fantassins et cent cavaliers ; Sélinonte, Géla et les rares tribus de l’intérieur qui étaient restées fidèles à la cause de Syracuse envoyèrent, de leur côté, un millier de soldats. Gylippe se mit en marche. Les Athéniens ne soupçonnaient pas encore sa présence en Sicile ; les Syracusains l’attendaient. Une trière corinthienne avait forcé le blocus et porté à la ville assiégée l’annonce d’un secours prochain.

Les hauteurs des Épipoles sont difficiles à gravir ; il n’existe qu’un moyen de les aborder avec quelque chance de succès. Ce moyen consiste à les prendre à revers, en profitant des pentes qui descendent vers le nord et vers le nord-ouest. C’est par là que les Athéniens étaient parvenus à s’en emparer ; c’est du même côté que les assaillit Gylippe. À peine ses soldats commencèrent-ils à se montrer sur les crêtes que les Syracusains, sortant de la ville, coururent à leur rencontre. Les Athéniens étaient encore dispersés, tout occupés à poursuivre leurs travaux de terrassement. Le mur qui devait aboutir au grand port se développait déjà sur un espace de plus de 800 mètres ; dans la direction du petit port certaines portions étaient à demi construites, d’autres complètement achevées. Si l’arrivée de Gylippe eût tardé de quelques jours, Syracuse, malgré tous les efforts de ses habitans, était investie. Quand Gylippe et les Syracusains eurent opéré leur jonction, ce ne fut plus Syracuse, ce fut le poste athénien laissé au sommet des Épipoles qui se trouva cerné. Les Athéniens essayèrent en vain de porter secours à ce détachement trop faible pour se défendre lui-même ; Gylippe les contint en rangeant ses troupes en bataille le long de leur propre retranchement, et la garnison du fort Labdalon, — c’est ainsi que s’appelait le retranchement provisoire élevé pour garder contre les sorties de la ville le poste des Épipoles, — n’eut plus d’autre parti à prendre que de se livrer à la merci du vainqueur. Les Syracusains se montrèrent en cette occasion sans pitié ; pas un seul soldat athénien ne sortit vivant de leurs mains.

La ligne de circonvallation était définitivement rompue ; le siège de Syracuse changeait brusquement d’aspect. Nicias modifia ses plans en conséquence ; faisant dès ce moment volte-face, il se proposa d’embrasser dans un nouveau cercle d’opérations le promontoire Plemmyrion. Le père La Pensée n’eût pas mieux agi au siège de Turin. Nicias jugeait sainement que ce qui lui importait avant tout, c’était de rester maître de l’entrée du port. Sans cette précaution, il courait le risque de passer du rôle d’assiégeant au rôle d’assiégé. Les Syracusains tenaient en leur pouvoir tout un côté de la baie ; il lui fallait la possession de l’autre, sous peine de voir ses convois interceptés. L’occupation de Plemmyrion était donc nécessaire, mais cette occupation allait s’exercer dans les conditions les plus dures. L’eau était rare sur le massif rocheux qui descend à la mer en regard d’Ortygie ; le bois ne s’y offrait guère plus abondant. On devait aller chercher l’une et l’autre à une assez grande distance du camp. Les cavaliers syracusains rôdaient aux alentours ; à chaque instant quelque travailleur isolé était enlevé. L’ascendant moral passait peu à peu du côté de Syracuse ; encore quelques échecs et les assiégeans allaient se trouver réduits à une attitude purement défensive.

Rien n’était perdu cependant, tant qu’Athènes garderait intacte sa suprématie maritime. Les Corinthiens pensèrent qu’ils ne trouveraient jamais une meilleure occasion de la lui ravir. Ils armèrent des vaisseaux avec une activité fiévreuse, en dirigèrent douze sur Syracuse et vinrent, avec trente-trois autres, affronter la flotte athénienne de Naupacte. Les Corinthiens, dans ce combat, perdirent trois navires ; en revanche, ils mirent, ce qui ne leur était jamais arrivé, sept navires athéniens hors d’état de reprendre la mer. Comment obtinrent-ils ce résultat ? Ils allèrent droit aux Athéniens ; ils marchèrent sur eux de toute leur vitesse, à toutes rames, sans se détourner, au grand étonnement des trières ennemies, et ils les choquèrent proue contre proue. Les deux vaisseaux, en se rencontrant ainsi de pointe, ont dû se dresser l’un contre l’autre ; ils ont dû s’ouvrir mutuellement ; sans doute on les a vus disparaître à la fois dans le gouffre ! Pas le moins du monde : les Corinthiens avaient renforcé leurs avans, — je ne dirai pas qu’ils les eussent coupés en travers par des cloisons étanches, mais ils les avaient fortement étançonnés à l’intérieur, — ils enfoncèrent les joues laissées sans défense des vaisseaux d’Athènes ; leurs vaisseaux à eux-mêmes ne firent que rebondir en arrière.

Retenons bien ce fait, car il marque l’avènement de toute une révolution dans la tactique navale ; le choc de proue, se substituant au choc donné jusqu’alors par le flanc, va dominer les opérations maritimes en Sicile.

Les anciens nous auraient-ils, par hasard, donné encore ici une leçon ? Arrêtons notre esprit sur ce grave problème. Quand deux mouches à vapeur se dirigent sur la Seine ou sur la Tamise à l’encontre l’une de l’autre, ne vous est-il jamais arrive de vous demander ce qui surviendrait si ces deux frêles coques venaient à s’arcbouter bec à bec ? Reportez maintenant votre pensée sur l’Océan ; mettez en présence, non plus des carènes légères comme un fil de la Vierge, mais des masses de dix mille, de douze mille, de quatorze-mille tonneaux. Ces masses, dont le pied plonge à neuf ou dix mètres au-dessous de la surface, vont se heurter, si elles se rencontrent, avec la vitesse et le fracas de deux aérolithes. Votre imagination n’évoque-t-elle pas soudain l’épouvantable tableau d’un double naufrage ? Vous sentez instinctivement qu’il y aura dans cette collision quelque chose comme deux corps broyés en poussière ; la rencontre de deux locomotives vous paraît un jeu, comparée aux effets d’un semblable choc. Si un désespéré cependant vient à vous, s’il affronte, les yeux volontairement fermés et le cœur impassible, ce qui vous épouvante quand vous l’envisagez seulement en idée, s’il vous attaque avec l’indifférence du Malais ivre d’opium qui crie : Amok ! et se précipite sur les baïonnettes, que ferez-vous., je vous prie ? N’allez pas, croyez-moi, essayer de vous jeter trop tard hors de la route de ce téméraire ! En écartant le danger mutuel, vous vous exposeriez à garder le danger pour vous seul. Il est plus que périlleux, il est mortel, dans l’état présent des constructions navales, de prêter le flanc à l’ennemi. Pour ne pas le prêter, il nous faudra souvent braver qui nous brave ; il nous faudra présenter notre éperon à qui nous menacera du sien. Mieux vaut encore, si l’on se sent condamné à descendre dans l’abîme, saisir à bras-le-corps celui qui nous y plonge. On a du moins la chance de mourir vengé.

J’étonnerais bien des gens si je leur disais que dans mon esprit, comme dans celui de plus d’un ingénieur, il reste quelques doutes sur les meurtrières conséquences de la formidable collision que je viens de décrire. Là où à première vue n’apparaît qu’un affreux broiement de bois et de fer, la réflexion suggère bientôt la possibilité de glissemens et de déchiremens latéraux. Il faut étudier de près tous les abordages accidentels qui se produiront ; c’est le seul moyen qui se puisse offrir à nous de faire par l’expérience progresser la théorie du choc. Cette théorie est encore dans l’enfance ; elle renferme l’avenir des grandes flottes de guerre. Fortifier les avans, user l’effort du navire choquant en lui donnant quelque chose à broyer, — les Corinthiens projetèrent de chaque joue une antenne désignée sous le nom d’épotide, qui se brisait souvent, mais ne se brisait jamais sans avoir amorti la secousse, — voilà les palliatifs qui se présentent naturellement à l’esprit quand on fait apparaître dans les brumes de l’avenir deux vaisseaux cuirassés pliant sur leurs jarrets, comme les palefrois bardés de fer de deux chevaliers.


