La Marine de l’avenir et la marine des anciens/05

La Marine de l’avenir et la marine des anciens
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 106-138).
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LA
MARINE DE L'AVENIR
ET
LA MARINE DES ANCIENS

V.[1]
LE RAPPEL D’ALCIBIADE.


I.

Entre la fin du règne de Louis XIV et notre orageuse époque, on compte aujourd’hui cent soixante-quatre ans ; Marathon et Chéronée sont à peine séparés par un siècle et demi d’intervalle. De Marathon à Chéronée, vous ne trouverez ni une bataille de Marengo, ni une victoire d’Austerlitz ; Issus et Arbèles appartiennent au règne d’Alexandre. C’est une heure triste et grave que celle où les peuples s’en vont. Il est, nous ne le savons que trop, dans la destinée de toute chose humaine de finir, mais il semble que le sort devrait au moins de nobles funérailles à ces nations privilégiées auxquelles il fut donné d’être tout à la fois l’emblème de l’héroïsme et le flambeau de l’univers. Cette faveur dernière d’une belle mort ne fut pas accordée à la Grèce ; les dieux l’avaient condamnée d’avance à se dissoudre dans de misérables querelles intérieures. La guerre du Péloponèse, cette source de tout le mal, ce fléau déchaîné par Corcyre et plus encore peut-être par Corinthe, ne se termina pas avec l’expédition de Sicile ; elle alla se poursuivre sur les côtes de l’Ionie et sur celles de l’Hellespont. Ce fut là que les généraux de Sparte apprirent à tendre leur casque à l’obole des satrapes, à vaincre au profit de Tissapherne ou de Pharnabaze. Quand ils eurent dévoré en silence ces longues humiliations qui ne révoltaient plus que quelques âmes généreuses, quelques cœurs attardés dans un siècle corrompu, Philippe de Macédoine pouvait apparaître sans crainte. Le fruit était mûr. Athènes eut cependant, de l’année 413 avant Jésus-Christ à l’année 407, un retour inattendu de fortune. Ce retour coïncide avec l’époque du rappel d’Alcibiade. N’allons pas pour cela exagérer l’importance du concours apporté à sa patrie par le transfuge repentant! Les premières victoires qui rétablirent un instant la fortune d’Athènes furent gagnées contre Alcibiade ou du moins contre ses alliés; les autres furent, pour la plupart, gagnées en son absence. N’importe ! sans Alcibiade, sans son activité, sans sa vive et audacieuse impulsion, les Athéniens n’auraient jamais su tirer un parti suffisant de leurs succès. Il n’est donc que strictement juste d’en faire remonter l’honneur à l’homme qui, d’autre part, a peu de droits à nos sympathies.

L’escadre invisible de l’amiral Allemand est restée célèbre. On se rappelle qu’au moment où l’empereur Napoléon préparait mystérieusement en 1804 la concentration de ses forces navales dans la Manche, l’amiral Allemand reçut l’ordre d’arrêter tous les navires neutres qu’il rencontrerait sur sa route. L’an 413 avant notre ère, quelques mois à peine après le grand désastre de Sicile, quand la Grèce tout entière était en fermentation, une autre escadre invisible s’avançait avec les mêmes précautions vers les côtes de l’Ionie. Dès que cette escadre eut touché le continent asiatique, elle relâcha les bâtimens interceptés. Son but était atteint, elle venait de débarquer Alcibiade dans les états du roi des Perses. Nous avons vu les Anglais, en paix avec l’empereur de Chine, faire la guerre au vice-roi de Canton; réconciliés avec le vice-roi, rouvrir les hostilités contre le gouverneur du Che-Kiang. Le Céleste-Empire formait alors un ensemble de provinces qu’on pouvait aisément confondre avec une série de royaumes juxtaposés. La monarchie des Perses admettait dans l’organisation de ses satrapies une indépendance administrative tout à fait analogue. Le roi Darius II, le successeur d’Artaxerxe Longue-Main, n’eût probablement pas songé à profiter des événemens survenus en Sicile; ceux de ses satrapes qui avaient à gouverner des provinces maritimes trouvèrent l’occasion singulièrement propice pour recouvrer la faculté de taxer à leur gré les villes du littoral. Le roi leur réclamait sans cesse le paiement des tributs arriérés, les Athéniens les tenaient à l’écart des opulentes cités qu’Athènes avait prises sous sa protection; le moment était venu de tenter quelque chose pour se soustraire à un joug aussi humiliant que ruineux. Par elle-même, la Perse, malgré l’importance que conservait encore la marine phénicienne, pe pouvait rien ; les victoires de Cimon avaient trop bien assuré l’ascendant d’Athènes. Mais tout le Péloponèse était en armes et tout le Péloponèse, à cette heure, construisait des vaisseaux ; Sparte allait bientôt avoir à ses ordres cent navires de guerre. Sauvée par Sparte, Syracuse, à son tour, lui envoyait sa flotte pour achever l’anéantissement de l’ennemi commun. La Perse et le Péloponèse pouvaient donc à merveille se compléter, le Péloponèse en fournissant des vaisseaux, la Perse en fournissant des subsides. C’était là ce qu’avait pressenti avec la perspicacité de sa haine le dangereux transfuge accueilli par Lacédémone.

Deux des satrapes de Darius étaient particulièrement intéressés à se procurer le concours de la flotte lacédémonienne : le satrape qui gouvernait l’Ionie et celui qui commandait sur les bords de l’Hellespont, — Tissapherne et Pharnabaze. — Tissapherne reçut le premier la visite d’Alcibiade. Le perfide savait bien où devaient porter ses coups pour atteindre sa patrie au cœur. Il fallait d’abord lui enlever les îles qui bordent la côte Ionienne ; on s’attaquerait ensuite à Byzance et aux villes de la Chersonèse. Avec Alcibiade s’était embarqué dans le golfe d’Égine un délégué de Sparte, Chalcidéus; un traité fut bientôt conclu. S’il ne l’eût été par Tissapherne, il l’aurait été par Pharnabaze, car les deux satrapes se disputaient l’honneur et l’avantage de prendre des Grecs à leur solde. Tissapherne promit de payer 90 centimes par homme et par jour. Alcibiade et Chalcidéus se mirent sur-le-champ à l’œuvre pour soulever Chio et pour insurger Milet.

L’empereur Napoléon, revenu de Russie, eut encore la puissance de faire sortir pour ainsi dire de terre une armée de six cent mille hommes. Athènes ne mit pas moins d’activité à réparer ses pertes. Une nouvelle flotte ne tarda pas à descendre des chantiers du Pirée. Les géans ne tombent pas sous une seule blessure. Il fallut deux ans à l’Europe pour terrasser Napoléon Ier ; Athènes, pendant huit années, tint le Péloponèse et la Perse en échec. Elle avait trouvé dans les eaux Ioniennes une inappréciable alliée. Haine invétérée de Sparte, amour farouche de la démocratie, tout se rencontrait à Samos pour faire de cette île si riche en guerriers et en ports l’avant-garde d’Athènes, la surveillante jalouse des cités infidèles. Ce fut de Samos que partirent à bord de cinquante-deux vaisseaux, pour aller débarquer sur le territoire milésien, mille hoplites d’Athènes, quinze cents d’Argos, mille autres fournis par les villes tributaires. Conduits par Chalcidéus et par Alcibiade, soutenus par la présence de Tissapherne, les habitans de Milet se crurent de force à tenter une sortie. Ils furent complètement battus, refoulés dans leur ville et investis le jour même par les forces athéniennes. Chalcidéus, le négociateur de Sparte, avait bravement payé de sa personne; il trouva la mort dans cet engagement. Quant au fils de Clinias, son rôle n’était pas fini. Échappé sain et sauf du combat, il courut à cheval jusqu’aux bords du golfe qui s’ouvre entre Halicarnasse et Milet, juste en face de Pathmos, de Léros et de Calymnos. Là venaient de mouiller vingt vaisseaux de Syracuse, deux de Sélinonte, trente-trois du Péloponèse. Théramène de Lacédémone amenait cette escadre au nouveau commandant en chef des forces alliées, au navarque Astyochos. Dès le point du jour, la flotte combinée cinglait vers Milet. Théramène s’était flatté de surprendre les Athéniens, il fut cruellement déçu. Un avis venu de l’île Léros avait mis les généraux d’Athènes, Phrynicos, Onomaclès et Scironidès, sur leurs gardes. En un instant, l’armée, les blessés, le matériel de siège, furent embarqués, le butin abandonné sur la plage et les vaisseaux dirigés à toutes rames sur Samos. Si l’amiral Persano eût montré à Lissa autant de diligence, il n’eût pas été réduit à combattre Tegethof dans les conditions défavorables qu’il accepta. Pouvait-il, en cette occasion, imiter l’exemple que lui donnait, en l’an 413 avant Jésus-Christ, Phrynicos? Pour mettre des troupes à terre, pour les reprendre à bord, nous sommes bien loin de disposer des moyens rapides et sûrs que possédaient les anciens. Ne m’a-t-il pas fallu à moi-même, dans la seconde année de l’expédition du Mexique, près d’un mois pour rembarquer un seul bataillon groupé près de l’embouchure de la rivière de Tampico? Théramène avait manqué l’occasion de surprendre une flotte athénienne; il saisit avidement celle qui s’offrait à lui de gagner les bonnes grâces de Tissapherne. Le satrape avait dans la ville de Iasos, sur la côte de Carie, un ennemi personnel; il fit appel au zèle des Lacédémoniens. Les Lacédémoniens s’emparèrent de la place désignée à leurs coups et l’abandonnèrent aux vengeances du gouverneur de l’Asie maritime. La revanche des Perses commençait. Pour payer le service qui lui était rendu, Tissapherne apporta de l’or. Tous les navires alliés reçurent un mois de solde.

Tissapherne avait désormais sa flotte ; Pharnabaze, à son tour, voulut avoir la sienne. Les Péloponésiens lui promirent vingt-sept vaisseaux, et Antisthène de Sparte reçut l’ordre de les lui conduire. La mission était plus facile à donner qu’à remplir ; Athènes gardait avec soin les avenues de l’Hellespont. Trente-cinq vaisseaux, commandés par Charminos, Strombichidès et Euctémon, cinglaient en ce moment même vers Chio ; soixante-quatorze autres, maîtres de la mer, faisaient de Samos des courses sur le territoire de Milet. La flotte d’Antisthène partit du cap Malée, entra dans Milo et y trouva dix vaisseaux athéniens. De ces dix vaisseaux, trois, abandonnés par leurs équipages, tombèrent en son pouvoir; les autres réussirent à lui échapper et firent route vers Samos. C’était là un fâcheux contre-temps pour Antisthène. La flotte athénienne allait être avisée de son départ : comment parviendrait-il à lui dérober ses mouvemens? Antisthène suivit l’exemple d’Alcidas; il brava les hasards de la grande navigation. Ses vingt-sept vaisseaux firent voile pour la Crète, y rencontrèrent l’obstacle presque insurmontable alors des vents étésiens et, après bien des péripéties, finirent par arriver à Caunes en Asie. Caunes n’était guère sur le chemin de l’Hellespont, mais Caunes était peu éloignée de Milet, et à Milet se trouvait rassemblée la flotte d’Astyochos. Antisthène demanda qu’on vînt l’escorter; Astyochos ne pouvait se refuser à ce légitime désir. Il prit sur-le-champ la route de Caunes, à la façon antique, par étapes. Sa flotte passa donc de Milet à Cos et de Cos à Cnide.

