Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 38-68).


II


Au moment même où sept heures sonnaient, M. Durras écrivait la dernière phrase de son chapitre « Roches métamorphiques ». Il en éprouva une intime satisfaction. S’il avait posé sa plume à sept heures quatre, ou à sept heures dix, ce n’eût pas été du tout la même chose que d’atteindre à ce moment précis la borne fixée à son travail du jour et de se trouver en face de cinquante-cinq minutes de loisir, très exactement.

Il se frotta les mains l’une contre l’autre, puis les éleva et frotta son visage du haut en bas, soigneusement, minutieusement, comme fait un homme qui se débarbouille, mais au ralenti. Et quand il se fut frotté les yeux et descendit vers ses grandes joues, il étira de bien-être ses paupières un peu bouffies, d’un blanc de craie sous les épais sourcils, plus foncés que sa courte barbe et ses cheveux châtains, coiffés en brosse, dont le poil fin et brûlant ressemblait à de la soie filée.

L’accent du visage était dans ces sourcils de charbonnier des Balkans, rapprochés à la base du nez comme pour résister à la double dépression temporale et dominer le vaste désert des joues trop larges, où le profil régulier, viril, le front de mathématicien, haut et carré, le nez droit et sévère, semblaient toujours en danger d’être engloutis. Un autre contraste se manifestait dans la bouche dont la lèvre supérieure, plate et mince, taillée en biseau, disparaissait sous la moustache, tandis que la lèvre inférieure rouge, pulpeuse, s’avançait comme pour dire « u », débordant la ligne du profil et formant au bas du visage pâle une voluptueuse gouttière, couleur de cire écarlate.

Quand Amédée se mettait en colère, avec sa lèvre et ses yeux clairs, ses joues pâles, il ressemblait à un masque de plâtre touché de vermillon et de bleu de Prusse et ces couleurs à la fois vives et figées donnaient à sa physionomie une dureté pétrifiante.

Pour le moment, il n’avait aucun sujet de mécontentement, au contraire, — et son visage était simplement celui d’un homme intelligent, sensuel et triste, avec des sourcils de charbonnier, un front de mathématicien et le port de buste correct, un peu raide, un peu théâtral de quelqu’un qui aime à présider, à parler pour une assemblée en posant ses avant-bras sur une table et faisant des gestes avec ses mains et qui aurait pu devenir cul-de-jatte sans que son prestige en souffrît, à condition qu’on lui laissât la table et l’auditoire.

En dépit de ce buste présidentiel, M. Durras vivait en ours, sauf de rares exceptions, dans sa maison des Bories, s’en allait seul dans la montagne avec son petit marteau de géologue et son sac, revenait deux, trois jours après, et si parfois Isabelle avait l’impression que quarante paires d’oreilles interchangeables lui auraient été nécessaires pour écouter son mari sans fatigue, elle aimait encore mieux cela que de le voir tourner indéfiniment autour d’une table, sans dire mot, les mains croisées derrière le dos, — comme il le faisait en ce moment, seul dans son bureau.

Une lumière égale emplissait la pièce, un peu adoucie par le déclin du jour, mais encore intense. Elle était si crue, cette lumière des Bories, que même dans une pièce tendue de sombre, elle paraissait réfléchie par des murs blancs. Dans ce bureau perché au deuxième étage, directement au-dessous du grenier, on se serait cru au sommet d’un phare. L’été, M. Durras tenait ses volets clos jusqu’à cinq heures du soir et l’hiver, bien avant quatre heures, il repoussait dehors la lumière immobile, réfléchie par la neige, l’espace illimité, boréal, où un épervier planait sans mouvement et il s’enfermait avec sa lampe et son feu, ses meubles Empire tapissés d’une soierie verte et les plaques de schiste noir ciselé d’empreintes fossiles qui couvraient les murs : Ammonites et fougères, un ichtyosaure qui tenait du crocodile nain et de l’espadon et un ptérodactyle curieusement fossilisé la tête en bas, dans une attitude d’impossible vol, sa délicate membrane écartelée, son bec conique tendu vers les profondeurs de la terre. La lumière de la fin du jour posait sur la surface polie des schistes de pâles reflets étirés, l’image fantôme d’une fenêtre aux rideaux blancs. L’image disparut lorsque Amédée s’interposa entre la fenêtre et son reflet.