III

Pendant que les Corinthiens inauguraient devant Naupacte une nouvelle manière de combattre, les événemens marchaient à Syracuse. Douze vaisseaux de Corinthe, commandés par Erasinidès, y étaient venus apporter à la flotte la confiance que l’armée devait à l’arrivée de Gylippe. Les Syracusains possédaient de nombreuses trières ; jusqu’alors ils n’avaient pas osé s’en servir. Ils les tenaient tirées à sec, dans leur arsenal, sous la protection de leurs murailles. Érasinidès leur fit honte de cette inaction. Les marins d’Athènes n’étaient pas plus invincibles que les hoplites de Sparte ; il fallait seulement savoir déconcerter leur tactique. Le dernier combat livré dans le golfe de Corinthe en indiquait le moyen. Sous la direction des pilotes d’Érasinidès, les proues allongées des vaisseaux syracusains furent rognées ; elles gagnèrent en solidité ce qu’elles perdirent en saillie. On les arcbouta en dedans par d’épais madriers et on les munit, suivant la coutume corinthienne, de deux épotides. Quand tout fut prêt, quarante-cinq galères partirent du petit port où était l’arsenal, doublèrent la pointe orientale d’Ortygie et se présentèrent à l’entrée du grand port. Le grand port avait aussi sa flotte composée de trente-cinq trières. Ces trente-cinq trières se mirent en mouvement. Quelques minutes encore et la jonction allait s’opérer. Quatre-vingts vaisseaux syracusains seraient alors en mesure de se porter en masse sur les retranchemens de Plemmyrion que Gylippe, avec sa cavalerie, attaquerait de son côté par terre.

Les Athéniens avaient transporté leurs magasins du fond du grand port à Plemmyrion ; la majeure partie des vivres, les voiles et les agrès de quarante trières y étaient déposées. Enlever aux assiégeans cette position importante, c’était leur causer un incalculable dommage. Nicias voit le danger ; ce n’est pas la cavalerie et le mouvement tournant de Gylippe qui le préoccupent, c’est l’attaque de front qui peut être tentée par la flotte. Eût-on jamais pensé que Plemmyrion courrait un jour le risque d’être assailli par mer ! Avions-nous prévu, nous autres, Anglais et Français, la sortie du Vladimir, quand nos escadres, dans une sécurité profonde, bloquaient Sébastopol ? On sait dans quel trouble cette simple démonstration nous jeta. L’émotion ne fut pas moins grande au camp athénien, quand les premières trières venues du petit port se montrèrent à l’intérieur de la baie, longeant la côte occidentale d’Ortygie. Nicias court au rivage. Il fait armer précipitamment soixante trières, en garde vingt-cinq pour contenir les trente-cinq vaisseaux du grand port et conduit le reste au-devant de la division qui arrive du large. Il était trop tard pour arrêter une aussi puissante escadre dans son élan ; les vaisseaux syracusains traversent la ligne ennemie, qui s’ouvre comme intimidée devant eux. La manœuvre, prenez-y bien garde, n’est qu’un piège ; nous aurons plus d’une fois occasion de l’imiter. Les trières athéniennes, en effet, se sont rapidement retournées ; c’est au tour des Syracusains maintenant de perdre contenance. Ils veulent se rallier et embarrassent leurs rames ; les Athéniens les prennent en flanc, les frappent en poupe, coulent ainsi huit navires avec les hoplites et les rameurs qui les montent, et en brisent trois autres dont ils font les équipages prisonniers. La division sortie du grand port est, en même temps, refoulée sous les murs de la ville. Le moment n’était pas venu où Athènes trouverait la mer infidèle ; à terre, au contraire, la fortune se prononçait déjà en faveur de ses ennemis. Gylippe, avec une facilité qui l’étonna lui-même, avait réussi à enlever les forts du Plemmyrion.

À partir de ce jour, pas un convoi de vivres ne put pénétrer dans la baie sans donner lieu à quelque combat. La flotte de Nicias vécut dans un état d’alerte perpétuel. Il ne pouvait plus être question de la tirer à sec, pas même pour l’espalmer. On la dut conserver constamment à la mer, toujours prête à embarquer sa chiourme, rangée en ligne derrière son rempart de pilotis, s’imbibant d’eau, s’alourdissant, se couvrant d’herbes el de coquillages, perdant peu à peu l’avantage qu’elle avait possédé jusqu’alors d’une marche supérieure et d’évolutions plus rapides.

Le commandement en chef finit par devenir un pesant fardeau quand on en a supporté, pendant près de deux ans, les multiples épreuves. Comment ne pas fléchir sous cette pierre de Sisyphe lorsqu’on voit d’un œil exercé la situation s’aggraver sans cesse et le ciel, au lieu de se dégager, s’assombrir ! Nicias était malade ; il souffrait de cette maladie dont se plaignait Villeneuve après la campagne des Antilles et avant Trafalgar, maladie qu’on pourrait appeler le mal de la responsabilité. Il éprouvait de violentes coliques néphrétiques. Dans son abattement, craignant de ne plus être, vu l’état chancelant de sa santé, à la hauteur de la tâche périlleuse qu’il n’avait acceptée qu’à regret, ce vaillant soldat demanda son rappel. Le peuple d’Athènes lui répondit en le confirmant dans le commandement, mais en décrétant du même coup l’envoi en Sicile d’une nouvelle armée et d’une nouvelle flotte. L’aristocratique Angleterre, au temps des Chatham et des Pitt, n’aurait pas fait mieux. Qui donc conseillait, à cette heure, le vieux Démos ? Je ne le distingue pas très clairement ; ce ne dut pas être, en tout cas, un homme sans valeur. Athènes montrait en cette occasion une opiniâtreté dont on ne croyait pas généralement les démocraties capables. Ajoutons que Nicias n’avait pas sollicité purement et simplement son rappel, il avait exprimé la crainte de ne pouvoir défendre convenablement les intérêts de la république et insisté pour qu’on lui donnât au moins des collègues, si l’on persistait à laisser la charge de l’expédition entre ses mains. Lamachos, — ce preux antique dont Aristophane raillait dans les Acharniens l’emphase guerrière, — était tombé sur le champ de bataille, laissant, espérons-le, un honnête remords au cœur du poète ; Alcibiade était occupé à recruter de toutes parts des ennemis contre sa patrie. Nicias restait seul. On lui adjoignit provisoirement Ménandre et Euthydème qui se trouvaient sur les lieux. Démosthène, fils d’Alcisthène, — le Démosthène de Pylos, — et Eurymédon, fils de Théoclès, — l’Eurymédon de Corcyre, — deviendraient, dès qu’ils l’auraient rallié, ses collègues définitifs. Eurymédon prit les devans avec dix vaisseaux et une somme de 82,000 francs. Démosthène retarda son départ jusqu’au jour où les arméniens décrétés seraient complets. Il devait conduire à Nicias soixante navires athéniens, cinq de Chio, douze cents hoplites d’Athènes et un grand nombre de soldats levés dans les îles.

