La Marine de l’avenir et la marine des anciens/03

La Marine de l’avenir et la marine des anciens
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 606-631).
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LA
MARINE DE L'AVENIR
ET
LA MARINE DES ANCIENS

III.[1]
LES MARINS D’ATHÈNES ET LES HOPLITES DE SPARTE.


I

Si je ne devais trouver matière à rapprochement entre les opérations maritimes des anciens et celles que nous ouvre la marine à vapeur, si je n’espérais pouvoir déduire de ce qui s’est fait il y a plus de deux mille ans ce qu’il convient de faire aujourd’hui, je me garderais bien de poser le pied sur le domaine que se sont, à si juste titre, réservé les érudits. Ils ont passé leur vie dans la familiarité des grands écrivains de l’antiquité, et je n’ai lié connaissance avec ces écrivains que depuis hier. L’antiquité cependant, malgré mon incompétence, m’attire, parce que notre marine redevient antique ; elle le redevient du moins sous ce rapport, qu’on peut de nouveau la faire entrer dans le jeu.des armées. Rouvrons donc ces livres que nous avions à peine feuilletés sur les bancs du collège et qui étaient restés fermés pour nous depuis si longtemps ; nulle part nous ne trouverons d’enseignemens d’un intérêt plus immédiat, nulle part nous ne verrons aussi bien à quel point le rôle de la marine moderne peut grandir.

Depuis la destruction de la flotte d’Égine, les Athéniens gardaient l’important privilège de posséder seuls des chiourmes bien exercées. Toute leur puissance reposait sur cet avantage. On se figurera difficilement, si l’on n’en a fait l’expérience, combien il faut de temps, de patience et de soins pour former un bon équipage de chaloupe, combien il en fallait à plus forte raison pour dresser une troupe de cent cinquante rameurs. Les capitaines des galères du XVIIe siècle, dans les documens qu’ils nous ont transmis, se plaignent souvent avec amertume de la difficulté qu’ils éprouvent « à faire aller les rames bien ensemble. » Un seul banc maladroit ou trop faible, nous disent-ils, « peut faire crever deux ou trois bancades de suite, par les coups de rames que les forçats se donnent les uns aux autres, au dos ou à la tête. » Le comité n’avait pour ressource alors que « de faire lever rames, afin de recommencer à donner la vogue. » La tâche du céleuste ne fut pas plus facile. C’était en vain, quand la mer grossissait, que, d’une voix enrouée, il continuait de marquer, avec un redoublement d’énergie, la cadence ; les rames ne tombaient plus toutes à la fois dans l’eau pour en sortir, par un effort simultané, d’un seul jet. Le roulis avait rompu le rythme, le désarroi était dans la vogue. Les trières ne paraissent avoir joui que d’une stabilité très insuffisante, et, bien qu’elles eussent l’habitude d’abattre leurs mâts avant de combattre, le moindre vent qui les prenait en travers suffisait pour mettre les rameurs dans l’impossibilité de lever les rames, amphérin tas côpas, nous dit Thucydide. Heureusement les rames à cette époque étaient courtes. Les matelots qui firent le trajet de Corinthe à Mégare, leur aviron sur l’épaule, auraient eu fort affaire s’ils avaient dû emporter ainsi la fameuse rame di scaloccio, inventée par les Vénitiens au cours du XVIe siècle, rame de 34, de 36, de 42, et parfois même de 50 pieds de long, dont nous faisions encore usage, en temps calme, sur nos bricks et sur nos corvettes, il y a quelques années à peine.

« Avant l’adoption de la rame vénitienne, écrivait, en 1614, le capitaine Pantero Pantera, les galères s’armaient à trois, à quatre, à cinq rames par banc, suivant l’usage des anciens. On n’employait pas, comme aujourd’hui, une seule rame mue par quatre hommes. Chaque homme maniait sa rame, et les galères vénitiennes sortaient généralement du port armées de trois hommes par banc. Cet armement, si j’en dois croire des vieillards qui ont commandé des galères ainsi armées, donnait de meilleurs : résultats que l’armement moderne d’une seule rame tirée par trois rameurs. »

Étudiez Hérodote, Thucydide, Marco Polo, le capitaine Pantero Pantera lui-même, ce qu’ils vous donnent « pour vu, » vous pouvez l’accepter sans crainte ; vous le trouverez d’ailleurs généralement vraisemblable ; méfiez-vous, et beaucoup, de ce qu’ils vous rapportent « pour l’avoir entendu. » Les vieillards du capitaine Pantero Pantera m’inquiètent, car je ne demeure pas moins embarrassé quand il me faut ranger trois rames sur un seul banc, que lorsqu’il m’est enjoint de les disposer sur trois gradins distincts. « Je n’ai jamais vu, ajoute avec sa bonne foi habituelle l’excellent triérarque du pape, je n’ai jamais vu de galère à trois rames par banc ; je ne puis donc me prononcer sur les avantages de l’un et de l’autre système. Je dirai cependant qu’une telle quantité de rames doit être, à mon avis, chose gênante ; je ne vois plus trop où l’on pourrait placer les soldats, comment on leur donnerait accès aux arbalétrières. Si l’on voulait les placer, comme on le fait dans les galéasses, sur un pont volant au-dessus des rameurs, la galère en serait alourdie et perdrait encore de sa marche. » Tel est cependant le parti qu’on semble avoir adopté dans l’antiquité. « Combattez à outrance, disait Nicias aux Athéniens ; ne lâchez pas prise avant d’avoir exterminé tout ce qui se trouve sur le pont ennemi ! C’est aux hoplites plus encore qu’aux matelots que je m’adresse, car ce sont eux qui occupent le tillac. » Tout cela est fort clair, aussi clair que les institutions militaires de l’empereur Léon. « Périssent, serais-je tenté parfois de m’écrier, les textes malencontreux qui viennent obscurcir ce que, sans leur secours, je m’explique, à cette heure, si bien ! Et vous, Gênes et Venise, ne compliquez pas la question : vous n’avez jamais essayé de faire asseoir sur une seule planche trois rameurs ayant chacun en main un aviron ; votre banc n’est qu’une façon de parler ; il n’indique pas un siège, il indique un espace. C’est le poste à canon de nos vaisseaux modernes. En ces sortes de matières, la lettre tue et l’esprit vivifie ; « un plat de matelots » embarrasserait fort peut-être les commentateurs de l’avenir, si nous ne prenions soin de les avertir ici que par cette locution nous entendons l’escouade ou la série qui se réunit communément à la même table. Onze rames peuvent signifier, dans les comédies d’Aristophane, onze navires ; pourquoi donc trois rames ne signifieraient-elles pas, dans les statuts génois, trois rameurs ? » Je me croyais soumis et voici que de nouveau je m’insurge. N’y a-t-il pas en effet sujet de s’insurger quand il faut, pour se mettre d’accord avec la critique, supposer que des marins ont, pendant plus de vingt siècles, cheminé sans l’apercevoir à côté de la solution que le premier batelier veûu eût trouvée ?

Passons outre ! Si nous ne savons pas exactement de quelle façon les rameurs de l’antiquité et ceux du moyen âge étaient assis, nous savons du moins comment on les gouvernait. La pitance fournie par l’état était maigre ; le régime de nos bagnes en peut donner encore aujourd’hui une idée. Les rameurs athéniens n’auraient pas résisté aux fatigues de la vogue, s’ils ne s’étaient procuré sur tous les marchés du rivage un supplément indispensable à la ration de farine et d’huile que leur distribuaient les triérarques de la république ; les forçats des princes de la chrétienté achetaient ce supplément à la taverne de l’argousin. Athènes accordait du vin à ses chiourmes ; les nôtres n’en recevaient que par exception. « Le vin, nous apprend le capitaine Pantero Pantera, porte des fumées et des vapeurs à la tête ; ces fumées étourdissent le rameur et lui enlèvent ses forces. Au lieu de vin, il est préférable de distribuer à la chiourme un peu de biscuit, de l’huile et du vinaigre. » Ce sont là les encouragemens ; voyons la discipline.

« Où naît l’Indien, nous dit un proverbe tagal dont j’ai souvent vu faire l’application à Manille, pousse aussi le rotin. » Les chiourmes asiatiques se recrutaient sur des rivages où le rotin non plus ne manquait pas. Les thètes et les métèques qui composaient en majeure partie les équipages de la flotte athénienne auraient mal supporté le traitement dont s’accommodaient les Phéniciens et dont s’accommodent encore les fellahs de l’Égypte. Ceci est affaire de race et d’habitude. Sur les galères du roi de France comme sur celles du pape, à une époque où l’on n’avait assurément nul souci de la dignité humaine, on recommandait expressément au comité « de bien se garder de battre la chiourme sans motif, surtout quand elle avait les rames en main. » Sans doute, remarquait-on, « la bastonnade fait travailler la chiourme avec plus d’énergie, mais il faut user de ce moyen avec discrétion et le réserver pour les cas extraordinaires. Mieux vaut encore caresser ses rameurs et les tenir allègres et joyeux. » Se souvient-on de tout ce qui s’est dit à bord de nos navires, la première fois qu’il y a été question de supprimer les châtimens corporels ? La discipline devait nécessairement périr, le service allait devenir impossible ; on ne prévoyait qu’arrogance et révolte, on ne présageait que navires à la côte. La cale, la bouline, les coups de corde ont cependant disparu, et leur suppression n’a fait tort qu’à la vieille réputation de turbulence du matelot. Traité en homme, le matelot a cessé de se conduire en brute ; nous avons été agt4ablement surpris de le trouver soudain de composition plus facile. L’ordre et la méthode se sont introduits dans notre service le jour où la liane et la garcette n’ont plus été l’ultima ratio du quartier-maître. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que la marine antique ne demandât à ses équipages des efforts soutenus auxquels l’enthousiasme devait bien quelquefois faire défaut.