Si vous avez jamais relâché au cap Crio, vous y aurez contemplé avec admiration les débris de ce port où s’arrêtait, indécis dans sa marche, vers les premiers jours du printemps de l’année 412 avant notre ère, le navarque Astyochos. Ce ne sont que fûts de colonnes, architraves de marbre, blocs énormes tirés de carrières inconnues. Le roi Louis-Philippe songea, en 1833, à faire servir ces décombres délaissés aux embellissemens du palais de Versailles. Le vaisseau la Ville de Marseille et le transport le Rhône vinrent jeter l’ancre sur cette rade qui, pour la première fois sans doute, abritait de pareils colosses. Le butin fut maigre, non que le marbre manquât, mais nous nous trouvâmes inhabiles à soulever et à emmagasiner de pareils débris. Les masses que les anciens se faisaient un jeu de remuer ont toujours embarrassé la mécanique dégénérée de nos ingénieurs. La ville de Cnide, à en juger seulement par ses ruines, devait être une place importante. Toute la côte d’Asie, au temps d’Astyochos et de Tissapherne, était couverte de semblables cités. On s’explique aisément les immenses richesses qu’en devait tirer Athènes. L’Ionie maritime était pour elle ce crue sont aujourd’hui les Indes orientales pour les Anglais.

Astyochos n’était pas le seul à chercher la flotte d’Antisthène ; Charminos, averti par les vaisseaux qui s’étaient enfuis de Milo, espérait bien aussi en avoir des nouvelles. Il s’était, à cet effet, établi en croisière avec vingt vaisseaux dans les parages de Symé, de Chalcé et de Rhodes. C’est dans ces mêmes eaux que croisait, en 1834, la flotte égyptienne, quand elle bloquait les Turcs réfugiés au fond de la vaste baie de Marmorice. Antisthène n’avait pas jeté l’ancre à Marmorice; il était mouillé dans une baie voisine, à l’ange d’un de ces coudes que forme la rade étroite et sinueuse de Karagatch. Que sont devenues les ruines de Caunes? Ont-elles été couvertes par la végétation odorante d’où j’ai vu, deux mille deux cent quarante-six ans après l’époque où vivait Antisthène, des marchands syriens occupés à extraire un baume mystérieux que mon ignorance appelait du benjoin? Caunes ou une autre ville doit sommeiller sous ce bois touffu. Il est impossible en effet que les bords d’une semblable rade n’aient pas tenté quelque colonie. Sur cette côte, du reste, on peut fouiller partout; les cadavres des nations et des villes y abondent.

Revenons aux opérations navales qui, pour le présent, nous occupent. Trois escadres mutuellement ignorantes de leur position se trouvaient réunies sur la côte de Lycie : l’escadre d’Astyochos à Cnide, l’escadre d’Antisthène à Caunes, l’escadre de Charminos à Symé. Astyochos fut le premier qui obtint quelques renseignemens sur la situation de l’ennemi. Il partit de Cnide au milieu de la nuit et courut vers Symé, plein de confiance et d’espoir, se croyant certain de surprendre Charminos, si Charminos n’avait pas quitté son mouillage; de l’envelopper, si la flotte athénienne avait pris la mer. Pour mettre à exécution ce projet, la première condition était de garder sa propre flotte tout entière sous la main. La pluie et la brume séparèrent les vaisseaux d’Astyochos ; la moitié au moins de la flotte du Péloponèse se trouva égarée dans les ténèbres. Apprenez à naviguer et à manœuvrer de nuit ; la navigation et la manœuvre de jour ne sont rien ; les escadres les plus novices, les moins exercées s’en tirent. L’obscurité n’est faite que pour les forts; l’amiral Saumarez répara son échec d’Algésiras en se jetant au milieu de nos vaisseaux par une nuit noire. L’aile gauche d’Astyochos était déjà en vue des Athéniens que l’aile droite et le centre erraient encore perdus dans le brouillard autour de l’île Symé. Charminos, lui, ne songeait qu’à la flotte de Caunes. Il aperçoit des vaisseaux; ce sont sans nul doute les vaisseaux que depuis plusieurs jours il guette! Ce général qu’on venait attaquer se croit en présence d’une aubaine. Excellente condition pour combattre! Les Athéniens s’élancent à la rencontre d’Astyochos avec toute l’ardeur qu’ils s’étaient promis d’apporter à la poursuite d’Antisthène. Trois trières du Péloponèse sont coulées, plusieurs autres subissent de graves avaries. Charminos les suit dans leur retraite et déploie son escadre sur un vaste espace; aucun de ces vaisseaux qui fuient ne doit échapper à ses filets. Mais ce ne sont pas des fuyards qui émergent cette fois de la longue bande de brume; c’est toute une division, massée, formée en ligne; c’est la seconde portion de la flotte d’Astyochos. Les vaisseaux poursuivis se rallient derrière ce rempart. Arrêtez-vous, Athéniens! Repliez-vous en toute hâte! Vous n’avez pas intercepté l’escadre de Caunes, vous êtes tombés au milieu de la flotte de Milet. Qu’il fait bon être agile en pareille occurrence ! Une escadre moins leste eût été enveloppée, Charminos en est quitte pour la perte de six vaisseaux ; le reste de son escadre a gagné sans encombre la rade d’Halicarnasse. Les Péloponésiens retournent à Cnide; les vaisseaux d’Antisthène, sachant la mer libre, s’empressent de venir les y joindre.

Un combat dans la brume ! Les modernes aussi en ont livré, et celui que Villeneuve avec ses vingt vaisseaux eut à soutenir, à la hauteur du cap Finistère, contre les quinze vaisseaux de Calder en garda justement le nom de combat des Quinze-Vingt. Ces sortes d’actions sont rarement des affaires décisives ; le triomphe des Péloponésiens leur donnait à peine le droit qu’ils s’arrogèrent d’élever un trophée sur l’île de Symé. C’était cependant quelque chose pour une flotte du Péloponèse d’avoir pu combattre au large et de n’avoir pas essuyé une défaite. L’empereur Napoléon eût félicité Astyochos, puisqu’il félicita Villeneuve. Il faut tenir en effet grand compte du moindre avantage qui peut donner du cœur à des soldats habitués à être vaincus. Regarder alors de trop près à la supériorité du nombre, marchander ses louanges, discuter les heureux hasards qui ont pu entraîner la victoire, n’est pas seulement une coupable injustice, c’est aussi la plus insigne des maladresses. Astyochos était donc un vainqueur. Au profit de qui avait-il vaincu? On éprouve une certaine honte à le dire : ce Spartiate avait vaincu au profit des Perses. Maître de la mer, dominant toute la côte de Lycie, grâce à la flotte vraiment considérable qu’il devait au zèle de Syracuse, à l’activité de Corinthe, de Sycione, de Mégare, de Trézène, d’Épidaure et d’Hermione, aux efforts redoublés des Béotiens, des Phocéens, des Locriens, des habitans de l’Arcadie et de l’isthme de Pallène, Astyochos n’avait eu rien de plus pressé que de s’aboucher de nouveau avec Tissapherne. Croit-on qu’il songeât alors à mettre son concours à un plus haut prix, qu’il voulût revenir sur les concessions arrachées par la nécessité et par les odieux conseils d’Alcibiade à Chalcidéus? Non! Astyochos attendait Tissapherne à Cnide pour reconnaître par un traité solennel « les droits de Darius à la possession de tous les pays précédemment soumis à la monarchie des Perses. »

On a vu des négociateurs sacrifier d’importantes portions de territoire par une simple erreur géographique ; il ne s’est jamais rencontré de diplomate de la force d’Astyochos. Mesurait-il bien, ce général naïf, la portée de l’engagement qu’au nom de son pays il venait de souscrire? Se rendait-il seulement compte des résultats immédiats que cette imprudente convention pouvait avoir? Quoi! les villes Ioniennes allaient retourner sous le joug! Les îles, la Thessalie, la Locride, la Grèce continentale jusqu’aux frontières de la Béotie, redevenaient le domaine des satrapes ! Et c’était Lacédémone qui souscrivait à ces conditions; c’était Lacédémone qui se chargerait d’imposer aux Grecs la domination médique! Poussé jusqu’à ces limites, l’aveuglement côtoyait de bien près la trahison. Sur de moindres soupçons, Sparte avait jadis fait périr Pausanias. Moins rigoureuse cette fois, moins austère surtout, elle se contenta de désavouer Astyochos. Onze commissaires furent investis du soin de réviser le traité de Cnide. Lichas, fils d’Arcésilas, parlant au nom de ces onze délégués, n’hésita pas un instant à déclarer « qu’Astyochos avait outrepassé son mandat. » Sparte était prête à discuter toute proposition raisonnable; si l’on prétendait lui imposer des conditions humiliantes pour la Grèce, « elle n’avait plus besoin de subsides. » Au moment où il croyait toucher au succès, Tissapherne venait de se heurter à la vieille rudesse Spartiate.


II.

Il restait par bonheur au satrape un précieux conseiller. « Pourquoi vous inquiéter, lui disait Alcibiade, des déclarations de Lichas? Achetez les triérarques, corrompez les généraux ! Cela vaudra mieux pour vous que tous les traités. La flotte du Péloponèse vous obéira quand ses chefs vous seront acquis. On vous demande le concours de la flotte phénicienne? Répondez que cette flotte est déjà en route; gardez-vous bien de la faire venir; l’intérêt de la Perse n’est pas de mettre les Lacédémoniens en mesure de terminer par un coup de vigueur une guerre commencée il y a déjà dix-neuf ans. La Perse trouvera plus de profit à faire traîner les hostilités en longueur. On insiste pour obtenir de vous une drachme de solde journalière par homme; faites observer que les Athéniens n’accordent la plupart du temps que la moitié de cette paie, — trois oboles, — à leurs rameurs. Pendant que vous retiendrez les Péloponésiens inactifs par ces vains débats et par ces stériles promesses, Athènes reprendra peu à peu des forces. Les deux marines se balanceront alors, s’useront l’une par l’autre, et vous deviendrez, sans avoir exposé la flotte phénicienne, l’arbitre souverain de cette longue querelle. »

Quel était donc le but que poursuivait Alcibiade? Voulait-il réellement livrer la Grèce épuisée à Darius? Le fils de Clinias connaissait trop bien sa patrie pour s’imaginer qu’il la pût dès cette heure conduire à un tel degré d’abaissement. Ce qu’il se proposait, c’était uniquement d’affermir par l’apparente bonne foi de ses conseils, disons mieux, par l’exagération de son médisme, le crédit dont il se vantait de jouir auprès de Tissapherne. L’ami du satrape se ferait aisément courtiser par les deux partis. Alcibiade était passé maître en fait d’intrigues; jamais cependant on ne l’avait encore vu ourdir trame aussi compliquée. Il s’agissait cette fois de tromper tout le monde. Après s’être insinué dans la confiance de Tissapherne en affectant de lui sacrifier les Grecs, il fallait persuader aux Grecs que Tissapherne aiderait de ses subsides ceux qui prendraient fait et cause pour Alcibiade. L’événement ne tarda pas à prouver que l’audacieux proscrit ne présumait pas trop de la crédulité de ses compatriotes. Ce fut d’abord une sourde rumeur qui parcourut les rangs de l’armée de Samos. « Tissapherne, disait-on, n’inclinait pas plus vers Lacédémone que vers Athènes, mais il s’était pris d’une vive amitié pour le fils de Clinias, et, tant qu’Alcibiade ne serait pas relevé du bannissement qui l’avait frappé, on pourrait renoncer à l’espoir de détacher le vice-roi de la cause qui lui devait déjà ses premiers triomphes. Alcibiade rendu à sa patrie, tout changeait. Tissapherne abandonnait ces grossiers Spartiates qui, d’une main, recevaient son or et repoussaient, de l’autre, ses traités; il se tournait, par esprit de vengeance, vers Athènes, soldait libéralement la flotte, et ne demandait en retour que l’abolition de la démocratie et l’établissement d’un pouvoir résolu à maintenir d’amicales relations avec la Perse. » Que ces ouvertures aient trouvé un facile accès auprès des chefs de l’armée athénienne, il n’y a pas lieu de s’en étonner : Alcibiade promettait aux triérarques, aux pilotes, de gouverner avec l’aristocratie et de tenir désormais en bride cette odieuse lie du peuple qui l’avait chassé. Ce qui pourrait davantage surprendre, c’est de voir la foule accepter avec complaisance un projet qui ne tendait à rien moins qu’à lui ravir ses droits politiques. Les droits politiques avaient sans doute leur prix pour les rameurs athéniens, mais la solde du roi, la double solde, qu’on faisait briller à leurs yeux, possédait un charme devant lequel s’évanouissaient peu à peu leurs derniers scrupules.