On continuait de se battre devant Syracuse. Le terrain était devenu singulièrement défavorable pour les Athéniens et, quoi qu’ils fissent, il ne dépendait plus d’eux d’en changer. Maîtres d’Ortygie, maîtres de Plemmyrion, les Syracusains avaient toute facilité pour occuper l’entrée de la baie, large à peine de sept encablures. C’était donc dans le bassin même, adossés au fond du grand port, refoulés jusqu’à l’embouchure de l’Anapos, que les assiégeans se trouvaient contraints de livrer bataille. Nicias, pour obéir à cette situation critique, sut prendre, on le verra, des dispositions excellentes. En avant de la ligne de pieux qu’il avait plantés en mer, il établit comme une seconde estacade formée de bâtimens de charge qu’il espaça d’une soixantaine de mètres environ. De même qu’on voit dans l’arène les picadores et les chulos serrés de trop près se dérober aux atteintes du taureau en se glissant entre les poteaux qui garnissent l’entrée du cirque, de même ici les navires désemparés ou menacés de capture trouvaient sur leurs derrières un abri où venait buter l’attaque.

La défensive, grâce à ces préparatifs si bien entendus, était forte ; une flotte d’envahisseurs qui se défend n’est-elle pas cependant une flotte à moitié perdue ? Pour conquérir au moins le repos, il eût fallu déblayer la baie de tous ces croiseurs ennemis qu’on se fatiguait à tenir en respect.. Nicias ne se croyait pas en mesure de livrer des combats douteux, et sa prudence n’était que trop justifiée. Les Syracusains en effet avaient réuni quatre-vingts vaisseaux ; Nicias ne pouvait leur en opposer que soixante-quinze. Encore si ces soixante-quinze navires eussent pu faire usage de leurs circonvolutions habituelles, s’ils eussent conservé la faculté de prendre l’ennemi en flanc, de se donner carrière en reculant, s’il leur eût été, en un mot, permis de manœuvrer, l’infériorité numérique, on l’aurait comptée pour rien. Mais l’espace manquait, les deux flottes remplissaient la rade ; on se voyait forcément ramené aux luttes brutales des temps primitifs, à ces luttes dans lesquelles l’habileté des rameurs et des pilotes athéniens perdait tous ses avantages.

La confiance et l’enthousiasme régnaient, en dépit d’un premier échec, dans la ville assiégée. Les Doriens avaient recouvré, depuis l’enlèvement des lignes de Plemmyrion, le sentiment de leur supériorité militaire sur la race ionienne. À un signal donné, toutes les forces syracusaines s’ébranlent, les troupes de terre marchent contre le mur de circonvallation, la flotte prend une attitude menaçante dans la baie. Ce pompeux déploiement n’a d’autre objet que de harasser les Athéniens ; le lendemain la même, démonstration recommence. On se joint rarement corps à corps, mais on se harcèle, on s’inquiète, on se blesse et on se tue du monde. C’est la guerre telle que nous l’avons connue devant Sébastopol, la guerre qui use les armées et qui nous contraignit à faire passer toutes les forces vives de la France, — cent cinquante-quatre mille hommes, — sur le plateau de la Chersonèse. Il y a pourtant une grande différence entre les deux situations. Les Syracusains ne font point de sorties qui ne soient appuyées par une démonstration maritime ; nous n’eûmes jamais à repousser que la tentative peu sérieuse du Vladimir. S’il en eût été autrement, si une flotte russe eût pu prêter sa coopération aux troupes qui assaillirent tant de fois nos tranchées, les choses auraient peut-être pris une nouvelle tournure, et le nom d’expédition de Sicile que les alarmistes ne se faisaient pas faute de donner, sur la rade de Baltchik, à notre expédition partant pour la Crimée, ne se fût, je le crains, trouvé que trop bien justifié.

L’assurance dont la flotte syracusaine faisait preuve ne laissait pas de troubler un peu Nicias. On le bravait, on lui offrait le combat ; donc on avait cessé de le craindre. Les Russes, on s’en souvient, préludèrent à la sanglante bataille d’Inkermann par la grande escarmouche de Balaklava. Quand a-t-on vu la roue de la fortune tourner à demi ? Dès que le destin la met en branle, il y a comme un volant irrésistible qui l’emporte. Un pilote de Corinthe, Ariston, fils de Pyrrhicos, le meilleur pilote de la flotte syracusaine au dire de Thucydide, eut l’ingénieuse idée de tirer parti des habitudes de la marine grecque, pour prendre la flotte athénienne en défaut. Il ne faut pas traiter trop dédaigneusement les stratagèmes de guerre des anciens, car il en est dont l’application nous serait fort utile. La guerre est la lutte de la ruse et de la force ; il serait par trop maladroit de n’employer qu’un seul de ces moyens. Pour nous approprier les ruses dont la marine tant antique fit usage, il faut avant tout les bien comprendre ; le stratagème imaginé par Arision nous demeurerait lettre close si nous ne savions d’abord de quelle façon vivaient les équipages à bord de la trière grecque. Ces équipages, nous l’avons déjà dit, n’emportaient généralement avec eux que trois jours de vivres, — le bagage habituel du soldat. — Leurs vivres consommés, ils en achetaient d’autres en chemin. La galère du XVIe siècle avait sa cuisine, — le fougon, — à l’établissement duquel était sacrifié l’emplacement d’un banc tout entier. Aussi la chiourme prenait-elle ses repas à bord. Elle restait pendant de longs mois, enchaînée à son banc, sans jamais poser le pied à terre. Le rameur grec, au contraire, n’allumait de feu que sur le rivage. Deux fois par jour, il accostait le premier cap venu et s’occupait d’y préparer ses repas. La nécessité de s’arrêter « pour faire la soupe et pour apprêter le café » commande encore les mouvemens de nos troupes ; une obligation analogue s’imposait aux navarques et aux triérarques de l’antiquité. La galère devint au moyen âge une caserne flottante ; la trière ne fut jamais qu’une sorte de bac, un bateau de passage. La stratégie devait se ressentir d’une différence si notable. On a vu des galères combattre au large ; les trières ne se montrent que rarement à distance de la rive. Elles y sont ramenées par les besoins journaliers de la vie, tout autant au moins que par leur inaptitude à supporter la grosse mer. Ces explications nous aideront à bien saisir l’idée d’Ariston et à suivre les diverses phases du combat qui se livra, en l’an 413, dans la baie de Syracuse.