Nous n’avons plus de chiourmes ; nous avons des chauffeurs. Ce dernier métier est presque aussi rude que l’autre. Les Arabes et les Noirs sont seuls en état, dans certains parages, d’en endurer sans tomber et sans défaillir l’épouvantable supplice. Un de mes amis, le meilleur de mes amis, le capitaine de vaisseau Miquel de Riù, qui fut poète à ses heures, a fort bien décrit, dans des vers qu’il ne destina jamais à voir le jour, le spectacle que présentent, à la mer, qu’offrent même, dès l’instant de l’appareillage, nos chambres de chauffe.


Lorsque le pont, comme la feuille,
Tremble sur son feu prisonnier,
Quand le chauffeur tout nu recueille
La lave de l’ardent foyer,


on a sous les yeux l’image d’un enfer en ébullition. La marine n’a connu qu’un âge d’or : c’est celui où le vent, habilement capté, se chargeait de toute la besogne. Cet âge d’or est compris entre deux siècles de fer : le siècle du forçat et le siècle du chauffeur. Plus nous avancerons dans l’étude de la marine antique, plus nous serons frappés des analogies qui existent entre le bâtiment mû par une machine et le navire que poussèrent autrefois sur l’eau les longues rangées de rames. Que la science ne se lasse pas ! Après nous avoir donné le fulmicoton, le picrate de potasse, la nitroglycérine et la dynamite, après avoir transformé la guerre au couteau, la guerre au canon, en ces attaques sournoises où la chimie joue un si grand rôle et qu’on a très spirituellement nommées a une guerre d’apothicaire, » la science a encore un devoir à remplir : il faut qu’elle nous affranchisse de la vapeur. Le ciel ce jour-là redeviendra bleu, et il n’y aura plus de damnés au-fond de nos cales.

Que ce soit l’électricité ou la vapeur qui nous conduise, nous aurons toujours grand profit à consulter l’histoire. Revenons donc à la guerre du Péloponèse et reprenons-en le récit au point où nous l’avons laissé, c’est-à-dire à l’année 429 avant Jésus-Christ. L’histoire a un côté qui ne peut guère vieillir : c’est le côté humain. Le principe de la fixité des espèces préside en effet à nos manifestations morales non moins qu’à notre développement physique. Au propre et au figuré, l’homme du XIXe siècle, cet homme qui dispose en souverain des forces de la nature, n’a pas beaucoup grandi ; c’est à peine si nous lui trouverons, dans ses types les plus achevés, la taille de ses ancêtres. Dieu le fit, dès le début, de stature moyenne ; petit il était, petit il est resté. S’il se hausse parfois jusqu’à des hauteurs qui semblaient devoir, par l’infirmité de sa nature, lui demeurer à jamais inaccessibles, il en faut remercier les saintes et glorieuses ivresses dont les grandes découvertes des trois derniers siècles ne l’ont pas tout à fait guéri. L’homme ne révèle son essence divine que lorsqu’il se dévoue ; la fange qui s’oublie prouve par cela seul qu’il y a en elle autre chose que de la fange. Voilà pourquoi les champs de bataille ont de tout temps inspiré les poètes, pourquoi l’instinct des peuples a consacré par un éternel souvenir les noms des guerriers morts pour la patrie. Ingrats envers les vivans, les Grecs ne marchandaient pas les honneurs aux héros, dès que ces héros avaient traversé le Styx. Aussi la république d’Athènes a-t-elle toujours été bien servie. Être inscrit dans ses fastes était une bien autre gloire que d’être admis à la préséance dans ses fêtes. C’était par cette noble ambition surtout qu’Athènes tentait les courages et qu’elle préparait aux générations futures des grands hommes. Plutarque, on le sait, et il est presque superflu de le rappeler, fut, aux jours difficiles de la république française, l’épée de chevet des capitaines improvisés qui nous sauvèrent. Sortis pour la plupart du rang, ces soldats de la veille n’auraient jamais aspiré au rôle important qu’ils ont joué, s’ils n’y avaient été provoqués.par de généreux exemples.


II

L’antiquité n’a pas toujours été juste envers les souverains ; je crains qu’elle n’ait pas été beaucoup plus équitable vis-à-vis des démagogues. Périclès était mort dans la troisième année de la guerre du Péloponèse ; après avoir hésité quelque temps entre Cléon et Nicias, la faveur du peuple passa tout entière à Cléon. Je me garderai bien de dire que Cléon fût un galant homme, le mot n’aurait peut-être pas eu de sens dans Athènes, mais en ne tenant compte que du témoignage de ses ennemis mêmes, — ce sont les seuls qui aient écrit son histoire, — on ne peut s’empêcher de reconnaître que le fougueux conseiller du peuple, le Paphlagonien de la comédie des Chevaliers, fut un homme entreprenant, souvent heureux dans ses entreprises et qui eut le suprême honneur de rencontrer la mort d’un soldat sur le champ de bataille. « Il n’était pas général, me dira-t-on. Quiconque apporte aux affaires de guerre son audace et sa volonté a le droit, quand les choses tournent bien, de s’attribuer le mérite du succès. Ce n’est pas là, — qu’on me passe le mot, car le mot est d’Aristophane, — « escamoter la marmite qu’un autre a fait bouillir. »

Il fallait, dans la république athénienne, « avoir été rameur avant de prétendre à tenir le gouvernail ; » pour être général, quand le suffrage du peuple vous avait élu ; il suffisait de trouver, comme on le vit pendant toute la durée de la guerre civile au Mexique, « un sergent-major qui vous indiquât les sonneries. » — Un sargento mayor que me indica los toques, disait, m’a-t-on assuré, Ortega. Avant de commander les armées, Cléon prit sans hésitation le timon de l’état en main. Chaque jour on l’entendit « célébrer du haut du Pnyx la puissance d’Athènes et afficher un profond mépris pour celle de Lacédémone. » C’est ainsi que l’on donne du courage aux peuples. Le peuple athénien avait plus que jamais besoin qu’on lui en inspirât, car les circonstances devenaient critiques. La mort de Périclès devait être le signal des défections. La ville de Mytilène, dans l’île de Lesbos, leva la première l’étendard de la révolte. Un frémissement général se produit à l’instant dans l’Archipel. La diversion est des plus favorables à la cause de Sparte. Les Péloponésiens le comprennent ; ils rassemblent dans l’isthme les deux tiers de leurs contingens et caressent déjà le projet d’attaquer Athènes par terre et par mer. Les vaisseaux seront traînés à travers l’isthme sur des rouleaux ; on les fera passer ainsi du golfe de Corinthe dans le golfe d’Égine. L’escadre athénienne de Naupacte n’aura plus à surveiller qu’un port vidé.

Ce sont de beaux projets ; les Péloponésiens ont compté sans l’activité d’Athènes. Quarante vaisseaux athéniens sont déjà partis pour Lesbos, d’autres gardent l’Eubée, Potidée, Salamine. Sans détourner un seul navire de sa mission, la république trouve encore le moyen d’expédier cent trières devant l’isthme. Les citoyens, « la paille des citoyens, » les métèques, se sont enrôlés en foule. Deux cent cinquante navires montés par cinquante mille hommes au moins occupent les eaux grecques et maintiennent dans le devoir les colonies de l’Asie ionienne. Au temps de leurs plus grands efforts, quand le continent n’avait qu’un maître, — et ce maître se nommait Napoléon, — les Anglais n’ont jamais mis plus de cent vingt mille marins ou soldats de marine sur pied. Toute proportion gardée, Athènes fit encore mieux. Le trésor de l’Acropole cependant peu à peu s’épuise. La solde élevée des rameurs, celle des hoplites qui reçoivent 1 fr. 80 cent, par jour, — 90 centimes pour l’hoplite, autant pour son valet, — ne permettront pas de soutenir longtemps cet immense armement. Quand on dépense près d’un million et demi de francs par mois et qu’on n’a que quatre millions de revenu annuel, on doit être impatient d’arriver à une solution. Aussi les Athéniens pressent-ils vivement Mytilène. Il leur a été facile de tenir en respect les Péloponésiens rassemblés dans l’isthme ; ils ne peuvent empêcher Alcidas de se dérober avec quarante-deux vaisseaux à la vigilance de l’escadre de Naupacte. Alcidas fait le tour du Péloponèse, il touche à Myconi, il aborde à Délos, il s’arrête à Nicarie ; quand il arrive au port d’Erythrée sur la côte de l’Asie-Mineure, Mytilène est, depuis sept jours déjà, au pouvoir des Athéniens.