Tissapherne n’était pas dans le secret. A quoi eût servi de lui communiquer des desseins pour l’exécution desquels on ne se proposait pas de réclamer son concours? Savait-on s’il lui conviendrait de favoriser un mouvement destiné à concentrer la puissance d’Athènes dans une main ambitieuse et habile? La seule chose essentielle était de ne pas laisser les Grecs mettre en doute la haute influence dont on se targuait. Pour cela, il suffisait de vivre ostensiblement dans la familiarité du satrape, de se faire admettre à sa table, de pénétrer à toute heure sous sa tente. Cette intimité, Alcibiade l’avait depuis longtemps conquise; il s’en faisait une arme aujourd’hui contre les citoyens qui voulaient prolonger son exil. Laisser entrer dans la cité sainte le violateur des lois, le profanateur des mystères ! À la seule pensée d’un si grand sacrilège, les prêtres de Cérès se répandaient en imprécations. « Mais, répliquaient les partisans du puissant banni, pouvez-vous indiquer un autre moyen de sauver la république ? D’où vient la prépondérance assurée désormais à la flotte du Péloponèse ? Des subsides du roi. Déposez donc des haines impolitiques ; rappelez Alcibiade, puisque Alcibiade seul en ce moment est capable de faire passer de votre côté l’alliance qui constitue la force de vos ennemis. Il faudra peut-être changer pour quelque temps la forme du gouvernement, abandonner l’exercice du pouvoir à un petit nombre de citoyens, afin d’inspirer plus de confiance au roi. Nous ne tarderons pas à revenir à nos institutions premières ; le sacrifice ne sera que passager, et qui pourrait hésiter à le subir, lorsqu’il est démontré qu’en dehors de cette ligne de conduite il n’est pas pour l’état menacé de salut ? » Parler d’oligarchie au peuple d’Athènes, c’était montrer une singulière audace ; le peuple cependant ne s’indigna pas. Il est des heures d’accablement moral où les nations peuvent tout entendre. On osa décider que le chef apparent de cette intrigue, Pisandre, partirait avec dix collègues pour séduire Tissapherne et ramener, s’il réussissait, Alcibiade.

Tissapherne n’avait qu’une idée : obtenir l’abandon de l’Ionie et des îles adjacentes. Les Lacédémoniens refusaient d’y souscrire ; ce fut la première exigence que rencontrèrent les Athéniens. Sur ce point délicat, Pisandre et les dix commissaires qu’on lui avait adjoints ne se révoltèrent pas encore ; lorsqu’à la troisième conférence Alcibiade réclama pour le roi le droit d’expédier ses vaisseaux dans les ports de la Grèce et de les y faire accueillir en alliés, le piège parut trop grossier, l’indignation d’Athènes trop probable ; les pourparlers se rompirent, et Tissapherne se montra plus disposé que jamais à rendre sa faveur et ses subsides aux Lacédémoniens. Alcibiade avait été l’âme de ces négociations ; la crainte d’indisposer Tissapherne l’arrêta en chemin. Il dut, quelle que fût sa pensée secrète, se montrer plus soucieux des intérêts des Perses que de la dignité, de la sécurité même de sa patrie. Le parti oligarchique résolut alors de se passer de son concours. L’homme nécessaire devint, à l’instant, l’homme fatal. Était-ce bien sur un tel personnage que l’élite de la population devait s’appuyer ? Un noble mouvement de fierté nationale sembla transporter ces Grecs qui n’étaient pas encore les Grecs du Bas-Empire ; l’insolence de l’étranger les rendit à eux-mêmes. Que le roi de Perse garde son or, les conjurés prendront sur leur propre fortune l’argent dont on a besoin pour le paiement de la solde. Le premier devoir de tout bon citoyen est de songer à pousser la guerre avec vigueur ; vainqueur en Ionie, on n’en sera que plus fort dans Athènes. Le complot avait des ramifications étendues, moins étendues cependant que ne le supposait la terreur populaire. Les Athéniens voyaient des affiliés partout. Quelques meurtres demeurés impunis glaçaient les courages. Le plus influent meneur du peuple, le principal auteur du bannissement d’Alcibiade, Androclès, fut tué secrètement par les incroyables de l’époque; la démocratie n’osa plus bouger. Les citoyens ne s’abordaient qu’en tremblant ; l’homme à qui l’on allait s’ouvrir de ses craintes était peut-être lui-même un conjuré. Quand Pisandre et ses dix collègues revinrent de Samos et débarquèrent au Pirée, la conspiration, tramée dans le silence, n’attendait qu’un signal pour éclater au grand jour. Pisandre amenait pour la seconder un corps d’hoplites recruté sur la route. Pisandre était l’homme d’action; il avait combiné et monté l’affaire, celui qui en tenait tous les fils se nommait Antiphon. Par quel fol espoir « ce penseur profond » dont Thucydide n’a jamais cessé de révérer la mémoire, « cet habile orateur, ce citoyen estimé entre tous » fut-il donc conduit à tenter d’arracher le peuple athénien à l’abîme? Put-il s’imaginer qu’il contiendrait longtemps une multitude «non-seulement étrangère à toute sujétion, mais encore accoutumée à faire la loi aux autres? » Fatale et commune erreur des sages ! En fait de politique, la philosophie de Falstaff leur donnerait des leçons : « Se figurent-ils, parce qu’ils sont vertueux, qu’il n’y aura plus de joyeux compagnons attablés dans les tavernes? »

Tout alla bien cependant au début. Guidé par les conseils d’Antiphon, Pisandre commença par convoquer une assemblée populaire. Dans cette assemblée, on proposa aux Athéniens d’élire dix commissaires, chargés d’étudier les moyens « d’arriver à fonder le meilleur gouvernement possible. » Le meilleur gouvernement, ce ne pouvait être évidemment celui qui avait décrété la guerre du Péloponèse et qui venait d’échouer en Sicile. Les Athéniens étaient las de « coucher sur la paille en gardant les remparts, de voir des hommes à cheveux blancs dans les rangs de l’armée, tandis que des jeunes gens se dérobaient aux fatigues de la guerre par des ambassades. » Sous le joug capricieux de la démocratie, riches et pauvres avaient également souffert. Les riches, on leur imposait les fonctions de triérarque, on les obligeait à équiper à leurs frais de vieilles galères, dont les flancs à demi pourris s’ouvraient de vétusté; les pauvres, depuis vingt ans, n’avaient cessé de voir constamment suspendu sur leur tête « l’ordre de se présenter, avec trois jours de vivres, pour aller à la mort. » Aussi la masse du peuple ne demandait-elle qu’à ne plus entendre le retentissement « des tolets qu’on adapte au plat-bord, des rames qu’on attache à leur cheville. » Promettre aux Athéniens « de scier les piques en deux pour en faire des échalas » était, en ce moment, le plus sûr moyen de gagner leurs suffrages. Les dix commissaires furent élus sans contestation ; le vieux Démos les investit de ses pleins pouvoirs. Au jour fixé, le morose vieillard vint s’asseoir de nouveau sur les bancs de pierre du Pnyx, « avec son outre, son pain, sa petite provision d’ail, d’oignons et d’olives, » en vrai Palikare qu’il était. Les dix délégués comparurent alors devant sa toute-puissance ; c’était au peuple d’Athènes de juger et d’approuver, s’il le trouvait bon, leur œuvre. Le comité de législation, malgré la hâte extrême qui lui était imposée, n’avait pas fait les choses à demi. Il proposait « d’abolir toute magistrature conférée par l’ancien ordre de choses, de supprimer les emplois salariés et de confier l’autorité suprême à quatre cents citoyens. » Ce gouvernement des quatre cents, — tel est le nom qu’il porte dans l’histoire, — s’installa sans encombre. Il rencontra si peu d’opposition qu’à part quelques exécutions clandestines, quelques condamnations à l’exil ou aux fers, il n’eut pour ainsi dire pas à user de rigueur. Le point difficile n’est jamais de se faire accepter; les embarras commencent quand il faut justifier les grandes espérances qu’on a fait naître. Le peuple d’Athènes voulait la paix; il eût été dangereux de ne pas prendre au sérieux son impatience. Les quatre cents envoyèrent donc sur-le-champ au roi Agis, qui continuait d’occuper Décélie, un héraut chargé de déclarer le véhément désir qu’éprouvait le nouveau gouvernement d’arriver à une prompte réconciliation. Agis ne se contenta pas de faire le plus froid accueil à cette ouverture. Dès qu’il sut qu’une révolution venait d’éclater dans Athènes, il se mit en mesure d’en profiter. « J’irai, dit-il, porter moi-même ma réponse aux Athéniens, » et, sans perdre un instant, il fit mander en toute hâte des troupes du Péloponèse. Quand il se crut en force, il descendit de Décélie dans la plaine à la tête de son armée. Le roi de Lacédémone heureusement se trompait; Athènes n’était pas livrée à l’anarchie. Les soldats du Péloponèse ne rencontrèrent pas des citoyens divisés, prêts à leur ouvrir les portes de la ville ; ce qui vint à eux ce fut des cavaliers, des hoplites, des archers, des peltastes, qui culbutèrent leurs postes avancés et obligèrent Agis déconcerté à battre précipitamment en retraite. Les quatre cents avaient ainsi prouvé qu’ils étaient un gouvernement; Agis consentit à laisser passer l’ambassade qu’ils envoyèrent à Lacédémone pour y négocier, s’il était possible, un accord.

Croit-on que ces conspirateurs heureux, maîtres dans Athènes, en possession d’une trêve qui pouvait conduire à la paix, en fussent pour cela plus tranquilles? Le succès du moment avait-il la vertu de les étourdir sur la gravité de la situation ? Non ! Les quatre cents ne se faisaient. pas d’illusions et nul ne savait mieux qu’eux à quel point l’autorité qu’ils avaient surprise demeurait précaire entre leurs mains. L’armée de Samos ne s’était pas encore prononcée, et dans l’île même, l’oligarchie venait d’avoir le dessous. Séduits par Pisandre, trois cents Samiens s’abouchèrent en secret avec Charminos revenu d’Halicarnasse. Pour donner à ce général, que nous avons vu faire si bonne figure au combat de Symé, un gage de leurs intentions, ils commencèrent par assassiner Hyperbolos, « méchant homme, nous dit Thucydide, banni par l’ostracisme, non qu’il pût exciter aucune crainte par sa puissance et par son crédit, mais parce que sa basse méchanceté était une honte pour la république. » Si « l’aigre Hyperboles » était un personnage aussi insignifiant, fallait-il donc se débarrasser de lui par un crime? On le tua comme on tua Marat. Le crime, en tout cas, fut une faute, car il révéla l’existence du complot. Le peuple de Samos prit les armes, égorgea une partie des conjurés, exila trois des plus compromis, amnistia les autres et continua de se gouverner suivant les institutions qu’il avait jadis conquises avec l’aide des Athéniens. Telle était la nouvelle qui vint jeter l’alarme dans le camp des quatre cents. Un autre avis infiniment plus grave ne tarda pas à porter à son comble l’inquiétude des amis de Pisandre. Laissée à elle-même, en contact perpétuel avec une population qui avait l’aristocratie en horreur, l’armée de Samos était redevenue ce que fut l’armée d’Italie au temps de Bonaparte; l’esprit de réaction n’y rencontrait plus de faveur. Les soldats ignoraient encore les événemens qui venaient de s’accomplir dans Athènes; ils se méfiaient cependant déjà de leurs chefs. Les troubles de Samos achevèrent de les éclairer. Si le parti oligarchique s’était insurgé dans l’île, la démocratie devait être menacée ailleurs; une coupable connivence avait sans doute encouragé le mouvement. Les généraux, gagnés pour la plupart, demeuraient indécis ; un simple triérarque, Thrasybule, le chef d’un corps d’hoplites, Thrasylle, se donnèrent la mission de déjouer les menées dont le soulèvement prématuré de Samos semblait l’indice. « Ils prirent en particulier chacun des soldats et les engagèrent à ne pas tolérer la révolution qui se préparait. » Un vent de fructidor passa dans les rangs ; la Paralos, montée par Chéréas, fit voile pour le Pirée.