Sur ces bords du Léthé que nous habitons, quelqu’un a-t-il gardé la mémoire de la façon dont s’y prit le général Pélissier pour jeter ses troupes à l’improviste sur le terre-plein de la tour Malakof ? Sans qu’il s’en doutât, ! e général français fut dans cette journée un imitateur du pilote grec. L’histoire, au déclin de la vie, a ce charme tout particulier qu’elle nous met constamment en présence des choses que nous avons vécues. On l’a probablement dit avant moi, mais je ne crains pas de m’exposer à le redire, l’histoire est un perpétuel recommencement. Voyons d’abord le stratagème employé devant Malakof ; nous raconterons ensuite celui qui eut un si complet succès devant Syracuse. Il s’agissait de surprendre l’ennemi, car enlever d’assaut un ouvrage protégé par un large fossé et par une escarpe de 18 pieds de hauteur, il n’y fallait pas songer si l’ennemi eût été sur ses gardes. On eut donc la pensée « de coudre un lopin de la peau du renard à la peau du lion qui se trouvait trop courte. » Ordre fut donné aux batteries de conduire leur feu avec la régularité qui préside aux sonneries d’un timbre d’horloge. Pendant une demi-heure on faisait un feu roulant ; la demi-heure écoulée, tout se taisait brusquement. On laissait se passer une demi-heure encore, puis on reprenait le tir ; à l’expiration du même intervalle on le suspendait. Trente minutes de tir, trente minutes de repos, nous ne sortions pas de là. Les Russes furent d’abord étonnés ; puis ils observèrent, constatèrent avec soin la durée de nos intermittences et finirent par croire que notre simplicité occidentale avait bien pu nous inspirer ce procédé si ingénu dans son mécanisme méthodique. Ils se trouvaient, à cette époque, littéralement accablés sous la grêle de nos projectiles. Sans les abris blindés qui leur servaient à se mettre à couvert, il leur aurait fallu certainement évacuer plusieurs de leurs ouvrages. On comprend donc avec quel empressement ils durent prendre bonne note de la règle dont nous semblions décidés à ne plus nous départir. Dès que nos batteries recommençaient à tonner, c’était à peine s’ils songeaient à les amuser par quelques coups ; la plupart de leurs pièces faisaient silence, s’entraversaient derrière les parapets, et les artilleurs à l’envi s’empressaient de courir à leurs casemates. Qui eût vu les batteries russes en ces momens les aurait crues complètement abandonnées. Le jour fixé pour l’assaut arrive. Nous avons dans les journées qui précèdent fait une consommation de munitions incroyable. Il nous en reste assez cependant pour ouvrir, dès les premières lueurs du matin, ce feu si terrible que les Russes appelaient non sans raison dans leurs derniers bulletins « un feu d’enfer. » Les choses se passent ce jour-là comme elles se passaient d’habitude. Demi-heure de tir, demi-heure de silence absolu. Quelques minutes avant midi, toutes les batteries tonnaient encore ; elles tonnaient même de plus belle, car le feu venait de reprendre et jamais peut-être il n’avait eu autant d’intensité. Les Russes demeuraient soigneusement blottis au fond de leurs cavernes. C’était d’ailleurs l’instant auquel, suivant la coutume presque universelle des marins, ils allaient se grouper autour des gamelles pour dîner. Midi sonne, le canon se tait : vous vous levez alors, héros du 8 septembre, soldats de Bosquet et de Mac-Mahon, vous vous levez plus terribles et aussi vaillans que les compagnons du Cid. Le fossé est franchi, l’escarpe escaladée ; en quelques secondes, vous êtes dans Malakof. J’ai connu le capitaine de frégate russe qui commandait cet ouvrage. Il revenait de visiter les batteries noires quand il fut saisi au collet par deux zouaves. Surprendre est à la guerre le grand art. Mais qui eût jamais supposé tant d’astuce chez ce vieux solitaire que la nature semblait avoir armé pour projeter toute une meute en l’air à coups de boutoir plutôt que pour mettre les chiens en défaut ! De la part des Grecs l’expédient, si habile qu’il puisse être, eût moins étonné. Les descendans d’Ulysse ont toujours eu quelque cheval de Troie dans leur jeu.

Nous avons réussi, je l’espère, à bien faire comprendre le stratagème imaginé par le général Pélissier ; essayons maintenant de décrire celui que le pilote Ariston mit en pratique. Les deux procédés ont en réalité plus d’un point de ressemblance. On se battait depuis le matin dans la baie de Syracuse, et, pas plus que la veille, les choses ne prenaient tournure. Ariston suggère aux Syracusains l’idée de se retirer du combat à l’heure habituelle, mais non pas pour se répandre cette fois, comme ils l’avaient fait jusqu’alors, à l’intérieur de la ville. Le marché est, au contraire, transporté sur le bord de la mer. La flotte syracusaine aborde au rivage, les matelots débarquent, achètent leurs provisions sur place et font cuire à l’instant leurs alimens. « Il n’y aura plus de combat aujourd’hui, » se disent les Athéniens. On les voit à leur tour voguer en arrière et rentrera l’abri de leur estacade. Les voilà installés, eux aussi, à terre, tout entiers aux apprêts de leur repas.

Que se passe-t-il donc sous les murs de Syracuse ? D’où viennent ce tumulte, cette agitation insolite qu’on signale à Nicias ? Ce sont les matelots syracusains qui se rembarquent. Il n’y a pas à s’y tromper, les trières se détachent de terre, elles font force de rames, elles accourent, le combat va recommencer. Les Athéniens étaient encore à jeun ; déplorable condition pour se battre. Comment hésiter cependant ? Pareils au dogue accroupi sur son os et qu’on vient déranger, les Athéniens se lèvent avec un grognement sourd. La rage dans le cœur, ils montent sur leurs vaisseaux, saisissent leurs avirons et se lancent tout d’un trait, à la façon corinthienne, sur l’ennemi. La colère est aveugle, et les marins d’Athènes vont apprendre ce qu’il en coûte, dans les combats de mer, de perdre son sang-froid. Comment ! eux, les manœuvriers par excellence, ils ont la simplicité d’attaquer l’ennemi debout au corps. Mais leurs avans sont trop faibles ; ils n’y ont donc pas songé ; ils n’ont donc pas remarqué avec quelle insistance, dans les combats précédens, l’ennemi s’efforçait de leur présenter la proue ? Les Syracusains reçoivent le choc sans reculer d’un pas ; leurs proues en frémissent, les proues athéniennes s’écrasent et se déchirent. Sept vaisseaux d’Athènes sont coulés sur place ; beaucoup d’autres se retirent ouverts et faisant eau. Plus de doute, Nicias ! la journée est perdue ; il faut faire retraite. Le coup a été prompt ; en quelques minutes la suprématie maritime d’Athènes chancelle. Être battu sur terre, ce n’était rien pour ces rois de la mer ; se voir assaillis sur leur propre élément, être obligés de fuir devant des trières de Corinthe, devant des vaisseaux de Syracuse, voilà ce qui présage à ces orgueilleux assiégeans la ruine inévitable et les plus épouvantables malheurs.

Les Syracusains ont couvert leurs ponts d’hoplites, rempli des barques légères d’une foule de gens de trait. L’ennemi pour la première fois leur a montré ses poupes ; ils le pressent, le harcèlent, et se flattent déjà d’enlever ses vaisseaux à l’abordage. Syracusains, vous n’êtes pas habitués à vaincre ; la guerre maritime a plus d’un secret qu’il vous faudra connaître ; vos trières aujourd’hui ont mal calculé leur élan. Elles franchissent, à la suite des galères qu’elles poursuivent, la ligne des vaisseaux de charge et vont buter à la digne plus serrée des pilotis. Les thons se sont pris dans la madrague. Comment se dégager de cette double enceinte ? D’énormes dauphins de plomb pendent au bout des vergues de chaque hourque marchande et les vergues se croisent presque d’une hourque à l’autre. Malheur à la trière qui s’est aventurée sous cette arche ! La masse de plomb s’abat sur sa couverte, la fracasse, et va crever le vaisseau à fond de cale. Deux trières syracusaines s’abîment submergées ; un équipage se noie, l’autre tombe au pouvoir des Athéniens. Journée douteuse en somme, car les pertes matérielles se trouvent ainsi à peu près balancées ; journée douteuse, si la plus grande perte à la guerre n’était la perte de l’ascendant moral. Cet ascendant, hélas ! on n’en sautait douter, n’appartient plus aux marins d’Athènes ; il est passé du côté des Corinthiens et des Syracusains. Quel événement ! quelle chute ! œuvre d’une matinée, résulta d’un seul instant de surprise ! Il est temps qu’Eurymédon et Démosthène arrivent.


IV

Parti le premier du Pirée, parti avec ses dix vaisseaux vers le solstice d’hiver, Eurymédon se présenta aussi le premier dans la baie de Syracuse. Il y débarqua les renforts dont il était chargé et reprit la mer sur-le-champ pour aller jusqu’en Arcananie au-devant de Démosthène. Tout l’espoir e Nicias reposait maintenant sur la prompte arrivée de la grande flotte dont Eurymédon lui avait annoncé l’armement. Démosthène, il faut en convenir, s’attardait bien en route. En compensation, il grossissait chaque jour son armée, recrutant partout, à Corcyre, à Métaponte, à Thurium, des archers, des gens de trait, des frondeurs et des lithoboles. Ce n’étaient plus des renforts, c’était toute une nouvelle expédition qu’il amenait en Sicile. Sa flotte, composée de soixante-treize vaisseaux quand Eurymédon l’eut rejoint, était montée par cinq mille hoplites. Elle entra enfin dans le port de Syracuse, et y entra dans le plus magnifique appareil. La consternation fut profonde chez les Syracusains. Quoi ! rien n’était donc capable d’arrêter la puissance d’Athènes ! Le Péloponèse s’armait tout entier contre l’arrogante cité, ravageait ses campagnes, fortifiait Décélie, coupait les communications entre l’Attique et l’Eubée, attirait à sa cause l’opulente Argolide, restée neutre jusqu’alors, et Athènes, loin de rappeler de Sicile ses troupes pour la défendre, faisait passer la mer à une seconde armée, à une armée presque aussi forte, presque aussi richement équipée que la première. À quels trésors sans fond puisait la république ?