On comprend quels transports de joie cette nouvelle dut exciter dans Athènes. La défection des Mytiléniens pouvait entraîner la perte de l’Ionie ; en reprenant possession de Mytilène, la république recouvrait le gage de ses revenus. Que fera-t-on de ce peuple coupable, de ce peuple qui, désespérant d’être secouru par Sparte, vient de se rendre à discrétion ? On en fera un exemple : tous les habitans de Mytilène en état de porter les armes seront immolés sans merci ; les femmes et les enfans seuls seront épargnés, on leur réserve pour lot l’esclavage. Tel est l’arrêt qu’à la voix de Cléon, tonnant du haut du Pnyx, six mille mains levées en l’air ont prononcé. Les alliés chancelans apprendront ainsi ce qu’on risque à trahir Athènes. Une trière part à l’instant du Pirée pour porter à Pachès, le commandant de la flotte athénienne, l’ordre d’exécuter sans délai la sentence populaire. Que de sang va couler ! Le peuple d’Athènes ne s’est pas fait un juste tableau de cette scène d’extermination. Il a commandé de tuer, mais voilà que maintenant son esprit mobile évoque les milliers de victimes dont les cadavres vont s’entasser sur les places publiques ou rouler tout sanglans à la mer, les blessés qu’il faudra poursuivre et achever, les cris déchirans dont les vents apporteront l’écho jusqu’aux rivages de l’Attique. C’en est trop ; le peuple ne peut supporter plus longtemps l’obsession de pareils fantômes ; le vieux Démos a peur, le vieux Démos se repent. Qui donc lui a donné le funeste conseil ? Qui a osé abuser d’un transport passager ? Que Cléon ne se montre pas à ses auditeurs subitement attendris ; sa vie ne tiendrait qu’à un fil.

Les amis des Mytiléniens provoquent une seconde assemblée ; six mille mains cette fois se lèvent pour la clémence. Courez au Pirée, équipez vite une nouvelle trière ! qu’elle parte sur-le-champ, qu’elle vogue sans relâche ! Elle arrivera peut-être à temps pour contremander le massacre ; la première trière n’a que vingt-quatre heures d’avance. Vingt-quatre heures ne se regagnent pas aisément sur une traversée de quatre ou cinq jours. À la voile, c’eût été simplement impossible ; le temps heureusement reste calme, et les rameurs font bravement leur devoir. On leur a dit que du zèle qu’ils vont déployer, de la vigueur que le ciel a mis dans leurs bras, dépend le salut de toute une ville. Aussi ne quittent-ils pas un instant l’aviron. Lorsque l’heure est venue de restaurer leurs forces par un frugal repas, ils ne se dessaisissent pas pour cela de la rame ; d’une main ils pétrissent leur ration de farine dans l’huile, de l’autre ils font encore avancer la galère. La nuit, ils se sont entendus pour « voguer par quartier ; » c’est-à-dire qu’une partie de la chiourme demeure alors couchée entre les bancs, tandis que l’autre, rangée sur le tiers ou sur la moitié des rames, maintient la trière en route et ne cesse pas ! de lui imprimer une certaine vitesse. On ne peut dire qu’il y ait joute entre les deux galères, car l’équipage qui porte l’ordre impitoyable ne met probablement pas grande hâte ni grand enthousiasme à remplir sa mission. L’avance néanmoins est trop forte, la trière de miséricorde aura vogué en vain ; deux ; jours, trois jours se passent, la mer est restée déserte.

La vigie de Mytilène cependant ne cesse pas d’explorer des yeux l’horizon, car Pachès a demandé et Pachès attend des ordres ; tout un peuple à ses pieds, dans l’angoisse et les larmes, partage son attente. Une trière se montre enfin du côté de l’ouest ; elle grossit, approche, elle a doublé le cap méridional de Lesbos, quelques coups d’aviron encore, elle donnera dans le port. Ses rames battent l’eau lentement et presque à regret. Cette allure mélancolique ne présage rien de bon aux Mytiléniens. Pachès, fils d’Ëpicure, lit le fatal décret ; son visage a pâli. Le commandant de la flotte athénienne est tenté de maudire en ce moment sa victoire. On peut à la légère ordonner un massacre ; il est plus dur de l’exécuter. Pendant que Pachès hésite, pendant qu’il supplie les dieux de réserver à d’autres l’horrible tâche, des cris partent du port : « Un navire ! un navire ! » Les dieux n’ont pas été sourds ; la seconde trière aborde au rivage. Pachès n’aura donc point de sang à verser ! Le peuple ne lui prescrit plus que de raser les fortifications qui ont arrêté pendant près d’un an ses hoplites et d’envoyer au Pirée la flotte confisquée de Mytilène.

« Si l’on m’ouvrait le cœur, disait Nelson avant Aboukir, on y lirait ces mots : « Je n’ai pas de frégates ! » Toute armée navale en effet qui ne peut s’éclairer au loin est une armée compromise, si elle tient à éviter l’ennemi, une armée égarée, si elle le cherche. Les Athéniens, plus sages sous ce rapport que les Anglais, n’avaient pas laissé partir leur amiral sans lui donner le moyen de s’entourer de vedettes. Ils avaient attaché à la flotte de Pachès deux yachts de plaisance, le Paralos et la Salaminienne. Généralement employés à transporter les offrandes et les théories sacrées à Délos, ces deux yachts possédaient une marche rapide et des équipages de choix. Ils étaient donc éminemment propres, aussi propres que le sont de nos jours le Desaix et l’Hirondelle, à remplir l’office important d’éclaireurs. Les Péloponésiens côtoyaient, sans trop savoir à quel parti s’arrêter, le golfe de Smyrne, ils contournaient la presqu’île de Vourla ; le Paralos et la Salaminienne finirent par les découvrir au mouillage d’Ephèse. Ce fut une grande surprise et un grand effroi parmi les Péloponésiens quand ils virent ainsi leur présence sur la côte asiatique éventée. En débarquant sur l’île de Walcheren en 1809, les Anglais donnèrent à nos vaisseaux le courage de franchir les bancs périlleux de l’Escaut et de remonter ce fleuve jusque sous les murs d’Anvers. L’empereur en reçut la nouvelle peu de jours après la bataille de Wagram, et ne put s’empêcher d’observer en souriant que l’approche de l’ennemi avait eu sur l’esprit de ses amiraux plus de puissance que n’en eurent jamais ses ordres. Alcidas montrait, depuis son départ de Corinthe, une répugnance des plus prononcées pour la haute mer ; nul navarque ne s’était jusqu’alors accroché avec plus de ténacité à la côte. Quand les éclaireurs athéniens, paraissant devant Éphèse, lui firent craindre d’avoir bientôt toute la flotte de Pachès sur les bras, il se lança sans hésitation au large ; la flotte du Péloponèse fit directement route de la rade d’Éphèse vers la pointe méridionale de l’Eubée.

Les Athéniens ne soupçonnaient de la part d’Alcidas ni tant de résolution à braver la tempête, ni tant de timidité à les affronter ; ils continuèrent donc de chercher les Péloponésiens sur la côte d’Asie, poussèrent jusqu’à Pathmos, et, ne rencontrant nulle part les forces que leur avaient signalées le Paralos et la Salaminienne, ils revinrent jeter l’ancre devant Mytilène. Pendant ce temps les quarante-deux vaisseaux d’Alcidas erraient dispersés en vue de la Crète, et faisaient le pénible essai d’une navigation à laquelle nulle épreuve ne les avait encore préparés. Il réussirent enfin à se rallier, battus de l’orage, sur les côtes de l’Élide. Le port de Cyllène, aujourd’hui Clarentza, les reçut et leur permit de procéder aux réparations nécessaires. C’est là que les rejoignirent treize trières de Leucade et d’Ambracie, qui leur furent amenées par Brasidas, fils de Tellis. Nous avons déjà rencontré Brasidas au siège de Modon et au combat de Naupacte ; il était à Naupacte un des conseillers de Cnémos. La pratique de la mer ne fut pas généralement le fait des montagnards nourris sur les bords de l’Eurotas ; mais comme les brigadiers embarqués pour l’Égypte en 1798, comme les aides de camp de l’empereur placés aux côtés de Villeneuve en 1804, les représentans des éphores apportaient leur force morale sur la flotte du Péloponèse, et cette force consistait surtout dans la ferme croyance que rien n’était impossible à des Spartiates. Brasidas secoua l’apathie du nouveau navarque à peine remis des émotions de sa longue traversée. On avait sous la main cinquante-trois vaisseaux de guerre. Pourquoi ne se portait-on pas immédiatement sur Corcyre ? Alcidas se laissa convaincre. Il partit de Cyllène et conduisit sa flotte à la hauteur du promontoire Leucimne. Les Corcyréens ne s’attendaient pas à pareille visite. Confians dans l’alliance d’Athènes et dans la suprématie navale de leur puissante alliée, ils savouraient en paix les douceurs d’une démocratie triomphante. Leur surprise n’eut d’égale que leur émotion. Ils armèrent à la hâte soixante vaisseaux qui reposaient, dégarnis de leurs agrès, dans le port, et ils les envoyèrent, au fur et à mesure qu’on en complétait l’équipement, à la rencontre de l’ennemi.