Les soldats avaient exigé qu’on instruisît Athènes de ce qui venait de se passer à Samos; ils voulaient que le peuple connût en même temps leurs inquiétudes. Chéréas possédait la confiance de l’armée; on attendrait son retour pour prendre un parti. Les quatre cents n’eurent pas la simplicité de laisser débarquer cet Augereau ; ordre fut même donné de l’arrêter. Chéréas s’esquiva et parvint à se dérober à toutes les recherches. Bientôt l’armée le vit reparaître à Samos. « J’arrive d’Athènes, dit-il, où vous m’aviez envoyé. La Paralos a été saisie et son équipage, l’élite de la flotte, est aujourd’hui dispersé sur de misérables navires de transport. Voulez-vous savoir ce qui se passe dans Athènes? La démocratie y a été renversée et le parti oligarchique règne en maître. Il ne se borne pas à battre de verges les citoyens, à insulter les femmes et les enfans; il menace de jeter en prison les familles des marins qui ne se montreront pas ici favorables à ses projets. » La torche tombait sur le champ de blé; il faudrait s’étonner si elle n’y eût pas allumé l’incendie. La sédition a rarement les coudées franches dans une flotte; l’entente entre les équipages y est trop difficile. On a vu cependant, au cours de nos dernières guerres avec les Anglais, l’armée navale de Portsmouth arborer l’étendard de la révolte. Ce fait est une exception et la révolte d’ailleurs fut promptement étouffée. Mais les équipages des anciens, une fois mouillés sur rade, ne vivaient plus à bord ; le camp qui les renfermait, agora de passage, pouvait à la minute se transformer en pnyx. Une assemblée tumultueuse se trouve donc rassemblée à l’instant; les généraux, les triérarques suspects sont déposés, sans qu’on veuille même prendre la peine de les entendre; de nouveaux chefs sont élus par acclamation. Au nombre de ces chefs figurent naturellement Thrasybule et Thrasylle. N’allez pas vous imaginer que ce grand transport populaire ait fait oublier aux matelots athéniens l’or du grand roi, cet or dont Pisandre le premier leur a fait entrevoir la rosée bienfaisante! L’or du grand roi conservait toujours son prestige; seulement ce n’étaient ni Pisandre ni les quatre cents qui en disposaient. On en avait maintenant la certitude. C’était Alcibiade. A quel parti appartenait donc le fils de Clinias? Au parti d’Alcibiade, nous l’avons déjà dit. Dans le désarroi où les révolutions politiques jettent les peuples, on voit une foule de gens ne plus professer de culte que pour l’habileté. Alcibiade était incontestablement habile. Après avoir trompé Pisandre, il allait faire de Thrasybule sa dupe ou son complice. Thrasybule convoqua l’armée et obtint son assentiment au rappel d’Alcibiade. C’était se mettre en insurrection ouverte contre le gouvernement d’Athènes. Sans aucun doute; mais pourquoi hésiterait-on à jeter le défi à ce gouvernement qu’on n’a jamais reconnu? Athènes n’a-t-elle pas la première fait défection en portant atteinte aux lois de la patrie? Ces lois, l’armée se lève pour les défendre; elle saura bien contraindre Athènes à y revenir.

Alcibiade était toujours auprès de Tissapherne. Thrasybule l’alla trouver et le ramena triomphant à Samos. Mis en présence des soldats, Alcibiade sut jouer admirablement son rôle. Il n’énuméra pas pompeusement ses services, ne se plaignit point de son bannissement; il se contenta de faire parler Tissapherne. « Le satrape, à l’entendre, ne demandait qu’une chose : qu’Alcibiade fût rappelé dans sa patrie et lui servît de garant près du peuple d’Athènes. Les subsides alors ne manqueraient pas. Tissapherne ferait, au besoin, argent de son propre lit. Ce n’était pas aux Lacédémoniens qu’il amènerait la flotte phénicienne, c’était aux Athéniens devenus ses amis le jour où ils rendaient leur confiance à l’exilé qui possédait la sienne. » Le grand art ne serait-il pas en politique de savoir ce qu’on peut demander sans crainte à la crédulité des foules ? On peut aller beaucoup plus loin dans cette voie que ne le suppose généralement le vulgaire. Le succès qu’obtint Alcibiade à Samos en est la preuve. Les soldats l’élurent sur-le-champ général et lui remirent le soin de punir les quatre cents. Ils voulaient à l’instant faire voile vers le Pirée ; Alcibiade les retint. « Lui seul, dit Thucydide, était capable de rendre ce signalé service à sa patrie. » Il est triste de penser qu’Alcibiade pût encore mériter la reconnaissance d’Athènes ; le fait néanmoins est incontestable. Le départ de la flotte livrait sans coup férir aux Lacédémoniens l’Ionie et l’Hellespont. L’intérêt d’Alcibiade se confondait, il est vrai, en cette circonstance avec l’intérêt de la république. S’il ne restait plus que des vaisseaux lacédémoniens dans les eaux de l’Asie, que devenait la politique de bascule à l’aide de laquelle on avait jusqu’alors réussi « à faire peur aux Grecs de Tissapherne, à Tissapherne des Grecs ? » N’était-ce pas dans ce jeu habilement conduit que consistaient surtout l’importance et, par contre, la popularité du nouveau général ?

L’attitude prise par la flotte de Samos ruinait les espérances des quatre cents. L’oligarchie athénienne n’avait plus qu’une ressource : ménager à tout prix un accommodement avec Lacédémone. Irait-elle jusqu’à livrer la ville à l’ennemi ? On l’accusait déjà d’en nourrir la pensée. Tout à coup une flotte de quarante-deux vaisseaux, commandée par le Spartiate Hagésandridas, fait son apparition dans le golfe d’Égine. Signalée bientôt à Mégare, on l’aperçoit longeant la côte de l’île de Salamine. Plus de doute ! Cette flotte est appelée par la trahison. Les citoyens courent en masse au Pirée ; les uns s’embarquent, les autres lancent à la mer les vaisseaux qui demeurent encore à sec sur la plage. Les murs, l’entrée du port se garnissent de défenseurs. Zèle bien superflu ! émotion bien vaine ! La flotte du Péloponèse a sa destination et cette destination n’est pas le Pirée. Hagésandridas continue de ranger les rivages de l’Attique, double le cap Sunium et va jeter l’ancre devant Oropos, dans le canal de l’Eubée. Oropos est en face d’Érétrie.

L’Eubée menacée, c’était quelque chose de plus grave encore que l’Attique envahie. Le gouvernement des quatre cents se hâte de diriger sur Érétrie les vaisseaux du Pirée. Timocharès part avec cette flotte dont la composition ne rappelait guère les armemens des beaux jours de la république. Oropos n’est séparé d’Érétrie que par un étroit bras de mer ; les deux flottes n’avaient donc qu’un faible espace à franchir pour se joindre. Hagésandridas prend résolument l’offensive. Il disposait de quarante-deux vaisseaux, venus pour la plupart de Locres, de Tarente, des ports de la Sicile ; Timocharès ne pouvait lui en opposer que trente-six. Ce n’est pourtant pas l’infériorité du nombre qui cause ici le plus grand embarras des Athéniens ; leurs équipages sont encore dispersés dans la ville que l’ennemi est déjà sur eux prêt à les attaquer. Il faut des vivres frais à ces matelots d’Athènes ; leur farine et leur fromage, leur ail, leurs olives, leurs anchois, leurs chapelets d’oignons ne leur suffisent pas. Trois jours de provisions sont d’ailleurs bientôt consommés. À peine a-t-on mis le pied à terre que, la drachme à la bouche, on court au marché, et, si le marché se trouve éloigné du rivage, il est facile de comprendre à quelles surprises on s’expose. Nous avons aujourd’hui des cales mieux garnies, nous avons le bateau de la marchande, admirable institution qui vient jeter un peu de variété dans une alimentation trop monotone ; nous n’avons même pas besoin d’aller chercher de l’eau à la plage, puisque nous distillons l’eau de la mer ; nous ne sommes donc pas exposés à combattre, par suite de l’absence de corvées nombreuses, avec des équipages incomplets, comme les Athéniens à Erétrie, comme nos vaillans pères dans la baie d’Aboukir. Il n’en reste pas moins prudent de se tenir toujours à bonne distance des escadres mouillées dans un port qu’on observe. Ces escadres peuvent venir à nous avec toute leur pression ; nous ne les bloquerons jamais avec tous nos feux allumés. Entrer en action avec une vitesse notablement inférieure est un désavantage qui ne le cède en rien à celui dont les Athéniens eurent à souffrir pour la première fois, mais non pour la dernière, sur la côte de l’Eubée. Il n’y a pas ici de corde teinte en rouge qui puisse, comme sur l’agora, envelopper la foule et la pousser où l’appelle son devoir. Les céleustes crient, les trompettes sonnent, les flûtes glapissent, et, pendant ce temps, Hagésandridas arrive. On a embarqué ce qu’on a pu ; les Athéniens tiennent ferme ; leurs chiourmes impuissantes trahissent le courage de leurs hoplites. Poussés jusqu’à la côte, ils perdent vingt-deux bâtimens sur trente-six, et leur défaite est le signal de l’insurrection de l’Eubée.

Rien ne réussissait aux quatre cents. Le peuple, qui avait subi leur usurpation, qui l’avait même consacrée par ses votes, se leva contre eux dès qu’il les vit condamnés par la fortune. Il courut au Pnyx et les déclara déchus du pouvoir ; l’autorité fut de nouveau remise aux cinq mille. Qu’aurait fait de l’autorité cette foule irrésolue, si l’on n’eût, du même coup, songé à lui procurer un guide ? Le rappel d’Alcibiade fut décrété. Pour la crédule Athènes, non moins que pour la crédule armée de Samos, ce rappel devait être l’avant-coureur de l’alliance du grand roi, le précurseur des subsides de Tissapherne. Pisandre et les principaux partisans de l’oligarchie jugeaient depuis longtemps leur cause à peu près perdue ; ils ne crurent pas devoir laisser à la démocratie la tentation d’ensanglanter sa victoire. L’asile de Décélie leur était ouvert ; ils s’y précipitèrent. Agis les reçut avec bienveillance. « C’est ainsi, conclut Thucydide, que cessèrent dans Athènes les séditions. » La sédition, c’est l’usurpation qui échoue.


III.

Athènes possédait de nouveau le gouvernement qui lui était cher ; seulement le siège de ce gouvernement était bien plutôt dans le camp de Samos que sur la colline du Pnyx. On ne peut nier qu’il n’y eût quelque avantage à ce qu’il en fût ainsi. Tout ce qui avait quelque vigueur de corps ou d’esprit était, à cette époque, aux armées. Il ne restait dans la ville que de braves officiers hors d’âge, des tallophores, dont la principale fonction était de porter des branches d’oliviers dans les grandes panathénées, et l’occupation favorite de critiquer les opérations de leurs successeurs. À côté de cette vieillesse chagrine, venaient se ranger les pêcheurs d’anguilles, « ceux qui font métier d’agiter la vase en tous sens, pour que la pêche soit bonne, » les juges, — on comptait cinq mille citoyens employés à rendre des arrêts dans Athènes, — les juges, toujours prêts à venir toucher leurs trois oboles et n’ayant que trop d’occasions de les mériter, car les Athéniens étaient aussi friands de procès que l’ont été jadis les Normands. « Quand je t’assigne ou quand tu m’assignes, disaient autrefois les compatriotes de Rollon, ça me joue du violon dans le cœur. » Ces divers élémens réunis constituaient le peuple ; les rameurs, les pilotes, les triérarques, les hoplites constituaient l’armée. Les soldats ne montraient pas toujours beaucoup plus de bon sens que les habitués du Pnyx ; ils comprenaient du moins la nécessité d’obéir quand apparaissait à l’horizon le Spartiate barbu, de lever les rames quand le céleuste criait : Hop ! de replonger l’aviron dans l’eau quand il commandait : Hippapé ! Il y avait, en un mot, certaines habitudes invétérées de discipline dans cette foule démocratique. Que le sort y vînt joindre le surcroît d’autorité que donne aux chefs heureux l’ascendant de la victoire, et Athènes peut-être était sauvée.