Il ne faut pas juger les affaires humaines uniquement d’après leur issue, trop de circonstances extérieures peuvent influer sur le résultat. On sera évidemment, toujours porté à condamner une expédition qui n’aura pas réussi, et il eût sans aucun doute beaucoup mieux valu pour Athènes faire revenir Nicias et son armée de Sicile que d’y expédier Démosthène. Cependant le parti de la persistance étant admis, il n’est que strictement juste de reconnaître que la démocratie athénienne nous donnait en cette circonstance une leçon. Une affaire mal engagée ne se répare pas à coups de renforts ; soixante mille hommes ont péri à Saint-Domingue, parce qu’on avait fait de Saint-Domingue, suivant l’expression de Latouche-Tréville, un filtre d’hommes et d’argent. Au Mexique au contraire, nous avons failli arriver à une solution favorable, le jour où nous avons fait succéder à un corps expéditionnaire notoirement insuffisant une armée considérable, arrivant tout d’une pièce, et de force à changer, par son intervention, le cours des événemens.

À Syracuse on se croyait perdu ; dans le camp athénien on ne laissait pas, malgré l’arrivée de Démosthène, d’envisager l’avenir sous des couleurs assez sombres. Démosthène jugea nécessaire de relever les esprits par un coup d’éclat et de profiter de l’effroi qui combattait en ce moment pour Athènes. La clé de Syracuse était sur les hauteurs des Epipoles. Sans l’occupation de ces crêtes, il était impossible de songer à pousser plus loin le mur de circonvallation. Démosthène proposa d’enlever la position par une attaque de nuit. Ses troupes avaient encore toute l’ardeur d’une troupe nouvellement débarquée ; elles en avaient aussi l’inexpérience. Il est toujours dangereux de confier une opération qui doit avoir lieu dans les ténèbres à des soldats peu familiers avec les localités. Les voltigeurs de la garde en firent l’épreuve quand on les chargea d’enlever à Sébastopol les embuscades de l’attaque de gauche. Ils eurent une peine infinie à se reconnaître au milieu du dédale des tranchées. Démosthène réussit d’abord. A la tête de dix mille hommes pesamment armés et d’un nombre à peu près égal de peltastes, il surprit la plupart des postes fortifiés qui gardaient les hauteurs, en bouleversa les retranchemens et se crut un instant maître des Épipoles. Une colonne sortie de la ville vint tout à coup interrompre son triomphe ; la confusion se mit dans les rangs de ses hoplites, et le trouble n’en fut que plus grand quand ces troupes de provenance diverse essayèrent de se reconnaître en se donnant le mot d’ordre à voix haute. C’est là un secret qu’il ne faut jamais s’exposer à livrer à l’ennemi, et je pourrais citer le nom d’un capitaine de frégate, — contre-amiral aujourd’hui, — qui a préféré, allant sonder l’entrée du port de Sébastopol de concert avec une embarcation anglaise, se laisser fusiller pendant dix minutes par un de nos postes plutôt que de manquer sur ce point à la consigne. Maîtres du mot d’ordre des Athéniens, les Syracusains s’en servirent pour surprendre et pour massacrer des détachemens entiers. Démosthène fit de vains efforts pour rétablir le combat ; il fut entraîné par les fuyards, laissant derrière lui sur le plateau plus de deux mille morts et au moins autant de blessés.

L’échec était complet et d’autant plus grave qu’il atteignait la nouvelle armée dans sa confiance. « Voilà la guerre, disait l’empereur après la bataille de Kulm qui bouleversait tous ses plans, hier bien haut, aujourd’hui bien bas. » Il est certain que, s’il y a en nous quelque chose qui nous permet d’influencer le sort, il y a aussi dans le jeu des batailles une influence secrète qui échappe à notre philosophie. Ce sont ces mystérieux incidens qui ont créé la foi aux présages, aux oracles, aux indications de tout genre des devins. Nicias s’arrêtait avec épouvante devant une éclipse de lune, tout était pour lui avertissement des dieux ; Démosthène au contraire n’en voulait croire que la lance de ses soldats et son propre courage. Cependant le jour où le fils d’Alcisthène, le défenseur énergique de Pylos, descendit vaincu des Épipoles, rien ne lui eût servi de relever, avec la fierté d’Ajax, son front foudroyé ; les assiégeans démoralisés de Syracuse n’y auraient pas moins reconnu l’empreinte de la colère céleste et lu, dans leur effroi, l’arrêt inéluctable qu’y avait tracé en caractères sanglans le destin. Un général habile doit s’efforcer d’inspirer à ses troupes la foi en sa fortune ; quand cette force lui manque, son bras, si intrépide qu’il puisse être encore, en demeure énervé. On ne saurait néanmoins blâmer Démosthène de son audace, puisque tous les historiens se sont accordés, sur la seule parole de Thucydide, à condamner Nicias pour sa prudence. L’enlèvement des Épipoles n’était pas une tentative plus hardie, un dessein moins fécond dans ses conséquences que l’attaque dirigée au siège de Toulon contre le petit Gibraltar ; la différence entre les deux entreprises n’est que dans le succès, mais le succès est tout dans les affaires humaines, et le ciel ne l’accorde probablement pas sans raison. Si le jeune Bonaparte eût échoué dans l’assaut qu’il conduisit lui-même, si les ténèbres l’eussent trahi comme elles venaient de trahir Démosthène, nous aurions vu sans doute la révolution rebrousser chemin et le XIXe siècle prendre un tout autre cours, « Ce qui était écrit devait arriver, » dirait un musulman. Nous n’en disconvenons pas. Seulement ce qui doit arriver arrive presque toujours par un homme, et c’est pour cela que certains hommes, — dût notre orgueilleuse raison en murmurer, — viennent au monde avec leur étoile.

Toute la Sicile retentit bientôt du nouvel échec essuyé par les Athéniens. L’arrivée de Démosthène avait failli causer une révolution dans Syracuse. Les partisans de la soumission, — il y en a dans toute ville assiégée, — saisissaient avec empressement l’occasion de renouveler leurs doléances. Ils rappelaient avec amertume que la défense coûtait déjà plus de 8 millions de francs, que le trésor était vide, qu’on se verrait bientôt obligé de suspendre le paiement de la solde attribuée aux troupes auxiliaires. Croyait-on pouvoir se passer de ce concours ? se sentait-on de force à repousser seuls, avec une population décimée, le flot intarissable d’assiégeans que les trières athéniennes ne cessaient d’apporter en Sicile ? ne valait-il pas mieux, tandis qu’on avait encore pour soi l’apparence de la force, entrer en pourparlers avec Nicias ? L’avantage remporté aux Épipoles fît rentrer ces prudens conseillers dans l’ombre. Il ne fut plus question à Syracuse que de soutenir la lutte à outrance ; les alliés, les subsides allaient affluer.