Il se tenait debout, les mains dans les poches, et regardait au dehors, à travers le rideau, sans s’appuyer à la vitre.

Isabelle était dans le jardin avec les enfants. Ils se promenaient tous les quatre le long des allées, regardaient les fleurs, et parlaient d’un air sérieux et animé. Pour dire quoi ? Des bêtises, évidemment. Comment pouvait-elle les prendre ainsi au sérieux, toujours ? Comment pouvait-elle !

Il secoua les épaules et revint s’asseoir à sa table. C’était agréable de placer une sensation d’oisiveté dans l’attitude habituelle du travail. Il éprouva d’abord cette sensation douce, puis se persuada qu’il l’éprouvait encore, y réussit pendant un instant, — mais cela aussi s’évapora et il s’aperçut qu’il s’ennuyait. Il tira sa montre : sept heures vingt huit. Encore vingt-sept minutes à passer.

Il saisit une feuille blanche et se divertit à tracer sa signature à l’encre bleue, à l’encre rouge, à l’encre verte, à l’encre violette, puis avec une vingtaine de crayons différents qu’il trouvait sous sa main, rangés par ordre de tailles, comme les gommes, à côté des cachets timbrés à ses initiales et des bâtons de cire fine de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Isabelle le plaisantait quelquefois sur son goût excessif pour les accessoires de bureau, — et aussi sur sa manie d’écrire son nom partout, même à la surface des vitres embuées, du bout du doigt : Amédée Durras, Amédée Durras… L’A et le D gonflés, immenses et ronds, comme deux montgolfières entraînant le filin d’une mince signature à peine lisible, faite d’une série d’ondulations qui allaient s’affaiblissant, se perdant, — mais les deux traits parallèles qui encadraient la signature la maintenaient fermement dans des rails et compensaient en quelque sorte l’aventure dérisoire des montgolfières.

Amédée Durras, Amédée Durras…

Il crut entendre à son oreille la voix d’Isabelle avec ce rien de sarcasme caché sous la plaisanterie :

— Vous l’aimez donc tant, votre nom, que vous voulez le voir écrit partout ?

« Sottise ! Comme si un geste machinal pouvait traduire une inclination… Il n’entendait que trop ce qu’elle prétendait insinuer. Mais elle se trompait, encore une fois. S’il se fût aimé lui-même autant qu’elle le prétendait, il aurait été plus heureux, car les satisfactions d’amour-propre ne lui avaient pas manqué, depuis le collège jusqu’à sa thèse de doctorat ès sciences, qui avait été si favorablement commentée dans le monde scientifique. Il aurait eu de bonnes raisons d’être content de lui et pourtant…

« Son nom ! son nom ! Évidemment qu’il y tenait, à son nom ! C’était sa représentation en ce monde, c’était une de ses figures, une figure soustraite aux passions, aux déceptions, une figure facile à défendre. Qu’il fût heureux ou malheureux, innocent ou coupable, vivant ou mort, cette figure persisterait immuable, fixée par son labeur : Amédée Durras, les Plis Hercyniens en France… Cela existait-il, oui ou non ? Mais Isabelle ramenait tout à son point de vue. Elle s’était mis en tête qu’il était un égoïste, qu’il se préférait à tout et il n’y avait pas moyen de l’en faire démordre. On dit : « Entêté comme une mule. » On ferait mieux de dire : « Entêté comme une femelle, » ce serait plus général et d’autant plus vrai.

« S’il y avait dans la maison un égoïste, un être qui se préférait à tout et s’admirait en tout, ce n’était pas lui, ah ! non, bon sang de Dieu, ce n’était pas lui ! On n’avait pas à chercher bien loin pour le trouver, cet être-là, éclatant d’impudence, vermeil comme un petit vampire et persuadé qu’il était un phénix à force de se voir adulé par sa mère, gâté, pourri par sa mère ! Celui-là ne saurait jamais ce que c’était qu’une enfance empoisonnée par la peur… »