Amnistié sur le Pnyx, acclamé à Samos, Alcibiade ne songeait pas encore à conduire à l’ennemi la flotte qui s’était jetée dans ses bras. Sa grande préoccupation n’était pas de rencontrer les Lacédémoniens ; il tenait surtout à retrouver Tissapherne. Avec treize vaisseaux, il se mit sur-le-champ à la recherche du satrape; il courut au delà de Caunes, il dépassa même Phasélis, dans le golfe de Pamphylie. « Je veux, dit-il aux Athéniens, ramener la flotte phénicienne d’Aspendos. » Cherchez, si vous avez par hasard sous la main la carte du dépôt de la marine, Manavgat, sur la côte orientale du golfe moderne de Satalie : c’est là que vous rencontrerez l’emplacement d’Aspendos et l’antique embouchure de l’Eurymédon. La flotte phénicienne se composait de cent quarante-sept-vaisseaux; les matelots athéniens n’étaient pas destinés à la voir. Autant aurait valu pour eux courir après le Voltigeur hollandais. Pendant cette poursuite vaine à laquelle s’acharnait le fils de Clinias, sans qu’on en puisse exactement découvrir les motifs, Thrasybule et Thrasylle ne perdaient pas leur temps ; ils gagnaient sur les Lacédémoniens la bataille de Cynosséma.

Si l’on veut bien comprendre l’importance de cette grande journée, qui fut pour la république athénienne, alors aux abois, ce que fut pour la nôtre la victoire de Zurich, il est nécessaire de remonter un peu le cours des événemens et de se reporter de l’année 411 à l’année 412 avant Jésus-Christ, des troubles de Samos au combat de Symé. Les Lacédémoniens, on s’en souvient peut-être, avaient, devant Symé, capturé six vaisseaux athéniens. Bien qu’ils n’eussent pas réussi, après ce combat, à s’entendre avec Tissapherne, ils n’en restaient pas moins les maîtres incontestés de la mer sur la côte de Lycie ; les Athéniens demeuraient concentrés entre Chio et Samos. Astyochos profita de sa prépondérance pour détacher Rhodes de la cause d’Athènes. Il se porta vers cette île à la tête de toute sa flotte, obtint des Rhodiens un subside de 132,000 francs, tira ses vaisseaux à terre et se tint en repos durant quatre-vingts jours. Tissapherne n’avait pas obtenu des Athéniens ce que s’obstinaient à lui refuser les délégués de Sparte; il jugea prudent de renouer ses relations avec Astyochos. A court d’argent, les Péloponésiens accueillirent sans difficulté ses ouvertures, conclurent avec lui un nouveau traité et se portèrent, dès les premiers jours du printemps, de Rhodes à Milet. Ce mouvement les rapprochait de la flotte athénienne et devait amener, pour peu que les deux adversaires s’y prêtassent, une action décisive.

Les Lacédémoniens étaient « un peuple lent, sans vivacité dans ses entreprises. » Ils mettaient généralement peu d’ardeur à poursuivre leurs avantages, mais ils avaient alors pour alliés les Syracusains, et nul peuple n’offrit plus de ressemblance avec les citoyens d’Athènes que le peuple qui habitait Syracuse. Ces auxiliaires entraînèrent Astyochos à chercher l’occasion de livrer un combat naval. Astyochos réunissait alors sous ses ordres cent douze vaisseaux ; la flotte athénienne rassemblée à Samos n’en comptait plus que quatre-vingt-deux, car un des généraux, Strombichidès, venait d’être détaché dans l’Hellespont avec vingt-quatre trières montées en partie par des hoplites. Le Spartiate Dercylidas, à la tête d’une armée de terre peu nombreuse, s’était chargé d’accomplir la tâche pour l’achèvement de laquelle Pharnabaze attendait depuis six mois l’arrivée de l’escadre d’Antisthène; il avait insurgé Abydos et Lampsaque. Strombichidès partait avec la mission de ramener sous le joug ces deux villes qui commandaient l’entrée de la Propontide et, par conséquent, celle du Pont-Euxin. Le général athénien réussit sans peine à Lampsaque; Abydos lui ferma ses portes. Il se disposait à en faire le siège quand l’ordre lui parvint de rentrer immédiatement à Samos. Le retour de Strombichidès rétablit l’équilibre des forces et les Athéniens purent aller à leur tour défier les Péloponésiens sur la rade de Milet. Deux flottes considérables, dont l’entretien épuisait les ressources des deux belligérans, se neutralisèrent ainsi sans profit pendant près d’une année.

Mécontens de Tissapherne, qui mettait peu d’exactitude dans ses paiemens, les Lacédémoniens songèrent de nouveau à s’adresser à Pharnabaze. Ils lui expédièrent de Milet quarante vaisseaux dont ils confièrent la conduite à Cléarque, fils de Ramphias. Pour mieux dérober leur marche aux Athéniens, ces vaisseaux voulurent prendre la route du large. La tempête, — tout vent contraire était tenu pour tempête à cette époque, — les dispersa. Dix vaisseaux commandés par Hélixos de Mégare réussirent seuls à gagner l’Hellespont; les autres avec Cléarque se crurent trop heureux de pouvoir revenir à Milet, après avoir relâché à Délos. Les vaisseaux d’Hélixos, trouvant l’Hellespont libre, entrèrent dans la Propontide et allèrent insurger Byzance. C’était le moment où l’on s’occupait de politique à Samos; la surveillance de l’Hellespont devait naturellement en souffrir. Il est vrai qu’on n’était guère plus discipliné à Milet. Les matelots de Syracuse et de Thurium avaient apporté dans la flotte à laquelle ils étaient associés les allures qui préparaient si bien, par le désordre, la Sicile à l’avènement de la tyrannie. Ces turbulens alliés, moins patiens que les Corinthiens et les Spartiates, prétendaient ne souffrir aucun retardement dans le paiement de leur solde. Astyochos n’était pas habitué à subir de pareilles exigences; les doléances séditieuses apportées devant lui n’obtinrent de sa part qu’une réponse hautaine. Un des triérarques, Doriée, — c’était un Rhodien, — voulut insister ; Astyochos leva sur le capitaine de Rhodes son bâton. Toute la masse des soldats se sentit atteinte par cette offense. Une clameur effroyable s’élève; si Astyochos n’eût couru embrasser l’autel dressé au milieu du camp, c’en était fait de sa vie. Heureux temps que celui où des soldats rebelles respectaient au moins la majesté des dieux ! Le général ne fut pas même blessé; son commandement n’en était pas moins devenu impossible. En ce moment, par une coïncidence des plus favorables, un autre navarque, Mindaros, arrivait du Péloponèse. Astyochos lui remit avec joie ses pouvoirs et s’embarqua pour aller apprendre à Sparte de quelle façon les alliés qui la secondaient entendaient l’obéissance militaire.

Les généraux de Sparte ne convenaient en réalité qu’à une armée de Spartiates ; le peu de soin qu’ils prenaient de leur personne rendait plus choquante encore la brusquerie de leurs manières; mais il fallait se venger d’Athènes, et les Syracusains eux-mêmes prirent le parti de faire pour quelque temps crédit à Mindaros. Le successeur d’Astyochos n’en comprit que mieux la nécessité de se porter le plus promptement possible au-devant des subsides que lui promettait Pharnabaze. Il donna brusquement l’ordre du départ. Une tempête le jeta sur l’île de Nicarie. La flotte s’y arrêta cinq jours et passa de Nicarie à Chio; de Chio, rangeant de près tout le continent, elle finit par atteindre le promontoire Sigée. Que faisaient donc pendant cette traversée si longue Thrasybule et Thrasylle? Le gouvernement des quatre cents ne leur causait plus d’inquiétude; ils étaient libres de donner tous leurs soins à la guerre, et leur premier devoir consistait à garder l’entrée de l’Hellespont. S’ils étaient restés à Samos, on eût pu croire qu’ils y attendaient Alcibiade et la flotte phénicienne ; mais non ! Thrasybule et Thrasylle s’étaient portés avec soixante-sept vaisseaux de Samos à Méthymne, au nord de Lesbos, et Mindaros, venant de Milet, ayant par conséquent plus de 180 milles à parcourir pour suivre tous les détours de la côte, leur avait glissé entre les mains. Il n’existait point en ce temps de lunettes d’approche; on y suppléait en employant les vues les plus perçantes. Chaque armée navale possédait ses vigies attitrées qu’elle plaçait sur les sommets des îles pour découvrir ce qui se passait au large. Des feux allumés sur ces éminences transmettaient de cap en cap, le jour par leur fumée, la nuit par leur flamme, les avis que les généraux étaient intéressés à recevoir. Thrasybule et Thrasylle n’avaient pas laissé les sommets de Lesbos dégarnis, et pourtant Mindaros venait de tromper leur surveillance. La Paralos et la Salaminienne les auraient mieux servis; malheureusement le gouvernement des quatre cents s’était cru obligé de désorganiser l’équipage de la Paralos, et, quant à la Salaminienne, on lui trouva sans doute une autre destination. Deux yachts, c’était trop peu pour la marine athénienne.

Quand j’avais l’honneur de commander l’escadre de la Méditerranée, je demandais, dans un de mes rapports d’inspection générale, qu’il y eût toujours un éclaireur par groupe de deux vaisseaux. « Le métier d’éclaireur, disais-je, est si difficile, la mission que de semblables navires remplissent est si importante qu’on ne saurait donner trop d’attention à cette partie du service. Ce sont tes éclaireurs qui déterminent les résolutions de l’amiral; une reconnaissance mal exécutée, une appréciation inexacte peuvent compromettre toute une escadre, faire manquer une occasion qui ne se retrouvera plus ou amener un conflit inégal. Il importe donc de former avec autant de sollicitude de jeunes capitaines d’avisos que de vieux capitaines de haut-bord. Les futurs commandans des bâtimens qu’au jour du combat nous mettrons en ligne auront de cette façon l’occasion de se faire connaître et de prendre pour ainsi dire leurs degrés. »

Mal servis par leurs vigies, dépourvus d’éclaireurs, les généraux de la flotte athénienne laissèrent passer la flotte du Péloponèse sans tenter aucune démonstration pour l’arrêter au passage. Mindaros allait tomber comme la foudre dans l’Hellespont. Deux escadres, à peu près d’égale force, s’observaient déjà dans ce détroit : une escadre athénienne de dix-huit bâtimens mouillée devant Sestos, une escadre de seize vaisseaux péloponésiens préposée à la garde d’Abydos. Mindaros pouvait avoir quelque sujet d’espérer qu’il surprendrait les vaisseaux athéniens. Les vigies de la Chersonèse s’acquittèrent mieux de leur office que les vedettes de Lesbos. A peine les vaisseaux du Péloponèse, profitant des premières ombres de la nuit, eurent-ils quitté le mouillage de Sigée que toute la côte se couronna de feux. Les Athéniens étaient avertis; en un instant leurs navires furent sous voiles. L’appareillage eut lieu avec une telle célérité, dans un si remarquable silence, que les vaisseaux d’Abydos n’en soupçonnèrent rien. Moins d’un mille et demi cependant séparait alors les deux escadres. Voilà les tours de force de la discipline ! Collingwood ne se déroba pas avec plus de bonheur, pendant qu’il bloquait en 1805 la baie de Cadix, à l’escadre inattendue de Villeneuve. Les Athéniens toutefois, malgré ce premier succès, n’étaient pas encore complètement sortis du péril. Ils rasaient la côte de la Chersonèse quand le lever du jour révéla leur présence à la flotte de Mindaros. Quatre vaisseaux qui fermaient la marche tombèrent au pouvoir des Péloponésiens: les quatorze autres purent se réfugier à Imbros et à Lemnos. Mindaros jugea inutile de prolonger la chasse; il alla jeter l’ancre sur la ra e d’Abydos. Les Péloponésiens avaient dès ce moment quatre-vingt-dix-huit vaisseaux réunis dans l’Hellespont.