Dans le camp athénien naturellement les impressions étaient différentes. On ne pouvait plus attendre de nouveaux sacrifices de la mère patrie. Athènes avait fait tout ce qu’on était en droit d’exiger de son zèle. Il fallait se suffire désormais à soi-même : vaincre ou se rembarquer. Par un étrange retour, c’était Démosthène qui conseillait ce dernier parti. Prompt dans toutes ses résolutions, ennemi déclaré des demi-mesures, Démosthène faisait observer qu’on était parvenu déjà aux premiers jours de l’automne. L’armée athénienne, établie sur les rives de l’Anapos, éprouvait tous les inconvéniens d’un campement marécageux ; la fièvre sévissait dans ses rangs, et ces magnifiques troupes étaient exposées à se fondre sans combattre. On restait par bonheur maître de la mer, le renfort des soixante-quinze trières ayant fait rentrer tes vaisseaux syracusains dans leur arsenal ; il fallait profiter de cette situation, ne pas attendre que la flotte eût été ravagée à l’égal de l’armée et opérer l’évacuation, pendant que l’évacuation était non-seulement possible, mais facile.

Combien les caractères irrésolus à la guerre sont à plaindre ! Croit-on que Nicias méconnût la sagesse du conseil qui lui était donné ? Croit-on que sa vieille expérience ne l’inclinât pas à suivre un avis que la prudence la plus judicieuse inspirait ? Non ! Nicias ne pouvait avoir sur ce point une opinion différente de celle de Démosthène, et cependant Nicias résistait, Nicias différait de jour en jour les préparatifs de départ. Pourquoi résistait-il ? Pourquoi faisait-il à chaque entrevue surgir de nouveaux prétextes d’atermoiement ? Il résistait par cette seule raison qu’obéir à la prudence, que se retirer, c’était prendre un parti et que rien, dans l’état d’affaissement où il était tombé, ne pouvait lui coûter davantage. Le ressort de son âme semblait brisé. Pour éviter l’effort devant lequel il fuyait, on le voyait se nourrir des espérances les plus déraisonnables. « Ses travaux d’ingénieur marchaient bien, son mur de circonvallation avançait, ses partisans gagnaient du terrain dans la ville ; bref, rien ne pressait, et il y avait peut-être moins d’inconvéniens à rester qu’à partir. — Portons-nous du moins à Catane, lui disait Démosthène. De Catane nous ferons des incursions sur tous les points de la côte. S’il nous faut alors livrer des combats de mer, nous les livrerons ayant de l’espace devant nous ; cela ne vaudra-t-il pas mieux que de continuer à lutter dans ce bassin resserré où nous perdons la faculté précieuse de manœuvrer et de déployer nos lignes ? — Vous raisonnez fort bien, répondait Nicias, mais c’est ainsi que je raisonnais l’an passé. On m’a blâmé alors, ne me blâmerait-on pas à plus forte raison aujourd’hui ? Nous avons un maître dont on ne contrarie pas sans danger le naturel exigeant et l’humeur morose ; prenons ses ordres avant de rien décider. » Le temps s’écoulait ainsi dans des hésitations funestes. Démosthène finit par rallier à son opinion le second collègue de Nicias, Eurymédon. Fort de l’assentiment du fils de Théoclès, il redoubla d’instances. Nicias était sur le point de céder, quand les Syracusains reçurent des côtes de la Libye un important renfort.

Comment pouvait-il venir aux Syracusains des secours de l’Afrique ? Ce n’étaient pas des Africains, c’étaient des hoplites du Péloponèse que le vent du sud leur apportait. Les Spartiates ne s’aventuraient Jamais sans péril sur un élément qui leur était particulièrement rebeller Partis des ports de la Laconie, ils avaient été jetés, comme Ulysse, sur la terre des Lotophages. Ils n’auraient probablement pas retrouvé de longtemps le chemin de la Sicile, si les habitans de Cyrène ne les eussent recueillis. Les hoplites égarés trouvèrent dans cette ville deux nouvelles trières, et, ce qui était bien plus inappréciable encore, des pilotes. Les pilotes de Cyrène leur firent remonter à la rame la côte africaine jusqu’à la hauteur du cap Bon. Arrivés en face de Sélinonte, les vaisseaux déployèrent leurs voiles. Un trajet de deux jours, et une nuit les porta en Sicile. Des hoplites, je l’ai déjà dit, représentaient toujours une force de grande importance. Bien qu’ils fussent à pied, ce n’était pas la vulgaire pédaille du moyen âge ; il fallait plutôt voir en eux ces chevaliers sous les coups desquels s’ouvraient par larges trouées les bandes mal armées des communes. Avec le renfort que le ciel leur envoyait, les Syracusains se crurent en mesure de tout oser ; leurs généraux se disposèrent sans délai à reprendre sur terre et sur mer l’offensive. Il y avait quelques mois à peine que Syracuse aurait fait volontiers un pont d’or aux Athéniens ; maintenant Syracuse n’avait plus qu’une crainte : elle craignait que les Athéniens ne lui échappassent.

La flotte syracusaine se composait de soixante-seize vaisseaux, la flotte athénienne en comptait encore quatre-vingt-six ; mais les Syracusains possédaient des équipages valides ; les équipages, athéniens étaient harassés et minés par la fièvre.

Tout est en mouvement dans la baie ; les trières de Syracuse sont sorties du port. Eurymédon commandait ce jour-là l’ensemble des vaisseaux d’Athènes. Il s’élance en dehors de la double estacade, impatient de se donner du champ et de se mettre en mesure de manœuvrer. Eurymédon a combattu les Péloponésiens à Pylos ; il croit qu’il aura aussi bon marché de leurs vaisseaux en Sicile. L’essentiel, suivant lui, est de les déborder et de les acculer, s’il se peut, au rivage. Il rase de près la côte ; il étend sa ligne aussi loin que possible vers le nord. N’a-t-il pas la supériorité numérique et n’est-il pas de son devoir de chercher à envelopper l’ennemi qui s’avance de front à sa rencontre ? On n’enveloppe sûrement qu’une flotte qui hésite, des vaisseaux troublés qui s’arrêtent. Les Syracusains n’hésitent pas, ne se troublent pas, ne ralentissent pas un instant leur élan. Ils vont aux Athéniens tout droit et à toutes rames ; ce sont eux qui attaquent aujourd’hui, qui attaquent toujours, confians dans leurs proues qu’aucun choc n’ébranle, la tête en avant comme des béliers. Dix-huit vaisseaux tombent en leur pouvoir ; le reste de la ligne athénienne se débande et se jette pêle-mêle, dans le plus complet désordre, à la plage.

Gylippe accourt d’Ortygie pour attaquer ces trières vaincues ; Nicias se précipite, à la tête de ses troupes, pour les défendre. La nuit vient et sépare les combattans. Blessé mortellement, Eurymédon, avant d’expirer, a vu la déroute complète de son escadre. Les vaisseaux athéniens sont restés échoués sur les bancs que forme l’Anapos à son embouchure. Pendant qu’ils s’occupent de se remettre à flot et qu’ils se préparent à rejoindre l’abri de leurs palissades, les Syracusains ont rempli de sarmens et de poix un vieux navire de charge. Ils y mettent le feu et l’abandonnent au vent qui souffle alors du nord. Voilà donc le premier brûlot, le précurseur des barques incendiaires dont les gueux de mer firent usage au siège de Leyde, l’ancêtre incontestable des navires enflammés qui dispersèrent la grande Armada ! Voilà ce qu’est devenue, quatre cent treize ans avant Jésus-Christ, la torche d’Hector, cette torche qui va désormais passer de main en main, aux archevêques de Sourdis, aux Tromp et aux Ruyter, pour aller s’éteindre dans les eaux de l’archipel, au milieu des débris fumans des escadres ottomanes ! Les Syracusains ont allumé leur brûlot et ont laissé au vent le soin de le conduire. S’imagineraient-ils par hasard que c’est à si peu de frais qu’on incendie une flotte ? Il faut à ce jeu-là plus de risque, plus d’audace ; il y faut le cœur de nos capitaines du XVIIe siècle ou la foi guerrière d’un Canaris.