A la façon dont cette flotte mal exercée encore se présenta au combat, les Péloponésiens reconnurent sans peine qu’elle était peu à craindre. Ils se contentèrent de lui opposer vingt vaisseaux et gardèrent le gros de leurs forces, — trente-trois trières, — pour faire face à dix vaisseaux athéniens accourus le jour même de Naupacte. Qui donc avait appelé si opportunément cette escadre, passée du commandement de Phormion sous celui de Conon d’abord, de Nicostratos ensuite ? La Salaminienne et le Paralos, en devançant l’ennemi, en criant aux armes quand tout dormait à Naupacte, sauvèrent la démocratie compromise à Corcyre. Semblables à deux limiers dont le nez a flairé la bête, les deux yachts avaient retrouvé les traces d’Alcidas, et depuis lors ils ne cessaient pas de le suivre à la piste. Ils étaient là prêts à combattre, avec les dix vaisseaux qu’ils venaient d’arracher, à une périlleuse somnolence, voltigeant sur les flancs de l’ennemi, profitant habilement de leur marche supérieure pour l’inquiéter sans se laisser saisir. La vitesse a été de tout temps d’un grand poids dans les affaires navales. Voyez d’ailleurs le peu que vaut le nombre en regard de l’instruction et de la discipline ! Sur leurs soixante vaisseaux, les Corcyréens en perdirent treize ; avec leurs douze trières, les Athéniens tinrent toute la flotte péloponésienne en échec. Alcidas et Brasidas firent de vains efforts pour les entamer ; les Athéniens, tout en reculant, ne cessèrent pas un instant de présenter la proue à l’ennemi. Ce furent eux qui sauvèrent, par leur bonne contenance, la flotte démoralisée de Corcyre. Pas un navire de cette misérable flotte n’eût, sans la diversion des Athéniens, regagné le port. Deux vaisseaux transfuges avaient déjà passé à l’ennemi ; sur les autres on s’injuriait, on se battait, on se disputait les rames. Les Péloponésiens auraient eu beau jeu au milieu de ce tumulte, mais ils n’avançaient qu’avec une extrême prudence, car les Athéniens étaient là, et Brasidas lui-même se souvenait de Naupacte.

J’ignore quel procédé employaient les anciens pour voguer en arrière, « pour donner une bonne scie, » suivant l’expression consacrée au XVIIe siècle. Tout ce que je sais, grâce aux fidèles et minutieux rapports de Thucydide, c’est que les trières athéniennes « sciaient » souvent. Ce procédé d’évolution était trop bien entré dans les habitudes de la marine grecque pour que nous puissions supposer un instant qu’il y eût difficulté, embarras quelconque à l’employer. On ne fit pas, au cours du XVIe et du XVIIe siècle, un moins fréquent usage de la scie sur nos galères royales. Trois hommes de chaque banc passaient alors par-dessous les rames ; ils se tenaient debout, le visage tourné vers la proue, la main droite sur la poignée de leur aviron, attendant, pour plonger l’aviron dans l’eau, le signal du comité. Parfois aussi une portion des rameurs se bornait à faire volte-face pendant que l’autre portion de la vogue faisait courir les bancs de l’avant à l’arrière. Avait-on l’intention de faire tourner la galère « à la droite ou à la senestre ? » on armait la scie d’un côté, la vogue de l’autre. Toutes ces manœuvres n’ont rien que de très compréhensible ; ajoutons que, dans le combat, elles sont indispensables. Il est évident que, dès les premières luttes, il a fallu songer à renverser le mouvement des rames, de la même façon que nous renversons aujourd’hui le mouvement de nos machines. Comment cependant opérer un tel renversement, s’il faut pour cela mettre en branle tout un échafaudage de thranites, de zygites et de thalamites ? Dieu me garde de vouloir contester en quoi que ce soit l’habileté des « derrières usés, » — c’est ainsi, paraît-il, que s’appelaient entre eux « les vieux Agamemnons, » les old tars de la république athénienne ; — j’ai peine à croire toutefois qu’ils eussent accompli, sans engager et sans mêler leurs rames, un pareil tour de force.

Étagés sur trois rangs, comme le prescrit la critique moderne, ou partagés, comme le voulait le capitaine Barras de la Penne, en trois quartiers, les rameurs athéniens avaient habilement manœuvré devant Corcyre. La nuit seule mit fin au combat. Les Péloponésiens étaient incontestablement les vainqueurs ; ils ne se hasardèrent pas néanmoins à débarquer sous les murs de la ville ; ils allèrent, suivant leur invariable coutume, ravager la campagne. C’était toujours aux oliviers et aux vignes qu’on s’en prenait alors quand on n’osait pas s’approcher des murailles. Gardons-nous donc de nous étonner si l’auteur des Acharniens a trouvé bon de faire plaider la cause de la paix par les populations rurales de l’Attique. Sur les rivages de Corcyre cependant les Péloponésiens étaient moins rassurés que dans la plaine d’Athènes. La flotte, dont l’apparition suffisait pour jeter le trouble dans leurs rangs, ne pouvait venir les chercher au milieu des vergers d’Acharné ; il était à craindre qu’elle n’apparût, d’un instant à l’autre, devant le cap Leucimne. En effet, des signaux d’alarme ne tardèrent pas à rappeler au rivage les colonnes mobiles qui portaient partout le fer et le feu. Soixante vaisseaux athéniens s’avançaient de Leucade sous les ordres d’Eurymédon, fils de Théoclès. Les Péloponésiens ne les attendirent pas. Le continent même ne leur parut point un asile assez sûr ; ils s’y trouvaient trop près de l’ennemi. De quel ascendant jouissait à cette époque la marine d’Athènes ! L’Angleterre seule, quand elle nous avait pour ennemis, en a possédé un semblable. Aussi, plus qu’à nous encore, lui appartient-il peut-être de lire dans les vicissitudes de la marine athénienne une leçon.

Puisque les Péloponésiens se croyaient en danger dans les ports de l’Acarnanie, où se jugeraient-ils suffisamment abrités ? Dans le golfe de Corinthe, au fond du golfe de Crissa ; pas ailleurs ! Pour arriver à Corinthe, à Sycione, il fallait de toute nécessité passer au large de la presqu’île de Leucade, car Sainte-Maure alors n’était pas une île ; des alluvions récentes l’avaient jointe à la terre ferme par une étroite langue de sable qui s’est, à diverses reprises, rompue et reformée. Plutôt que de s’exposer à être aperçus dans leur mouvement de retraite par les éclaireurs d’Eurymédon, les Lacédémoniens entreprirent la pénible tâche de tirer leurs vaisseaux à travers l’isthme sablonneux qui leur faisait obstacle. Ils purent ainsi se glisser nuitamment le long de la côte et passer sans crainte devant Naupacte en ce moment dégarnie. Le golfe de Crissa cacha bientôt leur honte et déroba aux attaques des Athéniens leurs trières.

Qu’étaient, se demandera-t-on, venus faire Alcidas et Brasidas à Corcyre. Ils étaient venus encourager les menées du parti oligarchique. L’arrivée d’Eurymédon, la retraite des vaisseaux du Péloponèse rendaient à la démocratie un instant menacée le pouvoir absolu. On sait si les heures qui suivent les heures d’effroi sont des heures de clémence. La démocratie corcyréenne s’était crue perdue ; sept jours de massacres noyèrent dans le sang le souvenir des terreurs qu’elle avait éprouvées. La campagne de Corcyre succédant à l’inconcevable abandon de Mytilène a laissé sur l’écusson de Sparte une tache ineffaçable, Corcyre et Quiberon, voilà deux expéditions qui se répondent à travers les siècles, et, disons-le, deux expéditions qui se valent. Le sang des Spartiates non plus n’avait pas coulé ; l’honneur de Sparte coulait par tous les pores.


III

Tout cédait aux armes d’Athènes ; les dieux, par malheur, ne restèrent pas neutres. Le pesté fondit une seconde fois sur l’Attique. Quatre mille quatre cents hoplites et trois cents cavaliers, une partie notable de la population furent moissonnés dans le cours de l’hiver. L’été venu, Athènes se releva, bien affaiblie sans doute, mais non pas épuisée par ce nouvel assaut. Déjà la république préludait en Sicile par des escarmouches à la grande expédition que devait quelques années plus tard conseiller Alcibiade ; dans l’Étolie, elle cherchait à frayer un chemin à ses troupes jusqu’aux plaines verdoyantes de la Phocide. Toutes ces opérations, marquées par des succès divers, n’aboutissaient qu’à des résultats insignifians, quand un général, « égayé par le vin, » et peu disposé à prendre mélancoliquement les revers qu’il venait d’essuyer en Etolie, eut une inspiration heureuse. Ce général portait un nom que l’avenir devait se charger d’illustrer : il s’appelait Démosthène, comme le grand orateur qui garde encore la palme de l’éloquence. Fils d’Alcisthène, il guerroyait sur le continent contre les Ambraciotes, pendant que Nicias, fils de Nicératos, opérait contre la Béotie et contre les îles réfractaires. Jamais généraux ne montrèrent humeur plus différente. Les Athéniens auraient fait choix de Démocrite et d’Héraclite pour commander leurs armées qu’ils n’auraient pas mis en présence deux caractères d’une opposition plus tranchée. Démosthène semble avoir été une sorte de Vendôme, joyeux compagnon que la défaite n’ahurissait pas, roseau flexible qui pliait sans se rompre et qu’on vit toujours se redresser sous l’orage, que l’orage vînt du Pnyx ou des sommets neigeux ; du Parnasse. Nicias avait les vertus et les tristesses prophétiques d’un Catinat. C’était un honnête homme, un citoyen pieux, un soldat énergique ; tout ce qu’il y avait de respectable dans Athènes mettait en lui, depuis la mort de Périclès, son espoir. Ne donnant rien au hasard, Nicias pouvait se vanter d’avoir en toute occasion réussi ; seulement les occasions de réussir il les cherchait peu, il les fuyait plutôt, content d’une médiocre gloire et craignant plus que de raison peut-être de compromettre dans quelque aventure la renommée qu’il s’était acquise. Démosthène au contraire engageait constamment un nouvel enjeu ; qu’il perdît ou qu’il gagnât, on était assuré de le retrouver promptement aux prises avec la fortune. Ce fut du sein même de l’adversité que cet esprit fécond fit jaillir une idée qui eut, on le verra, les conséquences les plus merveilleuses. Démosthène, ce jour-là, si l’on veut bien nous permettre de faire encore un emprunt au poète qui mettait son plaisir à ravager toutes les gloires d’Athènes, but réellement « le coup du bon génie. »