Quand Thrasybule et Thrasylle apprirent à Méthymne cette nouvelle, ils en furent un instant atterrés. Qu’allait penser Athènes? De quel châtiment punirait-elle cette impardonnable négligence? Il n’y avait qu’un coup d’éclat qui pût sauver leur responsabilité compromise. Thrasybule et Thrasylle se résolurent à le tenter, sans même attendre le retour d’Alcibiade. Il leur restait dans Sestos une tête de pont dont les Athéniens étaient habitués à faire usage. Ce ne fut cependant pas Sestos, trop rapproché de l’ennemi, ce fut une baie voisine que les généraux choisirent pour lieu de rendez-vous. Là se rassemblèrent peu à peu les divers détachemens de la flotte athénienne. Comment Mindaros leur permit-il de s’y concentrer? Par suite de cette inertie à laquelle on n’est que trop sujet après un premier triomphe. Bientôt les Athéniens eurent en face d’Abydos une force de soixante-seize vaisseaux, force compacte, urne, accoutumée à manœuvrer de concert et parfaitement en mesure d’offrir le combat aux quatre-vingt-dix-huit vaisseaux péloponésiens.

On sait quelle est la violence du courant de l’Hellespont. Lord Byron, à l’exemple de Léandre, a pu traverser ce canal à la nage, jamais escadre moderne n’a songé à le choisir pour champ de bataille. Les trières athéniennes y devaient, au contraire, faire excellente figure; les difficultés du terrain profitent toujours à la force la mieux exercée. Les deux flottes se rangèrent d’abord en ligne de file, l’une sur le rivage d’Europe, l’autre sur le rivage d’Asie. Les Athéniens, nous l’avons déjà dit, avaient mouillé au-dessous de Sestos; leur but, en se déployant, était de gagner l’appui de cette place. Il leur fallait, pour cela, doubler le promontoire de Cynosséma, dépasser, en d’autres termes, l’étranglement que commandent aujourd’hui les deux châteaux des Dardanelles. Thrasylle marchait en tête, Thrasybule le suivait. L’avant-garde athénienne venait de tourner le cap que l’armée tout entière devait doubler; elle s’enfonçait peu à peu, longeant de près la rive, dans la baie qui se creuse entre Cynosséma et Sestos, — nous dirions aujourd’hui entre Rilid-Bahr et Bovali-Kalessi, — quand la flotte du Péloponèse se mit, à son tour, en mouvement. Échelonnée d’Abydos à Dardanos, — de la pointe Nagara au château d’Asie, — cette flotte avait le dessus du courant. Il lui suffisait de se laisser emporter de biais à travers le détroit pour arriver avec la rapidité de la flèche sur l’ennemi. Quand Mindaros voit les deux portions de la flotte athénienne séparées par le promontoire qui les cache l’une à l’autre, il donne à ses vaisseaux le signal d’attaquer. Les Syracusains contiendront Thrasylle, sans pousser cependant leur attaque à fond; le reste de la flotte se jettera sur Thrasybule. Ce fut le centre surtout qui eut à subir l’effort de cet assaut ; l’arrière-garde athénienne, trop éloignée encore, fut négligée à dessein. En quelques minutes les vaisseaux du centre sont poussés à la côte, contraints à s’échouer; les équipages se précipitent en désordre sur la plage. C’est une effroyable déroute qui commence. Fier de ce premier avantage, Mindaros croit avoir facilement raison de l’arrière-garde; mais l’arrière-garde a brusquement changé son ordre de file en ordre de front et pivote, en ce moment même, sur le vaisseau de gauche. Mindaros s’aperçoit à temps du danger qu’il court; les Athéniens manœuvrent pour l’envelopper. Il rallie précipitamment ses vaisseaux, se reporte à toutes rames sur la côte d’Asie et ne cesse de remonter la côte que lorsqu’il se sent protégé par les remparts d’Abydos. Thrasylle n’a plus à combattre que les vaisseaux syracusains. Il marche droit sur eux par une conversion rapide et les met en fuite. Les Athéniens avaient, dans la première période du combat, perdu quinze vaisseaux; dans la seconde ils en prirent vingt et un. Telle fut la glorieuse journée de Cynosséma. Le succès matériel était insignifiant, le succès moral fut immense. Athènes recouvrait l’ascendant perdu depuis deux ans; la mer redevenait tout à coup son domaine.

Cyzique, dans la Propontide, s’était insurgée ; le combat de Cynosséma suffit pour la faire rentrer dans le devoir. La reprise de Cyzique termina la campagne de l’année 411. Le nouveau gouvernement s’empressa de porter à son compte un succès dont il lui était cependant difficile de s’attribuer le mérite, car le temps même lui aurait manqué pour le préparer. Les peuples n’y regardent pas généralement de si près; la victoire remportée par les deux triérarques qui avaient le plus contribué à la chute des quatre cents affermit pour longtemps la prépondérance du parti populaire.


IV.

Alcibiade n’avait pas encore combattu, il avait beaucoup intrigué. Cet enfant gâté de tous les partis revient enfin de Caunes et de Phasélis. La flotte phénicienne n’ira pas rejoindre les Péloponésiens, Alcibiade a détourné Tissapherne de ce projet; les dispositions du satrape, à l’entendre, sont plus que jamais favorables aux généraux d’Athènes. Nous allons donc voir le fils de Clinias se mettre enfin à la tête de son armée, prendre sa place entre Thrasybule et Thrasylle ? Le fils de Clinias a d’autres desseins. On a vu Doria posséder en propre des galères, les mettre au service de Gênes, les louer tantôt à François Ier, tantôt à Charles-Quint; Alcibiade paraît avoir joui du même privilège. Il faut moins le considérer comme un général athénien que comme un condottiere sans patrie, qui fait la course ou la guerre au nom de celui des belligérans vers lequel tour à tour il incline. Alcibiade a, comme Miltiade, son château fort dans la Chersonèse. C’est une retraite, — disons mieux, un repaire, — qu’il s’est ménagé. Nous lui avons connu treize vaisseaux, il en équipe neuf autres. Avec cette escadre, il se reporte vers le sud, opère une descente sur la côte d’Halicarnasse, met cette ville à rançon, entoure Cos d’une muraille et rentre, vers la fin de l’automne, à Samos chargé de butin. Sont-ce là les procédés par lesquels ce chef d’une guérilla que nul contrôle ne gêne se flatte d’attirer aux Athéniens l’amitié de Tissapherne et le concours de la flotte de Tyr? Si Alcibiade a pu concevoir un semblable espoir, Tissapherne lui-même se charge de le détromper. L’astucieux satrape prend la route d’Éphèse; il a résolu d’aller, s’il le faut, jusqu’à l’Hellespont. Pharnabaze ne lui ravira pas sans enchère l’alliance des Péloponésiens.

L’hiver touche à sa fin; de tous côtés on se prépare à la lutte. Vaincus à Cynosséma, les Lacédémoniens ont tiré leurs trières à sec sur la côte de la Troade, non loin des lieux où s’élevait Ilion. Ils ont appelé des vaisseaux de Rhodes, ils en ont appelé de l’Eubée; les Athéniens font partir du Pirée, sous les ordres de Timocharès, une nouvelle escadre; Pharnabaze lui-même achemine tout un corps de troupes au rivage et se réserve de le commander en personne. C’est encore l’Hellespont qui sera le théâtre du combat. Si ce ruisseau venait à se dessécher, on y trouverait probablement, à la grande joie des érudits, à la mienne aussi, je l’avoue, la trière antique. On a tant coulé de ces bâtimens dans la vallée sous-marine qui sépare l’Europe de l’Asie ! De l’embouchure du Scamandre et du port de Sestos deux nouvelles flottes acharnées, l’une à consolider sa victoire, l’autre à réparer sa défaite, se sont élancées au premier souffle du printemps. Soyons justes envers les pilotes athéniens : c’est à eux, plus encore peut-être qu’à Thrasylle ou à Thrasybule, qu’il eût fallu faire remonter l’honneur d’avoir ramené la fortune sous les proues dorées de la république. Dans cette seconde rencontre, leur habileté ne se dément pas. Avec quelle adresse ils s’assurent l’avantage du courant pour se laisser tomber sur l’ennemi en rentrant leurs rames et en brisant les siennes ! Comme ils savent bien refuser le flanc menacé et présenter brusquement leur avant à l’attaque ! Les Péloponésiens ne les prendront pas aisément en défaut. J’attribuais la force de la flotte athénienne à ses chiourmes; que dirai-je donc de ses incomparables pilotes? Aussi est-ce à la vie des pilotes, bien plus qu’à celle des hoplites ou des épibates, qu’en veulent les archers du Péloponèse ; de loin ils les accablent de flèches, de près les hoplites eux-mêmes ne dirigent que sur ces vaillans timoniers leurs javelots. Couvrez-les de vos boucliers, soldats athéniens ! Laissez-vous percer de mille traits plutôt que de souffrir qu’un seul coup les atteigne! Ont-ils seulement une cuirasse, un de ces casques à la triple aigrette qui protègent le front de vos généraux ? Je crains que vous ne les ayez envoyés désarmés au combat, eux qui tiennent votre existence et celle de la trière dans leurs mains. Nous autres modernes, nous les aurions blindés! Mais voici maintenant qu’on se joint corps à corps. Les piques et les épées ont été de tout temps des armes doriennes ; faut-il donc s’étonner si la fortune d’Athènes en ce moment chancelle? Tenez bon, soldats de Doriée, ne reculez pas encore, vaillans équipages de Thrasylle ! Le destin n’a pas dit son dernier mot. Qu’aperçoit-on au loin, là-bas, vers le promontoire Sigée, du côté de l’entrée du détroit? Ces points noirs qui grossissent, ne vous y trompez pas, ce ne sont point des barques de pêcheurs, ce sont des vaisseaux. Déjà on en peut compter dix-huit. Les deux flottes s’arrêtent, suspendues entre l’espoir et la crainte. Bon courage, Mindaros ! N’as-tu pas demandé les vaisseaux de l’Eubée? Ces vaisseaux, hélas ! ne reviendront jamais se ranger sous la bannière du navarque de Sparte, une tempête les a tous engloutis à la hauteur du mont Athos. Mindaros multiplie les signaux de reconnaissance ; le seul signal qui réponde aux siens, c’est un pavillon de pourpre arboré au grand mât d’une des trières qui rallient. Ce pavillon ne vous dit rien, généraux et triérarques du Péloponèse; les stratèges athéniens savent quel secours leur est ainsi annoncé. C’est Alcibiade qui arrive, c’est l’heureux favori de la jeunesse d’Athènes et du sort qui apporte à toutes rames la victoire. Il était temps. Depuis le matin on combat, et le soleil est bien près de toucher l’horizon.

Les Péloponésiens s’enfuient vers Abydos ; les Athéniens se jugent de force à les y poursuivre. Il faut en finir avec la marine du Péloponèse. Cette marine aurait peut-être vu, en effet, son dernier jour, si Pharnabaze était aussi indolent ou aussi perfide que Tissapherne, mais Pharnabaze s’est précipité au secours de ses alliés. Il pousse son cheval dans la mer, aussi loin que le sable le peut porter : cavaliers, fantassins, excités par sa voix, animés par son exemple, se pressent autour de lui. Pharnabaze, dressé sur sa selle, le bras droit rejeté en arrière, cherche des yeux l’ennemi sur lequel il va darder sa javeline. Pendant ce temps, le fier coursier qu’il monte reçoit sans broncher le choc de la vague qui vient battre son poitrail. Brave cheval ! ou plutôt brave satrape ! Que Louis XIV n’a-t-il eu un pareil gouverneur à La Hougue ! Les embarcations anglaises n’y auraient pas brûlé nos vaisseaux. Les Péloponésiens ont repris courage; ils se rangent en bataille et combattent, fortement appuyés à la terre. La tempête, à son tour, prend parti pour eux ; le vent du nord s’élève. Il y aurait pour les Athéniens danger à insister; la flotte athénienne va reprendre son mouillage sur la côte d’Europe, emmenant pour trophée trente vaisseaux vides. Athènes avait déjà la journée de Cynosséma; l’année 410 donne une sœur à cette glorieuse journée. Abydos et Cynosséma se complètent.