On les avait oubliées, ces années d’enfance, on n’avait aucune raison d’aimer à s’en souvenir ; c’était à douter même qu’on les eût vécues. Pourtant, la figure de la Peur était toujours là, dans un coin de la mémoire, une vieille femme en robe grenat foncé, des bandeaux gris, des yeux gris, dont le regard vous transperçait comme une aiguille à tricoter, une bouche mince resserrée par des plis convergents, en bourse fermée. Tous les soirs, il fallait comparaître devant elle et lui faire sa confession de la journée, — sans rien omettre, attention ! car elle savait tout ce qui se passait dans la maison sans quitter son fauteuil. Et quand on avait fini, la bouche se serrait davantage, les yeux luisaient, car c’était le moment où l’enfant devait monter dans sa chambre, se déshabiller tout seul et attendre la correction de tous les soirs pendant qu’elle, en bas, savourait avec une lente gourmandise son petit dîner de vieille chatte. On aurait cru qu’elle prenait plaisir à prolonger l’attente. Mais il avait attendu ce moment-là toute la journée et dès le lendemain matin il recommençait à l’attendre. C’était tout cela son enfance : l’attente interminable du châtiment.

« Cette vieille mère Durras, comme il l’appelait en lui-même, quand il était petit, faible et dévoré d’une rancune impuissante, cette terrible vieille femme qui avait successivement réduit en servage son mari, son fils et sa belle-fille et qui continuait d’opprimer le dernier survivant de sa race, que lui avait-il fait ? Peut-être qu’elle ne lui pardonnait pas d’avoir échappé à la catastrophe de chemin de fer qui avait coûté la vie à ses parents ? Évidemment, c’eût été une belle simplification, la mère Durras n’avait pas tort. Pour ce que la vie lui avait apporté de bonheur, il eût mieux valu l’écraser dans l’œuf. Il lui aurait volontiers dit cela à la vieille dame, par une espèce de tardive sympathie, maintenant qu’il avait son jugement d’homme. Mais elle était morte, la terre gardait ses os. Qu’elle les gardât bien ! S’il y avait eu un enfer… Mais c’était là une de ces bourdes avec lesquelles on avait achevé de le terrifier jusqu’à l’âge de vingt ans. Et les Pères Jésuites avaient eu beau lui donner tous les prix d’excellence de leur collège de Saint-Christophe il savait trop ce que ça lui avait coûté, ces prix d’excellence, pour leur pardonner jamais de l’avoir abruti à ce point-là. Eux, après la mère Durras, du beau travail en vérité, ah ! oui !

« La vieille dame, passe encore. Elle ne l’avait tenu sous sa férule que pendant ses jeunes années, celles qui comptent pour rien dans la vie d’un homme. Cet illustre raseur de Pascal avait eu un éclair de bon sens (en voilà un, entre parenthèses, qui aurait mieux fait de continuer ses expériences d’hydrostatique que de perdre son temps à écrire ses Pensées, bonnes tout au plus pour un siècle où on croyait encore dur comme fer à la création du monde en six jours.) Mais enfin il avait eu un éclair de bon sens, quand il avait écrit quelque part que les seize premières années de la vie sont des années nulles, ou quelque chose d’analogue.

« Et c’est justement à cette époque que ces maudits Jésuites s’étaient emparés de son esprit, l’avaient pétri, lui avaient communiqué jusqu’aux moelles un tremblement dont il avait mis des années à guérir. Un gosse qui tremble devant une vieille femme méchante, cela n’est rien, cela ne laisse pas de traces. Mais un homme qui tremble devant lui-même… ah ! bon sang de Dieu ! Le péché, la femme, l’immondice, la damnation — et perpétuellement : « Que suis-je ? Qui suis-je ? Que me veut-on ? » Ah ! bon sang de Dieu !

« Il s’était jeté dans le travail à corps perdu, comme on fuit. Et s’il avait choisi, entre toutes les sciences auxquelles son intelligence était également apte, — car on ne pouvait dire qu’il fût un imbécile, ça non ! — s’il avait choisi la science de la terre et de son histoire, ç’avait été pour y chercher des armes. Et il les y avait trouvées. C’était peut-être la seule chose qui ne l’eût pas déçu. Il les y avait trouvées, il avait appris à penser par lui-même. Les dogmes dont on l’avait imbu s’étaient effrités sans douleur, dispersés en poussière. Et le jour où il avait ri, non pas même ri, mais rigolé en songeant à cette pensée, précisément, de l’illustre raseur, où il est question de Moïse désigné par Dieu comme « l’historien du monde », ce jour-là il s’était senti fameusement délivré.