On inventera bien des bateaux-torpilles ; le meilleur sera celui qui sera conduit par un fou. Tel ferait triste figure en ligne qui fera merveille si on lui livre un de ces navires qu’il faut avant tout sacrifier. Deux marines à peu près distinctes, n’est-ce pas là ce qui exista jadis et n’est-ce pas encore ce que la différence des aptitudes requises nous contraindra peut-être un jour à reconstituer ? Le brûlot de Syracuse n’était pas même guidé par « un arithméticien ; » ce n’était qu’un trait lancé à distance par une main inhabile et sans force ; il alla se consumer inutile sur la plage où les Athéniens eurent peu de peine à le détourner.


V

La partie était évidemment perdue pour les assiégeans. Il ne s’agissait plus de savoir si l’on resterait sous les murs de Syracuse ou si l’on irait chercher fortune ailleurs. Ces délibérations étaient déjà oiseuses avant le funeste combat qu’on venait de livrer ; maintenant elles n’auraient plus eu d’objet. Les vivres étaient en partie épuisés, et on n’entrevoyait guère comment on s’y prendrait pour les renouveler. La seule question qui se pût encore agiter était celle-ci ; « Brûlerait-on la flotte et essaierait-on de faire retraite par terre, ou tenterait-on de se frayer un passage à travers la flotte syracusaine ? » Les Syracusains se tenaient prêts pour ce dernier effort. En possession des deux promontoires qui encadrent l’entrée de la baie, ils avaient rendu la défense de la passe plus facile en y établissant un double barrage. Il était cependant moins périlleux encore de hasarder l’évacuation par mer que de se jeter, avec des troupes démoralisées, dans les montagnes. Toute l’armée, il est vrai, ne sortirait pas à la fois de péril, car il était impossible, après les pertes de navires qu’on avait subies, de songer à rembarquer la totalité des troupes. Ce qui resterait en arrière, solidement retranché, pourvu d’une quantité de vivres à la rigueur suffisante, serait, — on l’espérait du moins, — en mesure de tenir l’ennemi en respect, jusqu’au jour où Athènes aurait, par de nouveaux armemens, reconquis sa suprématie maritime. On viendrait alors, avec une nouvelle flotte, avec de nouveaux transports, enlever d’un seul coup la garnison qu’il fallait bien laisser, inévitable otage, sur cette fatale terre de Sicile.

C’est toujours une opération délicate que de débarquer des troupes ; c’est pourtant peu de chose au prix des difficultés qu’on rencontre quand on est contraint de les rembarquer. Nous avons étudié ce problème au temps où nous occupions, après la prise de Sébastopol, le plateau de la Chersonèse et les plus confîans ne le trouvaient pas facile à résoudre. « Ne serait-on pas fatalement conduit, disaient-ils, à sacrifier, en se retirant, la majeure partie du matériel de guerre, les chevaux, l’artillerie, — qui sait même, si l’on était un peu vivement pressé, les derniers bataillons ? » Et pourtant nous étions complètement victorieux ! Les Athéniens, au contraire, venaient d’être battus.

Tout l’espoir de Nicias résidait dans l’issue d’un nouveau combat naval. Que serait ce combat ? Une véritable boucherie. Le terrain ne se prêtait, en aucune façon, aux manœuvres ; accrochées l’une à l’autre par les grappins d’abordage, les trières ne seraient plus qu’un plafond mobile sur lequel les hoplites combattraient de pied ferme. Les tillacs furent en conséquence chargés de gens de traits et de soldats pesamment armés. Il n’y avait pas à craindre d’alourdir les galères ; c’eût été se créer un souci superflu que de vouloir les garder manœuvrantes ; elles n’auraient pas à faire un long usage de leurs rames. En équipant tout ce qui pouvait encore flotter, les Athéniens parvinrent à réunir cent dix vaisseaux. Démosthène, Ménandre et Euthydème prirent le commandement de cette force navale ; Nicias garda le commandement des troupes laissées à terre. Lorsque l’armée, conduite par son vieux chef, se fut déployée sur le rivage, la flotte s’ébranla. Il restait une étroite issue entre les deux barrages ; ce fut vers cette issue, unique voie de salut qui demeurât ouverte, que la masse compacte des trières athéniennes mit le cap. Elle trouva, rangée en travers, une division ennemie, division trop faible qui céda. Cette division céda, mais sans se débander. Pendant ce temps, le gros de la flotte syracusaine accourut et chargea la flotte athénienne sur ses derrières. Une effroyable mêlée, la mêlée prévue, s’engagea. Plus de deux cents navires en quelques minutes s’entre-choquèrent et bientôt les deux flottes n’en formèrent plus qu’une. Pendant que sur les tillacs on s’exterminait à coups de javelines, pendant que les hoplites, abandonnant leurs lances, se saisissaient, pareils à des lutteurs, corps à corps, les rameurs ahuris, n’entendant plus la voix des céleustes, ne pouvant plus d’ailleurs faire usage de leurs rames en partie brisées ou collées par l’abordage contre le bord, se précipitaient éperdus sur le pont et venaient ajouter leur émoi au tumulte du combat le plus acharné qui se fût jamais vu. Les combattans se trouvaient cette fois enfermés dans l’arène, et les spectateurs rangés sur les gradins de ce cirque sanglant ne leur permettaient même pas d’en sortir pour aller panser leurs blessures. Quelles clameurs, quelles imprécations, quelles injures, quand une galère toute pantelante et toute déchirée faisait mine de s’approcher des remparts d’Ortygie ! Des pieds, des mains, de la voix, on la repoussait au milieu de la mêlée, on l’envoyait sombrer en portant à l’ennemi un dernier coup. Les Athéniens n’avaient pas besoin qu’on les excitât ainsi à bien combattre. Quel soldat sur leur flotte ne comprenait qu’il luttait en ce jour pour sa vie ! Et cependant les Athéniens furent les premiers à perdre du terrain. Ce genre de combat n’était pas fait pour eux ; il était par trop contraire à leurs aptitudes. Rien de plus dangereux, — la guerre de sept ans au XVIIIe siècle l’a prouvé, — que d’échanger brusquement sa tactique habituelle contre celle de l’ennemi ; il est rare qu’on ait à se féliciter de l’emprunt. De semblables modifications demandent du loisir ; les Athéniens n’en avaient pas eu, et les auxiliaires qu’ils entassèrent sur leurs ponts n’y apportèrent pas un pied marin. Les traits s’égaraient, les coups portaient à faux, pendant que ces soldats novices trébuchaient à chaque oscillation du navire et consumaient leurs forces à s’affermir contre le roulis.

Plus la lutte a été opiniâtre, plus la déroute est sujette à prendre le caractère d’une terreur panique. Les Athéniens firent d’incroyables efforts pour s’ouvrir un passage ; quand ils en reconnurent l’impossibilité, ils ne songèrent pas même à se retirer en bon ordre. Ils abandonnèrent tout à l’ennemi, les trières désemparées, les naufragés cramponnés aux épaves ; ils s’enfuirent comme des daims de ce champ de bataille où ils venaient de combattre comme des lions. Les vaisseaux syracusains heureusement étaient trop maltraités pour les poursuivre ; ils les laissèrent regagner dans le plus épouvantable désordre le rivage sur lequel Nicias consterné les attendait.

Que faire après cette cruelle épreuve ? Quand on songe à la position désespérée dans laquelle on s’était mis, renouveler l’attaque eût peut-être encore été le plus sage. Il restait aux Athéniens soixante vaisseaux et les Syracusains n’en avaient plus que cinquante. Thucydide affirme que Démosthène ouvrit l’avis de profiter du désarroi qui devait suivre une victoire si chèrement achetée, qu’il offrit de tenter une nouvelle sortie, d’aller de sa personne, surprendre, durant la nuit, la passe qu’on trouverait probablement mal gardée. Cette proposition audacieuse était tout à fait dans le caractère du vainqueur de Pylos ; elle ne rencontra malheureusement pas d’écho. Les marins d’ailleurs refusaient de se rembarquer. Il n’y avait plus qu’une pensée dans le camp : opérer la retraite par terre.