Les flottes de Périclès n’avaient qu’égratigné d’un ongle impuissant le territoire du Péloponèse ; le hardi collègue de Nicias conçut la pensée de traiter le Péloponèse comme les Péloponésiens traitaient chaque année l’Attique. Pour mettre ce plan à exécution, il fallait avant tout prendre son point d’appui sur le sol même qu’on se proposait de dévaster ; il fallait trouver en un mot à portée des côtes de la Laconie ce que les Anglais ont trouvé à proximité des côtes espagnoles, un Gibraltar inaccessible par terre aux armées ennemies, un Gibraltar accompagné d’une darse qui pût contenir et défendre, hiver comme été, les flottes athéniennes de la tempête. Cherchez sur les cartes que nous possédons aujourd’hui de la Morée un point stratégique qui réponde à ces conditions ; vous n’en rencontrerez pas d’autre que celui que découvrit le fils d’Alcisthène sur la frontière de la Messénie, à 75 kilomètres environ de Sparte. Il existe, en effet, au fond du vaste bassin où s’abîmèrent, le 20 octobre 1827, les vaisseaux d’Ibrahim-Pacha, écrasés par le feu des escadres chrétiennes, un massif abrupt d’une hauteur de 137 mètres environ. Ce massif est séparé par une passe étroite de la pointe septentrionale de l’île Sphactérie ; il affecte lui-même les abords malaisés d’une île, car si l’une de ses faces surplombe la mer Ionienne, l’autre surgit du sein d’un immense étang, — l’étang de Dagh-Liani, — qui fut peut-être, au temps d’Homère, quand des apports de sable ne l’avaient pas encore séparé de la baie de Navarin et ne le sollicitaient pas à s’extravaser sur une vaste étendue, l’asile où s’abritaient les nefs du vieux Nestor, le port renommé de Pylos. L’extrémité méridionale de cette presqu’île rocheuse a pour fossé, nous venons de le dire, la passe de Sphactérie qui la ceint tout entière, l’autre extrémité est gardée par un enfoncement où vient s’engouffrer la mer du large, havre étroit dans lequel, par parenthèse, j’ai failli en 1831 me noyer. Bien que le massif soit aujourd’hui abordable par deux langues de sable, — un seul cordon le réunissait autrefois au continent, — la position n’en est pas moins restée à peu près inexpugnable. Les Vénitiens, quand ils conquirent en 1687 le Péloponèse, s’établirent sur cette péninsule et en couronnèrent le sommet d’un château fort, — Paleo-Castro. — Ibrahim-Pacha, en 1825, fit aisément tomber le fort de Navarin et l’île de Sphactérie au pouvoir de ses réguliers ; il ne dut qu’à la famine la conquête de Paleo-Castro. C’est là que Démosthène voulut asseoir le nid d’aigle qu’il comptait donner en garde aux Messéniens, pour que ces ennemis irréconciliables de Sparte pussent, comme d’un nouveau mont Ithôme, fondre, au retour de chaque printemps, sur les fertiles campagnes qui s’étendent à la base du mont Taygète.

Le fils d’Alcisthène n’exerçait pas à cette époque de commandement direct ; une expédition heureuse, entreprise de concert avec les Acarnanes, venait à peine de le remettre en crédit ; le peuple d’Athènes ne l’en autorisa pas moins, sur sa demande, à disposer de la flotte d’Eurymédon qui, après s’être ravitaillée au Pirée, retournait à Corcyre. Dès que cette flotte parut en vue des côtes du Péloponèse, Démosthène accourut, exhiba ses pouvoirs et entraîna les vaisseaux d’Eurymédon à Pylos. Si la mer eût été en ce moment navigable, Eurymédon n’eût probablement pas tardé à continuer sa route, car le dessein de Démosthène lui semblait complètement dénué de raison. Les officiers inférieurs de l’armée, les taxiarques, n’accordaient pas à ce projet bizarre plus de sympathie. Par bonheur, le vent contraire retint Eurymédon, et Démosthène employa bien le temps de cette relâche forcée. Sa gaîté communicative lui recruta des partisans parmi les matelots et parmi les soldats. On se mit au travail et, avant qu’Eurymédon pût reprendre la mer, une enceinte de pierres brutes assemblées sans ciment avait garni la face de la presqu’île qui regarde la terre ferme. Ce fut l’affaire de six jours. Démosthène se déclara prêt à garder cette ébauche d’ouvrage avec cinq vaisseaux ; Eurymédon consentit à les lui laisser.

Démosthène n’avait pas exagéré l’importance du poste avancé qu’il attachait, épine irritante, au flanc de la Laconie. Cette simple menace dégagea subitement l’Attique dévastée en ce moment par les Péloponésiens. Sparte n’eut plus qu’une pensée : reconquérir l’aride rocher de Pylos. Sa flotte portée au chiffre de soixante vaisseaux, son armée ramenée précipitamment de la plaine d’Athènes, elle voulut tout consacrer à cette entreprise. Démosthène prévit-il jamais un tel déploiement de forces ? Il est jusqu’à un certain point permis d’en douter. Le joyeux général ne perdit pas cependant la tête. Les galères furent tirées à terre, et on les entoura d’une forte palissade ; n’ayant plus à défendre leurs navires, les équipages doubleraient le chiffre de la garnison. Le difficile était d’armer ces rameurs dont on prétendait faire des hoplites ; deux corsaires messéniens arrivèrent fort à propos à Pylos. On leur prit toutes les armes qu’ils avaient à bord, et, à défaut de boucliers de cuir ou de métal, on en fabriqua d’osier. Le côté de la presqu’île qui tenait au continent se trouva ainsi suffisamment garni. Quant aux falaises qui regardent la haute mer, elles se défendaient d’elles-mêmes ; Démosthène s’y posta toutefois avec soixante hoplites.

Les Lacédémoniens s’étaient répandus tout autour de la baie, mais leurs troupes se seraient en vain déployées sur ce rivage beaucoup trop éloigné de Pylos ; elles n’y auraient été d’aucun secours pour la flotte. Si l’on voulait fournir un point d’appui aux vaisseaux qui viendraient assaillir Pylos, il fallait occuper l’île de Sphactérie. Cette île étroite et longue forme en effet, à elle seule, tout un côté de la rade dont le vaste bassin eût, sans qu’elles s’y pressassent, reçu et abrité les escadres de la Grèce entière. Les Lacédémoniens débarquèrent sur Sphactérie quatre cent vingt hoplites, c’est-à-dire quatre cent vingt chevaliers, la meilleure noblesse de Sparte. Pas de chevaliers sans valets ; les hoplites emmenèrent avec eux leurs ilotes, Les ilotes, on le sait, si braves qu’ils pussent être, ne comptaient pas aussi eût-il mieux valu ne compromettre que des ilotes dans ce débarquement imprudent. Mal assurée de la domination de la mer, Sparte, en plaçant ses hoplites dans une île, les mettait, si les choses tournaient mal à la merci d’Athènes.

Pour le moment, la flotte athénienne n’était pas à craindre, puisqu’elle avait poursuivi son chemin vers Corcyre et qu’il lui était même prescrit de pousser jusqu’en Sicile, Démosthène, par malheur, réussit à faire passer un messager à travers les lignes ennemies. Eurymédon fut ainsi avisé du péril que courait son collègue. Il se hâta de revenir sur ses pas, blâmant intérieurement la téméraire entreprise de Démosthène et se demandant avec inquiétude s’il n’arriverait pas trop tard pour prévenir une catastrophe. Les Lacédémoniens étaient lents à prendre un parti ; dans tous leurs mouvemens de guerre, on sentait généralement le guerrier pesamment armé qui se heurte aux obstacles, comptant sur sa force pour les renverser, et qui n’agit pas par ces coups soudains, inattendus, propres aux troupes légères. Ici cependant le danger d’une intervention de la flotte athénienne était trop imminent pour ne pas peser sur les déterminations des généraux Spartiates. Il fut décidé qu’on donnerait sur-le-champ l’assaut. La largeur de l’isthme limitait d’une façon irrémédiable l’étendue du front de bataille. On avait sous la main des forces considérables, on ne pouvait, quoi qu’on fît, les mettre en ligne ; il fallut se résigner à charger par échelons. On chargea ainsi tout un jour ; on reprit avec une nouvelle vigueur le lendemain. Pas une palissade ne céda, pas un pouce de terrain ne fut conquis. La flotte des Péloponésiens, pendant ce temps, agissait de son côté ; mais, ne trouvant nulle part une rive accessible, elle en était réduite à lancer de loin ses traits. Était-ce par une démonstration aussi insignifiante que la flotte prétendait seconder l’armée ? Oh nous, a plus d’une fois posé la même question devant Sébastopol. Brasidas s’indignait. Transporté sur un élément qu’il ne connaissait guère, le vaillant hoplite ne pouvait se figurer qu’avec de l’audace on n’eût pas raison de tout, de la mer et des vagues, aussi bien que des boulevards d’une ville ou des bataillons hérissés de fer de l’ennemi. « Les pilotes craignaient de briser leurs vaisseaux ! Et quand ils les briseraient ! Où serait le grand mal ? Fallait-il ménager le bois, quand on prodiguait les hommes ? Qu’on s’échoue ! qu’on débarque de façon ou d’autre et qu’on saisisse enfin corps à corps ces Athéniens ! » Ainsi parlait Bonaparte en Égypte quand il se fit jeter sans escorte, seul avec quelques officiers, sur la plage blanche d’écume du Marabout. Les hoplites ne veulent jamais écouter la voix quelquefois bonne conseillère des marins. Bonaparte faillit tomber aux mains des cavaliers arabes, pour avoir violenté la conscience émue de Brueys ; Brasidas n’échappa que par miracle à la mort ou à la captivité. Son pilote obéit quand le devoir d’un pilote judicieux était, en cette occasion, de résister.