« Il aurait pu désormais être heureux, toute contrainte abolie… Toute contrainte abolie ? On le dit, on le croit, mais sait-on réellement où cesse une contrainte ? Pourquoi n’avait-il pas suivi son véritable penchant, qui allait vers la femme et non vers le mariage ? Pourquoi avait-il stupidement désiré fonder une famille et pouvoir dire, comme les autres : « Ma femme, mes enfants, » sans même savoir ce que c’était qu’une femme et des enfants ? Pourquoi ? Pourquoi ?

« Et pourtant il avait été heureux avec Isabelle… Il avait pu croire un moment qu’il avait bien fait… »

M. Durras jeta un sombre regard à la photographie d’une jeune fille en robe de bal qui ornait sa cheminée. La photographie ne laissait voir que le buste, une ruche de taffetas encadrait un décolleté chaste, mais sans maigreur, un cou mince et rond, offert de trois quarts, comme le visage où le modelé doux de la prime jeunesse estompait un profil latin, long et ferme sous des bandeaux bruns très épais, noués en chignon.

Amédée retrouvait dans sa mémoire ce salon de province doucement éclairé, qui sentait le feu de bois et les petits fours fins, et cette jeune fille assise auprès de la cheminée, la tête penchée vers le feu, le bout de son escarpin verni sortant furtivement de dessous sa longue jupe claire, tel un nez d’agneau noir plein de crainte et de curiosité. L’arc très pur des sourcils regardait de haut et semblait s’étonner : « C’est donc ainsi ? » et la moue imperceptible de la lèvre supérieure, bien dessinée, bien relevée en son milieu autour d’une délicate empreinte en forme de petite amande, demandait avec mélancolie : « Pourquoi ? »

La main d’Amédée qui venait de couvrir la feuille blanche d’une série de signatures identiques s’échappa vers un coin libre et traça plus lentement à la manière d’une main qui écrit toute seule un autre nom : Isabelle…

Amédée tressaillit, biffa le nom d’un coup de crayon rageur et jeta la feuille au panier.



Lorsque Amédée Durras rencontra cette jeune fille, Isabelle Comtat vivait sans bruit dans la maison de ses parents. Le matin, elle faisait des tartes, des coulis et des galantines sous la direction d’une cuisinière réputée pour ses talents, mais qu’une vieille dyspepsie rendrait acariâtre. Puis elle arrangeait les fleurs en bouquets pour la table. L’après-midi, elle s’asseyait à son piano et jouait pendant des heures Mozart, Chopin, Schumann et Beethoven. Puis elle faisait des visites avec ses parents ou recevait les visiteurs de ses parents. Le soir, s’il n’y avait pas un bal ou quelque patinage d’hiver dans le parc d’un château scintillant sur sa colline au fond de la vaste nuit scintillante, elle rentrait dans sa chambre, fermait doucement la porte à clef et laissait crouler devant un grand feu clair la masse de sa chevelure, d’un brun de truffe glacé par endroits d’un peu de roux, comme la terre d’automne en sa profondeur.

Elle aimait sa famille, son pays, ce que la vie lui offrait, ce qu’elle semblait lui promettre. Mais déjà elle ne pouvait s’empêcher de juger ce qu’elle aimait le mieux avec autant de détachement que si elle ne l’eût pas aimé. Ainsi elle savait depuis longtemps que les siens étaient profondément bons, profondément honnêtes, de cette vieille bourgeoisie provinciale où l’on eût préféré voir un enfant mort que forfait. Mais que dans leur vie, dans les principes qu’ils appliquaient, dans leur conscience même, l’opinion d’autrui tenait plus de place que leur propre jugement. Et en silence, elle les désapprouvait.

Lorsque Amédée Durras demanda sa main, ses parents la consultèrent avant de répondre, — et elle répondit oui, en sachant exactement pourquoi.

Elle se connaissait depuis longtemps un grand désir à triple face : sortir de son milieu végétatif, s’instruire, s’élever. Le mariage la conduirait à la vie active, son mari l’instruirait, ses enfants l’élèveraient, — car elle les élèverait d’abord, eux, avec tant d’amour qu’ils ne pourraient être que des lumières. Voilà ce qu’elle savait. Elle savait encore une chose : c’est qu’elle n’aimait pas Amédée Durras, mais là, elle n’aurait su dire pourquoi.