Abrégeons ces détails lamentables ; ici se termine l’expédition de Sicile. Qui pourrait croire en effet qu’une armée usée par tant de combats, décimée par la fièvre, affaiblie par de longues privations, sera capable de s’ouvrir par la force une route de Syracuse à Catane, qu’elle dérobera sa marche, qu’elle surprendra le passage des nombreux défilés qu’il lui faut franchir et dont un seul, gardé par une poignée d’hommes, suffirait à l’arrêter ? Non ! si grand que soit le courage des chefs, si admirable que puisse être la constance des soldats, on ne sort de situations pareilles que par la mort ou par la capitulation. Nicias et Démosthène étaient des généraux de premier ordre ; ils luttèrent bravement contre la fortune, recourant à tous les stratagèmes usités en semblable occurrence, multipliant les assauts et les ruses de guerre, simulant des campemens et se jetant brusquement sur la droite, sur la gauche, en arrière, cherchant de tous côtés des issues et n’en découvrant nulle part, car la cavalerie sicilienne ne les perdait pas de vue, les harcelait sans cesse et surveillait chacun de leurs mouvemens. L’armée cependant s’était allégée de tout bagage inutile, elle avait laissé dans les retranchemens de l’Anapos les malades et les blessés, trouvant dans son propre désespoir la force nécessaire pour résister aux plaintes déchirantes, pour demeurer sourde aux supplications. Elle marchait décidée à tout supporter, la faim, la soif, des fatigues excessives, des combats incessans. Sa résolution ne la sauva pas. Quarante mille hommes avaient quitté le rivage de Syracuse, partagés en deux corps. Le corps que commandait Démosthène formait l’arrière-garde ; il fut enveloppé le premier, refoulé dans un enclos d’où il lui devint impossible de sortir. Pendant tout un jour on l’accabla de traits ; le soir venu, cette troupe condamnée mit bas les armes. A 5 kilomètres de là, le corps de Nicias éprouvait, s’il se peut, une fortune pire encore. Nicias était parvenu à gagner les bords d’un de ces torrens si communs en Sicile. Qu’il réussît seulement à franchir ce cours d’eau et la cavalerie, qui depuis le matin ne lui donnait pas de relâche, se verrait bien contrainte à lui laisser quelques heures de répit. Mais à la vue de l’eau, les soldats Athéniens abandonnèrent leurs rangs ; la soif ardente qui dévorait l’armée ne lui permit plus de garder aucun ordre. Une cohue confuse se précipita vers le fleuve ; on eût dit qu’elle craignait de trouver, en arrivant trop tard, le courant tari. On se pressait contre les premières files, on s’entassait dans le lit de l’étroite vallée ; ceux qui tombaient étaient foulés aux pieds, d’autres se débattaient au milieu des bagages ou roulaient de rocher en rocher entraînés par le torrent. C’est ainsi que le 28 juin 1835 les troupes du général Trézel échappèrent sur les bords de la Macta aux mains de leur chef ; c’est ainsi qu’elles se livrèrent dispersées, désarmées, et sans même opposer un semblant de résistance, au yatagan des Arabes. Les Athéniens se préparaient le même sort. Pendant qu’ils se disputaient l’eau bourbeuse et sanglante, les archers syracusains, les cavaliers indigènes, les hoplites du Péloponèse fondirent à l’envi sur eux. Le massacre fut horrible ; jamais la Sicile, habituée cependant à dévorer ses envahisseurs, n’avait contemplé pareille scène de carnage. Des monceaux de cadavres remplissaient le lit encaissé du fleuve ; des milliers de blessés jonchaient le sol ou erraient poursuivis par la cavalerie, qui prenait un féroce plaisir à les achever. Nicias se rendit à Gylippe dans le vain espoir d’obtenir quelque pitié pour ces malheureux fuyards. Il se rendit complètement à discrétion, ne stipulant rien pour lui et ne pouvant, à plus forte raison, rien stipuler pour son armée, car son armée déjà n’existait plus. Chaque soldat ennemi s’était fait de lui-même sa part de butin. Le nombre des morts était considérable ; celui des prisonniers le fut encore plus. La Sicile entière fut remplie de ces captifs. Les Sicèles, en véritables Kabyles qu’ils étaient, se hâtèrent de les entraîner dans les montagnes. Les soldats de Démosthène furent les seuls qui échurent en partage à l’état. La capitulation à laquelle ils s’étaient résignés semblait devoir leur garantir la vie sauve ; les Syracusains se montrèrent implacables. Les deux premières victimes qu’ils immolèrent furent les deux généraux athéniens. Gylippe réclama inutilement ces illustres prisonniers comme la part de Sparte ; il n’obtint pas un meilleur succès quand il en sollicita la remise pour prix de ses services. Ce n’était pas d’un sang vulgaire que le peuple de Syracuse était altéré ; sa soif de vengeance ne pouvait s’étancher que dans le plus noble sang de la Grèce. Nicias et Démosthène reçurent le coup mortel le même jour. Les troupes auxiliaires prirent ensuite tour à tour le chemin de l’abattoir ; on n’épargna que les troupes athéniennes, si ce fut les épargner que leur réserver la mort lente des carrières. La plupart des soldats d’Athènes qui survivaient encore périrent misérablement au fond des Latomies et ne revirent jamais la lumière du jour.

Quel désastre ! Toute la fleur de la jeunesse athénienne, deux flottes, deux armées, avaient disparu dans l’expédition fatale. Ce n’est pas à la campagne de Saint-Domingue, c’est à la campagne de Russie que l’on peut comparer l’expédition de Sicile. La gravité du résultat autorise ce rapprochement. Il est des revers dont on se relève ; ceux sous lesquels on reste accablé, ce sont les revers qui ne sauraient s’imputer à l’insuffisance des préparatifs. Quand on a tout cru prévoir, quand on a fait le plus complet et le plus judicieux emploi de ses forces, si l’on échoue, d’où fera-t-on sortir un nouvel effort ? La veine saignée à blanc ne se remplit pas en un jour. Le plus sûr est de se résigner et de ne pas faire succéder, par une obstination funeste, à un évanouissement passager l’agonie. Le passé a souffert pour que le présent s’instruise. Quelle moralité tirerons-nous de l’expédition de Sicile ? Il s’en dégage sans doute de nombreuses leçons et des leçons de plus d’une sorte. N’en retenons qu’une, mais que ce soit la plus importante. Il est évident que dans ces vastes entreprises de guerre le péril croit avec la distance ; n’allons donc pas trop loin quand il nous est loisible de nous en dispenser. « Faire son pré carré » est de la petite politique peut-être ; c’est pourtant cette petite politique, appliquée pendant plus de deux siècles avec persévérance, qui nous a faits ce que nous sommes ; nous n’avons donc pas le droit de la dédaigner. Ce fut la politique d’Henri IV et de Périclès, ce ne fut pas celle du peuple d’Athènes le jour où la direction d’un grand esprit vint à lui manquer. Les grands esprits sont sujets à erreur, les multitudes y sont plus exposées encore. Ce sont aussi des rois que ces masses inconstantes, et, quand elles délirent, leurs fantaisies ne sont ni les moins coûteuses, ni les moins funestes. Ce qui aggrave leurs fautes, c’est qu’elles mettent toujours un fol et stérile orgueil à les nier. Les rois ont leur responsabilité qui sert au moins d’avertissement à leurs successeurs ; les peuples ne s’en prennent jamais à eux-mêmes de leurs infortunes et de leurs souffrances. Ils accusent le sort, ils accusent surtout leurs favoris et leurs généraux. Ces ingratitudes et ces injustices ne réparent rien ; le ciel ne réserve de revanches qu’aux rois ou aux nations qui s’en abstiennent.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE,

  1. Voyez la Revue du 1er août, du 15 décembre 1878, et du 1er février 1879.