D’un vigoureux effort la trière est portée en avant. La plage la reçoit et la plage la rejette. Pendant que, rudement secoué par la lame qui déferle, le vaisseau sacrifié talonne sur le fond dur, on apporte la planche de débarquement. Les matelots l’ont lancée à terre ; il leur faut employer toute la vigueur de leurs bras pour en maintenir une des extrémités sur la proue, l’autre sur le rivage. Le sable se creuse et fuit sous l’extrémité qui cherche à s’y appuyer, entraîné par le retrait de la vague. Brasidas veut être le premier à passer sur ce pont branlant. Il s’élance ; une grêle de javelots l’a frappé de toutes parts. Plus heureux que l’amiral Howard qui se noya, le 25 avril 1513, dans une tentative pareille au Conquet, le valeureux Spartiate s’affaisse en arrière et tombe, criblé de blessures, entre les bras de ses compagnons. Sa main défaillante laisse échapper le bouclier qui le couvre et ce trophée, — le bouclier d’un brave entre les braves, — porté par les flots à la côte, est recueilli avec un juste orgueil par les Athéniens.


IV

La double attaque tentée contre Pylos se terminait par un insuccès. Les Lacédémoniens auraient dû, sans perdre un instant, opérer leur retraite ; un esprit de vertige les retint sur la rade où ils ne pouvaient se flatter de demeurer plus longtemps les maîtres. Quarante voiles athéniennes sont déjà réunies sous l’île de Prodano, île déserte bien connue des croiseurs qui bloquèrent durant plusieurs mois la flotte d’Ibrahim, rocher d’un ou deux milles de tour que quelques lieues à peine séparent de Pylos et de Sphactérie. Les quarante voiles font partie de l’escadre qu’Eurymédon a conduite à Corcyre ; Eurymédon les a ramenées en toute hâte sur les côtes de la Messénie pour répondre à l’appel pressant de Démosthène. Elles sont arrivées de nuit et attendent la lumière du jour pour préparer leur attaque. Le jour venu, elles pénètrent dans la baie par la grande passe. Les vaisseaux de Sparte sont rangés tout au fond de la rade, adossés à la plage, la proue en avant. Que pourra contre l’impétuosité de « la guêpe attique » cet ordre défensif ? Cinq vaisseaux péloponésiens sont enlevés en quelques minutes ; les autres, intimidés, reculent jusqu’à la côte. La proximité du rivage devient une tentation trop forte en ce moment d’effroi ; des équipages entiers abandonnent leurs navires. Du haut de leurs trières, les Athéniens ont jeté les grappins sur ces épaves ; ils les remorquent au large, s’excitant mutuellement, avec de grands cris de victoire ; mais l’armée du Péloponèse a vu le danger : c’est sa flotte qu’on entraîne, c’est le pont jeté entré Sphactérie et le continent qui s’effondre. Elle accourt de toutes parts, elle se porte en masse au rivage ; généraux, polémarques, lochages, pentécontères, énomotarques, taxiarques, surites, peltastes, hamippes, archers, frondeurs, lithoboles, tout s’en mêle. Il faut sauver les vaisseaux ou les quatre cent vingt hoplites, enfermés dans Sphactérie, sont perdus ! La plage en ce moment ressemble à une fourmilière. Animés par la vue de l’ennemi, par la pensée présente à leurs yeux du péril, les soldats entrent tout armés dans la mer. On les voit saisir les trières des deux mains, les tirer à eux, s’atteler à cette rude besogne en longues files, pendant que les Athéniens font, de leur côté, force de rames. On se dispute, on s’arrache les vaisseaux, comme aux plaines de Troie on s’arracha jadis le cadavre de Patrocle ou celui d’Hector. Le tumulte est affreux, la mer se teint de sang et bouillonne à la fois sous les rames qui la battent à coups précipités et sous les traits qui obscurcissent l’air. Les injures, les cris, les menaces qui s’échangent, les javelines qui se heurtent, les cuirasses qui se froissent, les boucliers qui résonnent avec un bruit sourd sous les coups, ébranlent l’atmosphère et vont éveiller de lointains échos jusque dans l’enceinte de Pylos et dans le camp de Sphactérie. C’est le fracas de la mêlée antique, fracas plus émouvant, plus terrible peut-être, dans la rumeur confuse de tous ses déchiremens, que ne le sera plus tard sur nos champs de bataille modernes le long et solennel roulement de l’artillerie. Impuissans témoins de la lutte à laquelle il leur est interdit de prendre part et qui va, en quelques instans, décider de leur sort, les soldats de Démosthène et les hoplites d’Epitadas, — c’est Épitadas qui commande à Sphactérie les Lacédémoniens, — contemplent avec stupeur ce spectacle. Soudain tout se tait ; les combattans se sont séparés. Les Lacédémoniens restent en possession de leur flotte ; les Athéniens ont la possession de la mer.

Que sert aux Lacédémoniens une flotte qui n’osera plus se détacher du rivage ? Les hoplites de Sphactérie en seront-ils moins séparés de l’armée ? Athènes en sera-t-elle moins libre de les tenir, à dater de ce jour, sous bonne garde ? Les hoplites de Sparte lui appartiennent, aujourd’hui qu’elle les a renfermés dans leur île, presque aussi sûrement que si elle les tenait prisonniers dans l’enceinte fortifiée de l’Acropole.

Quel deuil et quelle émotion dans Sparte, quand la lugubre nouvelle y fut portée ! La consternation ne fut pas plus grande au sein des cours chrétiennes lorsqu’on apprit, en 1396, la sanglante défaite de Nicopolis. Sparte sacrifiait sans hésiter ses enfans à la gloire de la patrie ; elle voulait qu’ils mourussent et mourussent sans murmure, dès qu’elle l’avait ordonné, mais elle savait ce que valaient de tels hommes. C’était un nouveau sacrifice des Thermopyles que le sort injurieux lui demandait ; son cœur, si ferme qu’il pût être, saignait à cette pensée. Pour quatre cent vingt Spartiates, Sparte aurait donné toute une armée d’ilotes et d’auxiliaires. Elle n’avait en ce moment rien de plus précieux que sa flotte ; elle l’offrit. Elle offrit ses soixante vaisseaux longs et, avec ces vaisseaux, les navires qu’on trouverait rassemblés dans les ports de la Laconie. Elle renonçait à la mer ; la mer était le domaine d’Athènes ; qu’Athènes la gardât, mais qu’Athènes lui rendît au moins ses enfans !

Athènes ne trouva pas la rançon suffisante. Elle était retombée sous le joug de Cléon. Honteux du subit accès de clémence qui avait sauvé Mytilène, le vieux Démos, aussi crédule qu’Hérode, venait d’immoler à l’ascendant un instant méconnu de la Salomé qui le charmait un millier d’otages mytiléniens. La politique sans faiblesse et sans compromis reprenait le dessus. Cette politique cruelle, inexorable, était pleine de péril ; dans la circonstance présente, on ne peut nier qu’elle ne fût encore la meilleure. Périclès lui-même, Périclès l’olympien, n’en eût pas conseillé d’autre. Le gage détenu était inappréciable ; pour s’en dessaisir, il fallait être sûr d’arriver à la paix, d’y arriver avec pleine satisfaction donnée aux exigences qu’on avait formulées dès le début. Tel fut le conseil de Cléon. Peu scrupuleux quand il s’agissait de la grandeur de sa patrie, Cléon émit en même temps l’avis de commencer par accepter les soixante trières, sous promesse de les restituer si les négociations qu’Athènes consentait à ouvrir n’aboutissaient pas. Les soixante trières furent livrées, et un armistice fut conclu. Pendant la durée de cette trêve, les hoplites enfermés dans Sphactérie pourraient recevoir une quantité déterminée de vivres. Des plénipotentiaires avaient été nommés de part et d’autre ; ils s’abouchèrent, discutèrent longuement et ne purent tomber d’accord. « Rendez-nous nos trières, » dirent alors les Spartiates. Plutôt que de les rendre, Cléon, comme Aristide, aurait voué sa tête aux dieux infernaux. Il était cependant singulièrement difficile de manquer aussi ouvertement à la foi jurée. Que l’on connaît mal la conscience élastique des peuples ! N’avait-on pas stipulé que la moindre infraction au traité en annulerait de fait toutes les clauses ? Eh bien, les Lacédémoniens avaient, pendant qu’on négociait, violé la convention conclue ; ils l’avaient violée en s’approchant indûment des remparts de Pylos. De quel droit venaient-ils donc réclamer aujourd’hui leurs vaisseaux ?