On les félicitait tous deux : « Une si jolie jeune fille, si charmante, si musicienne, une femme d’intérieur si accomplie… » « Un homme si distingué, de tant d’avenir, un esprit si remarquable… » « Merci, merci », répondaient-ils.

Non, elle n’aurait su dire le pourquoi de cette aversion secrète qui lui donnait envie de fuir quand son fiancé l’approchait. Mais elle croyait de bonne foi que c’était là un sentiment commun à toutes les jeunes filles en présence d’un homme amoureux et pensait que la Nature jouait aux femmes un tour détestable en vérité, — mais il fallait en passer par là. Elle n’était pas fille à reculer devant les conséquences d’un « oui », Isabelle Comtat. Seulement, elle se méfiait d’instinct de tout ce qu’elle ne connaissait pas — et si, par hasard, l’expérience venait confirmer cette méfiance primitive, alors toutes les forces du monde coalisées n’auraient pu ébranler son opinion sur ce qu’elle avait expérimenté et, sur-le-champ, jugé. C’est ainsi qu’elle était… et personne n’y pouvait rien.

Bien entendu, ce n’est pas cette jeune fille-là qu’Amédée allait épouser. Il épousait la jeune fille qu’il avait vue près de la cheminée, douce, silencieuse, un peu craintive et mélancolique. Auprès d’elle, il oubliait complètement sa vieille ennemie la Peur. Il se sentait plein d’assurance, glorieux, sûr de lui, content de lui, — heureux, en somme.

Ils eurent, pour leur mariage, le sacrement, les cloches, le suisse, les clameurs d’orgue et la mangeaille, tout le cérémonial inventé par les hommes pour sanctifier l’indécence et apprivoiser le hasard.



Feu de temps après leur mariage, M. et Mme Durras quittèrent le pays d’Isabelle, doux et morne pays de vignes, d’étangs et de peupliers, où chaque épaule de terrain porte un château, pour le plateau des Bories, la maison hantée par la lumière et les rats, et ses trois sorbiers étiques, tordus sous un vent perpétuel.

Isabelle, en arrivant, fit claquer tous les volets, ouvrit toutes les fenêtres et la maison banale et nue, traversée d’espace, eut l’air d’un navire. Le lendemain elle se pencha sur le sol, fit couler entre ses doigts une poignée de terre et pendant le court répit que lui laissaient un printemps tardif, un été brûlant, tôt délayé dans les brouillards de septembre, elle fit sortir du sol des fleurs et des légumes, peupla la basse-cour et les clapiers et confia une douzaine d’œufs de pintade à une grosse poule beige affolée de maternité. Le premier été fut plein de pépiements et de bruits d’ailes. Mais quand les brumes d’automne montèrent de la Limagne et que la maison, soulevée, parut flotter avec son jardin tout noir, force fut à Isabelle de se replier vers une présence humaine et de mesurer en elle-même la profondeur d’un étonnement qu’elle avait empêché jusque-là de glisser vers le désespoir.

De quel nom nommer cela ? Quelle était la nature de ce qu’il ressentait pour elle ? Comment faisait-il pour, à la fois, s’imposer si tyranniquement, obstruer toutes les issues et n’offrir que le vide quand on essayait de s’appuyer sur lui ? Pourquoi la fureur, quand il réclamait la douceur ? Pourquoi se trouvait-elle si seule, alors qu’ils étaient constamment, hélas ! constamment deux ? Où la menait-il ? Où allait leur vie ? Que pouvait-elle espérer de demain, qui ne fût pas lamentablement pareil à hier ?

Plus tard, bien plus tard, Isabelle trouva par hasard dans un livre une phrase qui disait en quelques mots ce qu’elle avait remâché pendant des mois de tristesse et de solitude : « … Tant d’hommes, qui se contentent d’être pour leur femme la synthèse d’un sexe et d’une profession. » Cette phrase l’éblouit comme une vérité, comme sa vérité. Mais ce n’était qu’une de ses vérités. Car nous pourrions revivre sept fois la même vie en remettant indéfiniment les pas dans nos pas, faire sept fois le tour de notre propre vie, banale et mystérieuse, familière et inviolable, sans espoir de voir jamais s’ouvrir devant nous les murailles de la cité.