Deux victoires successives venaient de confirmer l’ascendant des Athéniens ; elles ne les avaient pas enrichis. L’or perse pouvait encore rétablir la balance, la faire même pencher en faveur des Péloponésiens. Thrasylle, un des stratèges, part à l’instant pour Athènes ; il va y chercher des hommes, des vaisseaux, de l’argent, — de l’argent ? s’il en reste encore dans le trésor jadis si bien rempli de l’Acropole. « C’est Plutus, » ne l’oublions pas, « qui équipe les trières. » Les rameurs athéniens attendront-ils avec patience le retour de Thrasylle ? Il y a bien longtemps qu’ils n’ont vu le paiement régulier de la solde ; si l’on veut prévenir les désertions, il est sage d’aviser. Les généraux se concertent : quarante vaisseaux suffiront bien pour garder l’Hellespont ; les autres peuvent, sans danger, être employés à écumer les îles. Ce ne sera pas la première fois qu’Athènes aura battu monnaie par la perception de contributions forcées. Puis enfin reste la grande ressource, la ressource dont on s’est tant promis, dont on attend tout encore. Cette ressource, c’est l’influence d’Alcibiade. Si Alcibiade possède réellement le crédit dont il s’est targué, l’heure est venue ; qu’il le montre ! Tissapherne est en ce moment à Éphèse ; Alcibiade se fait conduire par une trière à l’embouchure du Caystre ; il est trop prudent pour compromettre dans cette aventure la petite escadre dont il dispose en maître ; c’est déjà bien assez d’y hasarder sa personne. Les mains teintes du sang des soldats de Pharnabaze, le fils de Clinias ose se présenter à Tissapherne. Le satrape fait sur-le-champ arrêter son ami. Entre Athènes et Lacédémone le roi de Perse a cessé d’hésiter ; ordre est donné à tous les gouverneurs de province de se déclarer contre les Athéniens. Alcibiade arrêté, on le conduit à Sardes. Est-ce bien là une arrestation sérieuse ? Quelque complicité secrète n’unit-elle pas encore le vice-roi de l’Ionie et le séduisant conseiller qui a si longtemps possédé sa confiance ? Les fers, en tout cas, sont bien mal rivés, car, trente jours après son départ d’Ephèse, Alcibiade arrive de nuit à Clazomène. Il s’est procuré des chevaux et a trompé, dit-il, la surveillance de ses gardes. Dans quelques jours il aura rejoint la flotte, mais, — triste aveu de son impuissance, — il la rejoindra sans argent.

Est-ce toujours à Sestos que réside le gros de cette flotte ? Non ! c’est de l’autre côté de la Chersonèse que la trouvera le captif de Sardes. Mindaros, au moment où Thrasylle partait pour Athènes, Alcibiade pour Éphèse, d’autres détachemens pour les îles, avait encore sous ses ordres soixante vaisseaux. Le navarque de Sparte s’indigne de se voir ainsi gardé à vue par quarante trières athéniennes ; il quitte brusquement le mouillage d’Abydos. À peine sa flotte commence-t-elle à se détacher du rivage que les Athéniens, avec l’activité vigilante dont ils ont repris l’habitude, appareillent à leur tour, sortent de l’Hellespont, contournent l’extrémité de la péninsule et vont chercher sur la côte de Thrace un nouveau point de concentration moins exposé aux surprises. Ils le trouvent à Cardia, au fond de ce golfe qui a échangé, de nos jours, le nom de Mêlas pour celui de Saros. C’est là qu’Alcibiade vient de Clazomène reprendre, avec cinq trières, le commandement qu’il n’a jusqu’à présent exercé que de nom. Son audace a grandi, si sa suffisance est tombée. Le véritable Alcibiade, celui qui peut encore mériter l’indulgence de l’histoire, va enfin apparaître. Il lui serait difficile d’entretenir plus longtemps cette fable sur laquelle il a jusqu’ici vécu. Échappé des prisons de Tissapherne, comment viendrait-il promettre aux Athéniens les subsides de son geôlier? Le fils de Clinias n’essaie plus de dissimuler aux soldats qui l’ont choisi pour chef la triste vérité. On croirait entendre Bonaparte s’adressant à l’armée des Alpes. « Je n’entrevois pas de terme à notre détresse, dit Alcibiade aux équipages dont son retour a trompé l’espoir, et pendant ce temps l’ennemi vit dans l’abondance, grâce aux intarissables libéralités du roi. La guerre seule peut nous procurer ce qui nous manque. Préparons-nous donc à la poursuivre avec vigueur ! » Cette mâle assurance électrise les troupes. Sur ces entrefaites, Théramène rallie avec vingt vaisseaux venant de Macédoine, Thrasybule en amène vingt autres de Thasos; la flotte athénienne compte de nouveau quatre-vingt-six trières.

C’est fort bien, mais croit-on que Mindaros, voyant l’Hellespont évacué, sera demeuré inactif à son éternel mouillage d’Abydos? Mindaros est à cette heure sous les murs de Cyzique; il n’y est pas seul, Pharnabaze l’a suivi. Pharnabaze, c’est un autre Mardonius ; les Péloponésiens ont trouvé en lui un allié tout à fait digne de seconder leur courage. La garnison athénienne de Cyzique se voit bientôt investie par les troupes du satrape, menacée du côté de la mer par les soixante vaisseaux de Mindaros. Ces soixante vaisseaux se sont déployés en cercle autour des remparts. Une pluie battante, la pluie de Symé, fait clapoter la mer et charge de sa brume épaisse l’horizon. Quel est donc ce long ruban noir qui se déroule, pareil aux anneaux d’un serpent, le long du rivage? Courbez-vous sur vos avirons, rameurs de Corinthe et de Syracuse, voguez à toutes rames vers la terre, si vous ne voulez pas être coupés! Ce n’est pas un détachement ennemi qui arrive, c’est une flotte ! Comment une flotte peut-elle ainsi apparaître, sans avoir été signalée ni à Pharnabaze, ni à Mindaros, par les nombreuses vigies échelonnées, comme autant de sémaphores, sur les bords de la Propontide? Alcibiade a mené les choses rondement. Ses vaisseaux une fois concentrés à Sestos, il leur a donné l’ordre d’abattre leurs mâts pour le suivre. C’est à l’aviron qu’il atteint la côte asiatique au-dessus d’Abydos, au-dessus de Lampsaque, à Parium. Voilà des rameurs auxquels on ne reprochera pas « de n’avoir jamais gagné d’ampoules au service de leur pays. » L’habile et actif stratège quitte Parium la nuit; dès le lendemain, à l’heure où ses équipages doivent prendre leur premier repas, il aborde à Proconèse. On sait que cette île, dont la superficie égale à peu près celle de Ténédos, a changé de nom; nous l’appelons aujourd’hui, comme la mer intérieure dont elle occupe l’entrée, Marmara. La présence de Mindaros à Cyzique est confirmée aux stratèges athéniens par les habitans de Proconèse. Il reste à la flotte une trentaine de milles à franchir pour doubler la presqu’île des Dolions et atteindre le fond du golfe. Le temps incertain eût probablement arrêté un autre général ; Alcibiade ne voit dans cette circonstance qu’une faveur du sort; ce ciel couvert et bas lui permettra de dérober sa marche à l’attention des vedettes ennemies. C’est ainsi que la flotte d’Athènes est tombée à l’improviste au milieu des vaisseaux de Mindaros.

Les Péloponésiens surpris se débandent et fuient vers la côte. Là Mindaros parvient à les rallier. Il les fait mouiller, la proue en avant, une amarre à terre, offrant un front gardé sur ses deux flancs aux vaisseaux athéniens. Pharnabaze désormais se charge de les défendre. Alcibiade juge du premier coup d’œil qu’un assaut ordinaire ne le conduirait à rien. Il prend vingt de ses vaisseaux, les meilleurs, choisit un point de la côte assez éloigné pour qu’on ait négligé de le garnir de troupes, et y débarque tout un corps d’hoplites. Ce mouvement tournant n’a pas échappé à Mindaros. L’amiral de Sparte laisse la défense des trières aux épibates, aux rameurs, et se précipite, à la tête des soldats pesamment armés, sur la plage. Les trières mouillées sont bien encore l’enjeu ; le combat n’est plus un combat naval. Mindaros d’un côté avec l’infanterie de Cléarque, Thrasybule de l’autre avec les soldats qu’il a pris à bord des vaisseaux laissés par Alcibiade devant Cyzique, se rencontrent et se mêlent sur le sol de l’Asie; l’infanterie de Charès, conduite par Théramène, s’attaque principalement aux troupes du satrape. Quelle que soit l’ardeur de ces troupes auxiliaires, elles ne sont pas de taille à se mesurer avec des hoplites ; c’est là le côté faible de la ligne ennemie. Les soldats de Pharnabaze commencent à plier et leur retraite découvre le flanc gauche de Mindaros. Alcibiade n’avait pas encore donné, il saisit l’occasion aux cheveux, accourt avec la troupe d’élite dont il s’est réservé la conduite, communique sa bouillante ardeur à ses soldats, presse son adversaire et pénètre jusqu’au cœur des phalanges ennemies. Là il se trouve brusquement arrêté. Mindaros a réuni autour de sa personne tout ce qui se refuse à fuir, tout ce qui prétend vendre chèrement sa vie et disputer la victoire par un dernier effort.

Nous tenons de nos jours en profond mépris les armes des sauvages. Les sauvages, en effet, n’ont point de ces traits acérés qui perçaient les cuirasses et les boucliers des hoplites; l’usage de l’airain et du fer leur est inconnu. Leur façon de combattre n’en peut pas moins jeter quelque jour sur les mêlées qui décidèrent, au temps des Achilles et des Hectors, des Mindaros et des Alcibiades, le triomphe de la cause que les dieux favorisaient. Voyez les Néo-Calédoniens : de loin, ils emploient la fronde et la flèche; de près, ils lancent la javeline; quand ils se sont joints, ils recourent à la massue et à la hache de pierre. On raconte que, près de Nouméa, deux forçats vigoureux s’étaient évadés ; une prime est promise aux indigènes qui les ramèneront. Les forçats sont rencontrés, dans le bois qui leur sert de refuge, par des enfans ; les enfans leur font signe de se coucher à plat-ventre. Des hommes habitués à braver le baudrier et le tricorne des gendarmes ne pouvaient que rire de cette injonction. Les jeunes Kanaks insistent, se retirent à distance et, du haut des rochers, font pleuvoir sur les réfractaires une grêle de ces cailloux oblongs qu’ils savent si bien faire tourbillonner dans leurs frondes. Les coups ne s’égarent pas; la plupart atteignent les forçats à la tête, leur cassent des dents, leur meurtrissent la face. Les Européens sont vaincus et doivent s’exécuter. Ils se couchent à terre et sont liés sur-le-champ par les enfans qui les ont réduits. Tous ces détails me sont attestés par le témoin le plus digne de foi que je puisse désirer. Comprend-on maintenant, le rôle des frondeurs ibères, et des lithoboles de l’Acarnanie? Pesez ensuite dans vos mains la hache de jade du grand chef, voyez comme ce large disque a été solidement ajusté à son manche de bois par les tours multipliés de la corde tissée en poil de chauve-souris, songez avec quelle vigueur il a dû s’abattre sur les crânes que la lutte corps à corps l’appelait à pourfendre; vous ne vous étonnerez plus des traces de sang qu’a gardées la pierre. Les sauvages ne sont pas désarmés, les Grecs l’étaient bien moins encore et leurs champs de bataille ont probablement connu de plus vastes hécatombes que les nôtres. S’ils n’eussent eu l’habitude de livrer leurs morts au bûcher, les monticules que nous remarquons aux plaines de la Troade et que nous avons retrouvés sur les falaises de Baltchik ne seraient pas semblables aux cairns écossais ; ce seraient des montagnes.