Sparte ne possédait plus de flotte ; les forces navales d’Athènes venaient au contraire de se grossir d’une nouvelle division. Soixante-dix navires occupaient la baie de Navarin et bloquaient l’île de Sphactérie. La surveillance du côté du large demeurait seule imparfaite. Quand les vents soufflaient de l’ouest, les croiseurs n’avaient qu’un parti à prendre : lever le blocus et rentrer précipitamment au port. C’était le moment où l’on pouvait essayer de faire passer quelques provisions aux assiégés. Séduits par l’appât de la liberté, qui en cas de succès leur était promise, les ilotes de Lacédémone en tentaient volontiers l’aventure. Les barques étaient payées d’avance ; inutile, par conséquent, de les ménager. Au premier signe de gros temps, les forceurs de blocus partaient de tous les points du Péloponèse. La croisière athénienne était rentrée, la mer devenait libre ; il ne restait plus que la tempête à craindre. On bravait avec joie ce péril attendu avec impatience. Le vaisseau ne ralentissait pas sa vitesse quand il approchait de la côte ; il y courait tout droit, sans regarder aux brisans ou aux roches, sans perdre son temps à chercher un endroit propice à débarquer. La lame furieuse jetait le vaisseau où il lui plaisait ; les hommes, les provisions étaient tant bien que mal recueillis sur la plage par les hoplites. Il se noyait des ilotes, il se perdait des vivres ; une certaine abondance ne cessait pas, en somme, de régner dans l’île. La plus grande souffrance des Spartiates venait de la privation d’eau. Ils ne trouvaient sur Sphactérie que de l’eau saumâtre. Qu’on s’expose à être bloqué par une flotte ou par des guérillas, il faut toujours, avant d’asseoir son camp, se demander si on ne l’assied pas sur le terrain de la soif et de la famine. Le général espagnol Baradas n’eût pas capitulé en 1827 au Mexique, s’il eût rencontré sur la langue de sable de Tampico ce qui manquait aux Spartiates de Sphactérie.

Les matelots athéniens ne souffraient guère moins que la garnison qu’ils tenaient bloquée. Il n’existait qu’une source sur tout le rivage, et cette source, comprise dans l’enceinte que Démosthène avait tracée, suffisait à peine aux besoins des défenseurs mêmes de Pylos. La marine en était réduite à creuser des puits sur la plage. On sait quelle sorte d’eau se recueille ainsi ; nous en avons fait l’épreuve sur le rivage d’Old-Fort en Crimée. Les soldats la buvaient, les chevaux s’en détournaient avec répugnance. La flotte athénienne souffrait donc, et le temps s’écoulait. Que serait-ce quand viendrait l’hiver ? Les Lacédémoniens étaient maîtres de tout le pourtour de la baie ; les vaisseaux d’Athènes pouvaient à la rigueur s’entasser dans le petit port de Pylos ; mais qui se chargerait de leur apporter des vivres ? qui continuerait d’intercepter, de gêner du moins les communications de l’île avec le continent ? L’approche de l’hiver c’était de fait la levée du blocus. Les hoplites de Sparte allaient être ravitaillés. Que dis-je ravitaillés ? Quand il leur conviendrait, ils seraient rendus à leur patrie ; la plus magnifique occasion qui se fût jamais présentée de traiter de la paix à des conditions avantageuses s’en allait ainsi en fumée, grâce aux exigences déraisonnables de Cléon. Le peuple d’Athènes s’échappait déjà en murmures ; ce n’était pas un peuple patient, et le sort qu’il faisait à ses conseillers ne semble vraiment pas, à la distance où nous sommes, un sort qui se pût appeler digne d’envie. Il ne s’en rencontrait pas moins une foule de gens empressés à vouloir gouverner ce vieillard irritable et prêts à lui débiter en toute circonstance et à tout propos leurs harangues. Le métier n’était-il donc pas périlleux ? Plus rebutant que périlleux peut-être, car il offrait toujours à ceux qui avaient vieilli dans la profession et qui en connaissaient bien toutes les ressources un moyen à peu près infaillible de se soustraire aux conséquences d’un avis imprudemment donné ou suivi de quelque résultat funeste. Ce moyen consistait à chercher le bélier dans le buisson et à le traîner sous le couteau du sacrificateur. « Vous regrettez maintenant, dit Cléon, d’avoir repoussé les propositions des Lacédémoniens. Ces propositions n’étaient pas en rapport avec la situation désespérée de vos ennemis ; je vous ai, en effet, conseillé de les repousser. Si vos généraux avaient fait leur devoir, les assiégés de Sphactérie seraient depuis longtemps dans vos prisons. » — « Prenez le commandement, lui crie Nicias ; je vous l’abandonne. — Oui ! oui ! répète de toutes parts la multitude, avec un malicieux et ironique enthousiasme, que Cléon s’embarque ! » Cléon accepte. Fait-il contre mauvaise fortune bon cœur, ainsi que l’insinue peu charitablement Thucydide ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il accepte : n’en demandons pas davantage. « Je n’ai pas peur des Lacédémoniens, dit Cléon, et, pour vous le prouver, je n’emmènerai pas dans cette expédition un seul citoyen d’Athènes. Qu’on me donne des troupes de Lemnos et d’Imbros, des peltastes d’Énos et quatre cents archers, c’est tout ce qu’il me faut pour avoir raison des terribles Spartiates. Dans vingt jours je vous amène ici ceux qui ne se seront pas fait tuer sur place. » On rit, et Cléon part.

S’il avait la forfanterie qu’on prête aux Gascons, Cléon, « le bon aboyeur, » en possédait au moins le flair. Il savait qu’à Pylos se trouvait un des meilleurs généraux d’Athènes, et que ce général songeait depuis longtemps à faire une descente sur Sphactérie « Démosthène et moi, se dit-il, nous viendrons bien à bout de ce qui effraie Nicias, le prudent vainqueur de Mélos et de Minoa, l’homme aux machines de guerre. » Sur sa demande expresse, le peuple adjoint à Cléon Démosthène pour collègue.

Dès le premier jour qui suit son arrivée à Pylos, Cléon somme les assiégés de Sphactérie de livrer leurs armes et de se constituer prisonniers. Les Spartiates refusent avec hauteur. Le lendemain, un peu avant l’aurore, huit cents hoplites athéniens sont dans l’île. Cléon et Démosthène les ont fait embarquer de nuit sur les vaisseaux et les ont débarqués sur deux points à la fois. Le poste de garde qui surveillait Pylos est surpris ; pas un soldat n’échappe. Aux premières lueurs du jour, le reste de l’année et la majeure partie des marins sont jetés rapidement à terre ; on ne garde à bord qu’un homme par banc. Sept mille matelots, huit cents archers, un nombre égal de peltastes, un corps de Messéniens auxiliaires, presque toute la garnison de Pylos, s’apprêtent à soutenir les huit cents hoplites.

Démosthène partage ces diverses troupes en groupes de deux cents hommes et leur fait occuper les hauteurs. Ainsi appuyés, les huit cents hoplites se rangent en bataille. Les Spartiates cependant ont eu le temps de se reconnaître. Ils marchent indignés contre les hoplites immobiles qui leur font face. Quelle troupe jusqu’ici a osé attendre de pied ferme les hommes d’armes de Sparte ? Une grêle de pierres, de traits et de javelots accable ces fiers soldats, brise leurs boucliers ou perce leurs cuirasses de feutre. Les Spartiates s’arrêtent étonnés ; ainsi nos bataillons ployèrent aux plaines de Metz sous une artillerie trop puissante. Les hoplites athéniens n’ont pas bougé encore ; ils laissent aux troupes légères le soin de leur préparer la victoire. Déjà les Lacédémoniens ont fait des pertes sensibles. Épitadas, leur chef, commande la retraite ; les Spartiates reculent, formés en rangs serrés. La bande des chacals descend alors des collines qu’elle couvre et se précipite sur leurs pas. Elle les suit de loin sans se hasarder à les joindre ; elle les suit, hurlant et glapissant, jusqu’au centre de l’île. Là se développe un long retranchement derrière lequel les hoplites se retirent. Une fois à l’abri de cette enceinte, ils ont repris tout leur avantage ; poulies forcer, il faudra les attaquer corps à corps. La majeure partie de la journée se consume dans des assauts infructueux. N’y a-t-il donc personne dans l’armée de Démosthène qui veuille tenter de tourner la position ?