En réalité, ce qu’elle éprouva pendant ces premiers mois de vie commune, échappait à toute définition. On lui avait tellement répété que l’amour venait après le mariage qu’elle avait essaye de croire, pour une fois, ce que les autres lui avaient dit — de faire confiance à son mari, d’attendre le miracle en faisant taire cette voix qui lui criait que ce n’était pas la peine d’attendre, car il ne se produirait jamais rien, car jusqu’à la fin ce qu’il appelait son amour ressemblerait à une meurtrière vengeance, car jusqu’à la fin, elle ne ressentirait qu’un désir en face de cet amour : fuir, fuir au bout du monde, pour ne plus voir le dur glacis de ces yeux bleus où elle n’avait jamais lu : « Ma chérie, comme tu es belle, » ni aucune de ces phrases que les romans prêtent aux hommes quand ils les font parler aux femmes, ces phrases dont elle avait rêvé, comme toutes les jeunes filles, et qu’Amédée semblait ignorer… Non, ce qu’elle lirait toujours au fond de ces prunelles, c’était : « Toi que j’ai choisie, tu vas payer, tu vas payer ! » Payer quoi ? Payer pour qui ? Que lui avait-on fait ? Que lui avait-elle fait ? De quel nom nommer ce qui la guettait au fond de ces prunelles d’homme amoureux et qui n’attendait, elle le sentait bien, qu’une minute d’inattention de sa part pour bondir sur elle et la terrasser ? Elle en aurait crié d’épouvante et de solitude, dans cette grande maison sonore, si elle n’avait été une jeune femme si bien élevée et si raisonnable.

Mais Isabelle Durras était une jeune femme raisonnable et bien élevée et elle s’appliquait de toutes ses forces à faire honneur à la parole d’Isabelle Comtat, puisqu’elle avait dit « oui », dans une autre vie, en sachant exactement pourquoi, mais sans savoir, grands dieux ! sans savoir un mot de ce qu’elle faisait…

Pendant quelques mois, Amédée put se croire heureux. Il était amoureux pour la première fois de sa vie et s’émerveillait de cette nouveauté. Il avait épousé Isabelle parce qu’elle lui plaisait comme aucune femme ne lui avait jamais plu et, pour l’épouser, il avait passé par-dessus les considérations de la prudence qui lui remontrait qu’Isabelle n’avait pas de fortune, une petite dot et des goûts raffinés, circonstance aggravante, alors que lui-même n’était pas très riche, plus qu’elle, cependant, ayant pu disposer dès sa majorité du bien de ses parents : une quinzaine de mille francs de revenu, dont il avait fait fructifier le capital. Mais l’amour avait balayé toutes ces considérations mesquines et Amédée s’en trouvait grandi à ses propres yeux. D’ailleurs il n’avait qu’à se féliciter de son choix. Sa femme était jolie, pleine de bonne volonté, d’humeur égale et tenait sa maison avec cet art de bien vivre qu’elle avait appris chez ses parents, les meilleures gens du monde. Oui, il n’avait qu’à s’en féliciter. Quoi de plus doux que de vivre avec la femme qu’on aime ?

Une si jolie peau… une si bonne table… Un peu trop fantaisiste, un peu portée à la prodigalité, plus aristocrate peut-être que bourgeoise, dans l’ensemble — et cela aurait pu devenir inquiétant — mais justement il aimait tant à rédiger des emplois du temps, des budgets, des programmes, il était si exercé dans l’art d’enfermer la vie entre des cadres et des formules… Elle avait de la chance d’être tombée sur un homme comme lui qui saurait mater ce qu’elle avait d’un peu excessif, d’un peu anarchique.

Comme ils étaient heureux ! À chaque instant il quittait son bureau, un papier à la main, couvert de chiffres et d’accolades, — le nouvel emploi du temps, la nouvelle combinaison du budget, car il en pouvait inventer à l’infini. Isabelle était à son jardin ou à son piano ou à sa toilette, mais il fallait qu’elle vînt tout de suite, tout de suite :

— Écoute… Suis-moi bien…

Elle approuvait. Une heure après, il redescendait, ayant disposé la même chose dans un ordre différent.

— Écoute… Suis-moi bien…

Elle approuvait.