Pourquoi le combat cesserait-il tant qu’il reste un homme debout, lorsque les combattans sont également acharnés, également endurcis par les jeux du gymnase à la douleur physique ? Fort heureusement pour les Athéniens, Théramène ne s’est pas obstiné à poursuivre les troupes de Pharnabaze ; il les laisse tranquillement opérer leur retraite et se retourne contre les soldats du Péloponèse. C’en est trop, les Péloponésiens eux-mêmes commencent à lâcher pied ; Mindaros, presque seul, fait tête à l’orage. Percé de coups, il tombe enfin, la face tournée vers cette flotte qu’il a cru sauver et que sa mort va laisser sans défense. Soixante vaisseaux se trouvent à la merci des encadres athéniennes. Les Syracusains mettent, de leurs propres mains, le feu à ceux qu’ils montaient ; Alcibiade fait jeter les grappins sur les autres et les entraîne triomphant jusqu’à Proconèse.


V.

Les Péloponésiens demeuraient abattus sous ce grand revers ; c’est Pharnabaze, c’est un Perse qui vient relever leur courage. « D’où vient cette consternation, dit le fier satrape à ses alliés ? Faut-il désespérer pour quelques planches perdues ? Des planches ! il n’en manque pas dans les états du roi ! » Pharnabaze a déjà donné ses ordres, expédié vers le golfe d’Adramyti ses émissaires ; le bruit de la cognée retentit bientôt sur les pentes de l’Ida ; une nouvelle flotte, avant que l’été s’achève, descendra, soyez-en certains, des chantiers d’Antandros. Est-ce assez pour réparer le dommage essuyé, pour effacer la trace de trois combats perdus : Cynosséma, Abydos et Cyzique ? Suffit-il même de délivrer à chacun de ces soldats meurtris, de ces soldats délabrés par la défaite un habillement complet, de leur distribuer d’avance deux mois de solde ? Tout cela suffirait peut-être si un grave événement ne venait porter la perturbation au sein de l’escadre de Syracuse. Les Carthaginois ont envahi 3a Sicile. Cette malheureuse île a eu, de tout temps, à redouter les incursions des Sarrasins. Sélinonte et Himère sont tombées au pouvoir d’Annibal, non du grand Annibal qui fut le fils d’Amilcar, mais d’un autre Annibal, qui n’est que le fils de Ciscon. Préoccupée de sa propre sûreté, Syracuse ne va-t-elle pas rappeler ses matelots ? Pour le moment, Syracuse se borne à leur assigner de nouveaux chefs. Toute émotion populaire est sujette à troubler la balance des partis et à réagir sur le commandement des armées. Les stratèges syracusains avaient vaillamment fait leur devoir ; l’annonce de leur rappel révolte à juste titre les troupes. L’opinion des rameurs importe peu ; celle des triérarques, des épibates, des pilotes a le droit de compter davantage, et ce sont précisément les triérarques, les épibates, les pilotes qui protestent avec le plus d’énergie. Au nombre des stratèges sommés de se démettre se trouvait alors l’illustre citoyen qui avait sauvé la Sicile : Hermocrate. Si Hermocrate en eût un seul instant accueilli la pensée, le décret, surpris au caprice populaire par l’influence d’une faction hostile, fût resté sans effet. L’ancien compagnon de Gylippe, l’auxiliaire dévoué de Mindaros, est, au contraire, résolu à respecter jusque dans ses erreurs la volonté de la patrie. Il parle, et à sa voix tout s’apaise. Les nouveaux stratèges peuvent venir; Hermocrate leur laissera une armée docile. Tout favorisait donc Sparte et l’excitait à préparer les moyens de prendre sa revanche; mais ce qui valut mieux pour rétablir la fortune de ses armes que l’amitié dévouée de Pharnabaze, que le concours désormais confirmé des Syracusains, ce fut l’heureux choix que firent les éphores quand ils songèrent à donner un successeur à Mindaros.

Dès qu’il eut remis ses pouvoirs au remplaçant que lui envoyait Syracuse, Hermocrate se hâta de faire voile pour la Sicile. Pourquoi ne demeurait-il pas plutôt en Asie? Pharnabaze l’en pressait et lui ménageait sur ce sol hospitalier le plus honorable asile. Mais la Sicile était envahie et Hermocrate jugeait que sa place, du jour où il cessait d’être à la tête de la flotte, ne pouvait être ailleurs que dans les rangs de ses compatriotes. Se croyait-il donc seulement destitué? Il n’était pas destitué, il était banni; les factions ne procèdent généralement pas par demi-mesures. Hermocrate alla débarquer à Messine. Le flot de l’invasion ne s’était pas encore tout entier retiré, une partie de la côte qui regarde l’Afrique demeurait occupée par les Carthaginois. Le décret qui l’avait frappé interdisait au proscrit l’accès de sa ville natale, de la cité que nous l’avons vu, quatre ans auparavant, arracher par son héroïsme aux mains des Athéniens ; les remparts rasés par Annibal, les montagnes où erraient les débris de populations naguère opulentes et heureuses, qui eût osé s’arroger le droit de l’en exclure? L’exilé offrait ses conseils et son bras ; il fut accueilli comme un sauveur. La terre de Sicile ne tarda pas à rejeter cette écume que la vague africaine laisse toujours derrière elle; Sélinonte et Himère relevèrent peu à peu leurs murs. L’éclat d’un tel service finit par amollir le cœur des Syracusains. On parla de rappel, on exprima tout bas un secret repentir. Avisé de ce retour de faveur par quelques amis, Hermocrate crut le moment venu de se présenter pour plaider sa cause en personne. Il commit l’imprudence de se présenter avec une faible escorte. Au lieu de juges, il trouva une foule hésitante et la faction contraire en armes, exaspérée, bien résolue à consommer sa perte. Ses partisans voulurent lui porter secours, ils succombèrent, accablés sous le nombre; Hermocrate lui-même fut tué dans ce tumulte. Il périt; le sort lui réservait un vengeur. Denys le Tyran se chargea bientôt d’apprendre aux Syracusains ce que gagne un peuple à faucher tout ce qui s’élève.

Ne nous égarons pas au milieu de ce dédale ; les fautes de Syracuse pourraient nous entraîner à oublier les erreurs d’Athènes. La démocratie est la même partout; il était bon pourtant de montrer, à côte du proscrit coupable, le proscrit digne jusqu’à sa dernière heure de respect. L’exemple d’Hermocrate ne rend que plus odieuse la conduite d’Alcibiade. Je voudrais me défendre d’un trop grand penchant à la sévérité vis-à-vis de ce brillant fils de Clinias. Tout n’était pas intrigue chez Alcibiade. Ce ne fut pas l’intrigue qui lui permit de faire vivre sa flotte pendant deux années sans recourir au trésor d’Athènes, de s’emparer, aussitôt après le combat de Cyzique, de Périnthe et de Sélybrie, de fonder à Chrysopolis, sur la rive asiatique du Bosphore, un comptoir destiné à prélever la dîme sur tous les vaisseaux marchands revenant de l’Euxin. On rencontre là les fruits bien légitimes d’une activité sans relâche, d’un zèle de bon aloi. La prise de Byzance enlevée à Cléarque, qui la gouvernait en qualité d’harmoste, au nom de Lacédémone, rentre davantage dans les procédés habituels d’Alcibiade. Ce fut la trahison qui ouvrit aux généraux d’Athènes les portes de cette ville, défendue par une garnison imposante et, depuis un mois, assiégée en vain. Si Alcibiade n’avait jamais eu à se reprocher que d’avoir tenté la conscience des ennemis de son pays, sa propre conscience eût, jusqu’à un certain point, conservé le droit de demeurer légère. Il y a donc dans cette existence agitée une période remplie de services réels, une période qui pourrait, à la rigueur, atténuer et presque effacer le souvenir des autres. Cet intervalle heureux touchait à son terme ; Alcibiade allait rencontrer sur son chemin la pierre d’achoppement : Lysandre, — un Alcibiade aussi, mais un Alcibiade trempé dans les eaux de l’Eurotas. — Le sort avait déjà désigné Lysandre pour terminer, à l’avantage de Sparte, la guerre du Peloponèse. Ce fut Lysandre, fils d’Aristocrite, issu d’une maison presque royale, car elle appartenait à la race des Héraclides, qui vint prendre, au début de l’année 407 avant Jésus-Christ, la place laissée vacante par la mort de Mindaros. Pendant ce temps, Alcibiade allait, le laurier au front, purger sa contumace au tribunal d’Athènes.

Pour obtenir la réparation tardive que lui devait, au dire de ses amis, un peuple trop longtemps égaré par des imputations calomnieuses, Alcibiade s’y prit autrement qu’Hermocrate. La triste fin du grand citoyen de Syracuse ne nous apprend que trop qu’Alcibiade eut raison. Quelle idée nous ferions-nous donc de la justice du ciel, s’il fallait la juger à l’apparence trompeuse de ses arrêts? Le ciel voudrait-il punir, à l’égal de la perfidie, le manque de prudence politique? Aurait-il résolu de laisser, sans intervenir, s’accomplir les destins de tout homme qui se fie à la foi capricieuse des multitudes? Hermocrate se présente à ses compatriotes, « les deux mains ouvertes et le cœur dedans; » il a le droit de leur dire, comme jadis lord Brougham à ses électeurs : « Mes concitoyens, ces mains sont pures; » il reçoit la mort. Alcibiade, entaché de toutes les trahisons, va être porté par l’universel enthousiasme sur le pavois. Mais aussi avec quelle circonspection le criminel absous par la victoire aborde le Pirée! Ce n’est que deux ans après le combat de Cyzique qu’il se décide à faire voile vers Athènes. Ses affidés ont eu tout le temps de lui aplanir les voies. Il ne descend pas immédiatement à terre. Du pont de sa trière il observe la foule qui s’est amassée sur la plage. Tout va bien. Voilà des visages connus, des physionomies sympathiques ! Voilà Euryptolème, le fils de Pisianax, un cousin! Autour d’Euryptolème se sont groupés des parens, d’anciens compagnons de plaisir. Alcibiade se rassure; il est désormais certain de ne pas affronter la justice du peuple sans appui. Sept ans après avoir quitté le Pirée sur la galère qui remmenait en Sicile, il débarque et se dirige à pied vers le Pnyx. Une troupe dévouée, durant ce long trajet l’environne. « Athéniens, dit le fils de Clinias aux tribus convoquées d’urgence par les prytanes, je n’ai jamais profané les mystères. Je suis victime d’une inexplicable erreur. » Combien parmi ces juges convaincus et gagnés d’avance se trouvait-il de « justes, » de gens non infectés des doctrines nouvelles et ayant conservé le droit de s’écrier avec le poète : « Je t’ai attaqué en face dans ta puissance et je ne t’ai pas foulé aux pieds, lorsque tu étais par terre? » C’était là l’éducation donnée aux guerriers qui combattirent à Marathon; les sophistes avaient enseigné depuis lors une autre morale. L’assemblée n’eut qu’un cri : « Révoquons l’injuste sentence! Qu’Alcibiade soit nommé commandant absolu de toutes les forces de la république! » Les prytanes trouvèrent à peine le temps de faire lever les mains. En pareille occasion il serait oiseux de vouloir compter les suffrages : Zitô o vasilevs tis Hellados! viva il re netto ! Voilà le vrai dépouillement du scrutin. Telle est donc, ô dieux immortels, la justice du peuple! Et la vôtre? Nous la ferez-vous enfin connaître?

La justice des dieux, nous ne la connaîtrons qu’en l’année 404 Pharnabaze et Lysandre se chargeront alors de venger l’armée de Sicile.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er août, du 15 décembre 1878, du 1er février et du 1 er mars 1879.