Des Messéniens se présentent ; les plus acharnés de tous, ils connaissent en outre la configuration intérieure de l’île. Chose digne de remarque, ce sont les troupes les plus solides qui se gardent généralement le moins bien. Anglais, Turcs, Spartiates ont souvent montré sous ce rapport la même négligence ; on les a vus, en mainte occasion, se laisser tourner avec une facilité déplorable. Non moins fermes que les Anglais à Inkermann, les Spartiates ont pris racine dans le sol ; ils écartent d’un seul rugissement toute la troupe qui se rue contre eux ; mais, pendant ce temps, les Messéniens ont fait un long détour et longent les escarpemens de l’île. Les soldats d’Épitadas n’ont pas prévu un pareil mouvement ; nulle vedette n’a été placée en arrière. Les Messéniens achèvent paisiblement leur circuit et couronnent, inaperçus encore, les hauteurs. Tout à coup un trait vole et vient tomber, du sommet de la colline qui domine le camp, au milieu des hoplites. C’est le signal, le mouvement tournant a réussi. Des acclamations de joie frénétiques répondent des rangs athéniens au cri de guerre des soldats de Messène, et soudain tout s’ébranle. Les uns montent de nouveau à la charge, les autres font pleuvoir sur la bande héroïque, prise cette fois à revers, les traits et les javelots dont aucun parapet ne la défend plus. Qu’importe aux Spartiates ? Tournés comme leurs ancêtres l’ont été jadis au Thermopyles, ils tomberont comme eux, et Sparte apprendra qu’ils sont tous là « gisant pour avoir obéi à ses ordres. »

Ce n’est point le compte de Cléon ; il ne faut pas que la mort vienne lui ravir ses gages. Cléon intervient ; Cléon veut sauver les précieux otages de leur désespoir. Il fait cesser le combat, retirer ses troupes hors de la portée du trait, et, par ses ordres, un héraut s’avance. Epitadas avait succombé ; Hippagétas, à qui était alors échu le commandement, respirait encore, mais il râlait étendu au milieu d’un monceau de cadavres ; Styphon, le troisième général en chef de la désastreuse journée, accepta la suspension d’armes que lui faisait proposer Cléon. Pour des gens dont le gosier est brûlé par la soif, dont les entrailles crient sous les tortures de la faim, une suspension d’armes est toujours le prélude d’une capitulation. Les champs de Baylen, — le général Prim me l’a bien des fois répété, — n’auraient point vu la première humiliation du drapeau d’Austerlitz et d’Iéna, si nos soldats avaient eu un ruisseau ou un puits sous humain. L’armée du général Dupont ne capitula pas devant Castaños ; elle capitula devant le soleil de l’Espagne. Les Spartiates, vaincus, eux aussi, par la soif, se résignèrent à livrer leurs armes et se rendirent à discrétion. Deux cent quatre-vingt-douze hoplites furent dirigés à l’instant sur le Pirée ; le reste, plus heureux, était mort. Cléon tenait parole : vingt jours après son départ de l’Attique, les assiégés de Sphactérie faisaient leur entrée dans Athènes. Le peuple les vit passer avec étonnement ; il avait cru longtemps que les Spartiates étaient des êtres à part, des guerriers au-dessus des faiblesses humaines, qu’on pouvait tuer, qu’on ne prenait pas vivans. Ils défilaient cependant sous ses yeux, ces soldats invincibles ; ils étaient là, captifs, chargés de fers, la tête basse, dévorant en silence leur humiliation. Les Athéniens se sentaient grandis de toutes les folles terreurs qu’ils éprouvaient autrefois ; Cléon leur mettait le pied sur le cou de l’ennemi auquel ils n’avaient jamais osé faire face. C’était un immense service rendu à la cause d’Athènes, et ce déclamateur, — avouons-le, car il faut être juste envers tous, — le jour où, au risque de tout perdre, il osa conseiller de congédier les ambassadeurs lacédémoniens, se montra un grand politique.

Sparte tenait encore à ravoir ses enfans ; elle y tenait moins pourtant depuis qu’elle voyait en eux des enfans déchus. La prise de Cythère par Nicias, la mort d’Artaxerce après quarante-sept ans de règne, vinrent bientôt ajouter à la stupeur dont Sparte était frappée de nouveaux motifs de découragement. Tout espoir de subside étranger disparaissait, au moment où les côtes de la Laconie allaient avoir à subir les doubles incursions qui partiraient à la fois de Cythère et de Pylos. Désirée par les Athéniens, sérieusement proposée trois ans auparavant par les Spartiates, la paix était dans l’air. Sparte l’eût peut-être déjà conclue aux conditions mêmes exigées par Cléon, s’il lui eût été permis de traiter avant d’avoir, par quelque succès, relevé le prestige de ses armes. Sans la prise de Kars, la Russie, en 1856, se serait moins aisément soumise.

Où chercher ce triomphe qui devait sauver l’amour-propre et couvrir jusqu’à un certain point la lassitude morale du peuple de Lycurgue ? Ravager l’Attique n’était plus un succès ; on l’avait si souvent, impunément et sans fruit, dévastée ! Il fallait quelque chose de plus éclatant ; la prise d’une ville, l’occupation d’une province, un fait d’armes qui portât un nom et qui conférât au moins le droit d’élever un trophée. Brasidas avait survécu à ses blessures ; Sparte l’envoya en Thrace. Il existait sur ce littoral lointain des mécontentemens qu’on pouvait fomenter, des populations belliqueuses dont il serait facile de s’assurer le concours. Brasidas apparut tout à coup à l’embouchure du Strymon. Thucydide était alors à Thasos avec sept vaisseaux. Avait-il mission de veiller sur la côte subitement envahie ? L’illustre historien parait avoir voulu garder le silence sur ce point. Ce qui est incontestable, c’est qu’il ne se trouvait qu’à une demi-journée de navigation d’Amphipolis, et qu’Amphipolis tomba avant qu’il l’eût secourue. Le peuple d’Athènes punit ce malheur comme une négligence ; Thucydide fut banni. Nous devons au long exil qu’on lui infligea, exil plus rigoureux peut-être qu’immérité, un immortel ouvrage ; lui devons-nous le récit d’un témoin toujours impartial ? Les lettres de Junius auraient eu moins de fiel si leur auteur eût mieux fait la guerre en Hanovre.

Les Athéniens avaient fini par croire sérieusement à la valeur militaire de Cléon. Ce fut Cléon que, trois ans après les combats de Pylos ils voulurent opposer encore à Brasidas. Le démagogue partit du Pirée à la tête de douze cents hoplites athéniens, de trois cents cavaliers, d’un grand nombre de soldats auxiliaires, le tout embarqué à bord de trente vaisseaux. Il emmena même Socrate, qui paraît avoir été en cette occasion plus vaillant soldat que ne le fut Horace à la journée de Philippes. Cléon n’était pas d’avis de brusquer les choses ; il fut entraîné par l’impatience de ses soldats. Brasidas remporta sur l’orateur d’Athènes une victoire complète, et, ajoutons-le, une victoire facile. Le bouillant soldat n’en payai pas moins ce triomphe de sa vie. Cléon ne survécut pas davantage à sa défaite. Il tomba, quand son armée était déjà en pleine déroute, deux fois frappé : sur le champ de bataille par un peltaste de Myrcinie, dans sa tombe par Thucydide, son ennemi politique.

On ne doit, a dit Voltaire, que la vérité aux morts. Je doute que la vérité se distingue bien clairement à travers les brouillards des rancunes intestines. Ce que je discerne le mieux dans les événemens auxquels Cléon prit part, c’est le fait brutal qui mit à néant l’ascendant de Sparte en dépouillant ses invincibles hoplites de leur prestige. Montrer aux Athéniens qu’on pouvait se mesurer corps à corps avec des Spartiates n’était ni un médiocre service, ni une médiocre gloire ; cela valait mieux du moins, si l’on considère l’intérêt d’Athènes, que de prendre parti pour toutes les défaillances et de railler tous les héroïsmes. Le bon sens narquois des Acharniens et des Sancho Pança peut avoir son charme ; seulement il court le risque de désarmer les nations à l’heure où le pire parti qu’on puisse prendre n’est pas le parti de ceindre son glaive, mais celui de suspendre son bouclier. Le rire coûte trop cher quand il faut le payer du prix de l’indépendance nationale. Par le succès obtenu à Sphactérie, Cléon, au contraire, inspira tant de confiance aux Athéniens qu’il dut s’immoler lui-même aux espérances exagérées qu’il avait fait naître.

Passer de la tribune aux harangues au commandement des armées est toujours un péril, surtout quand on doit entrer en campagne à la tête de ses auditeurs. Des soldats dont on a pris l’habitude de briguer les suffrages se croient, même dans le rang, à l’assemblée du Pnyx ; ils y gardent la prétention de régenter et d’inspirer leur chef. Guidé par eux, ce chef pourra doublement remercier le sort s’il termine la campagne sans avoir fait quelque grosse sottise. Armée et discipline ont été de tout temps, — personne ne le conteste, — deux idées inséparables. Plût à Dieu qu’on en pût dire autant de la discipline et de la démocratie ! Ce n’est pas en tout cas dans le passé qu’il faut chercher les preuves de la possibilité d’une aussi désirable alliance.

La mort de Cléon et celle de Brasidas étaient toute une révolution, car elles faisaient passer l’influence des partisans de la guerre aux partisans de la paix. Un prompt arrangement intervint. Après dix ans de guerre, les belligérans convinrent de se restituer réciproquement la majeure partie des conquêtes qu’ils avaient faites l’un sur l’autre. Que ne prévit-on ce résultat à Sparte le jour où, sur les instances des Corinthiens, on s’y engagea dans la funeste querelle ! Mais, si les peuples avaient du bon sens, les poètes n’auraient rien à chanter et les historiens n’auraient rien à dire.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er août et du 15 décembre 1878.