Une fois, ayant cru s’apercevoir, à son regard, qu’elle ne l’écoutait pas, il lui tendit un piège, avec un plaisir qui l’étonna lui-même : il lui lut, à un quart d’heure d’intervalle, deux emplois du temps dont le premier était normal et dont l’autre supposait une journée de quarante-huit heures. Elle les approuva tous les deux.

Alors, brusquement, il se mit en colère, comme cela ne lui était jamais arrivé ni chez sa grand’mère, ni au collège. Elle ne l’écoutait donc pas ? Elle se moquait donc de la peine qu’il prenait pour elle ? Mais elle verrait si elle s’imaginait avoir affaire à un imbécile ! Il la tiendrait serré, il l’aurait à l’œil, on ne le bernait pas impunément, etc., etc… et il marchait sur elle, soulevé de colère : « Tu m’as compris ? » Tu m’as compris ? » Isabelle le regardait, avec ses sourcils étonnés, sa lèvre bien dessinée, mélancolique et dédaigneuse. Quand il eut fini, elle s’en alla, sans dire mot. Il se sentit un peu honteux et pensa que pour cette fois il lui pardonnait. C’était encore une si jeune femme ! Et ils étaient si heureux !

Il lui lisait aussi des fragments de sa thèse, qu’il était en train de rédiger. Là, elle l’écoutait avec un visible intérêt, mais elle n’en finissait pas de poser des questions, elle l’interrompait à chaque instant pour lui demander l’explication d’un mot, pour rattraper un chaînon qui lui manquait. Eh ! que diable, il ne s’était pas marié pour fonder une école libre ! C’était évident qu’elle ne pouvait pas prétendre, avec son instruction élémentaire de jeune fille « comme il faut », à saisir une pensée façonnée par des années d’études. Mais est-ce qu’il lui demandait de comprendre ? Il lui demandait d’écouter. Il se remit en colère et Isabelle l’écouta dès lors dans un parfait silence.

Mais ces petits incidents ne signifiaient pas grand’chose. Dans l’ensemble, ils étaient parfaitement heureux.

On l’aurait stupéfié en lui révélant qu’il s’était abattu de tout son poids sur Isabelle, qu’elle étouffait, que toute son activité de ménagère, de jardinière, n’était qu’une manière de lutter pour sa vie et que ses fleurs, ses bêtes, sa musique, ses livres, étaient pour la jeune femme autant d’alliés contre lui.



Isabelle n’aurait su dire à quel moment avait commencé en elle ce sourd travail de démolition. Peut-être dès le lendemain de son mariage.

Toujours est-il qu’elle s’aperçut un beau jour qu’elle était en train de démolir en elle tout ce à quoi, jusqu’à présent, elle avait cru.

On avait bouché toutes les issues du monde intérieur qui lui était familier. Maintenant, elle se frayait désespérément un chemin à travers elle-même, vers un monde nouveau. L’instinct avait commencé, la volonté suivait, car il lui fallait en quelque sorte passer sur le corps de la femme qu’elle avait été pour accéder à ce monde nouveau, — et le concours de la volonté était indispensable pour tuer cette femme qui avait encore tant de traits de la jeune fille, qui s’obstinait à croire à l’amour, au bonheur personnel, qui protestait que les promesses n’avaient pas été tenues, mais qu’elles devaient l’être un jour ou l’autre, qui rusait déjà pour s’enfermer dans le cercle stérile où le regret, sans fin, engendre l’illusion et l’illusion le regret… Il fallait tuer cette femme.

Le combat dura des mois, souterrain. Isabelle rêve souvent de la maison paternelle, du jardin où elle cueille des fleurs pour la table. Puis elle est au bal, chez la si belle châtelaine qui porte à son cou grec une rivière de diamants ; elle danse avec ce danseur dont le visage revient toujours, mêlé aux fleurs et à des bouffées de musique lancinante. Les voilà encore qui patinent tous deux sur l’étang gelé. Un brasero devient soleil d’hiver, s’élève dans l’espace avec une légèreté voluptueuse et terrifiante. Une voix dit…

Au moment où elle va saisir ce que dit la voix, Isabelle s’éveille, reconnaît la respiration du dormeur à ses côtés, pleure sans bruit, longtemps, pendant ces heures désolées d’avant l’aube où tout déserte l’âme, excepté le sentiment du malheur.

Aux heures lucides, elle revient encore sur son passé, mais c’est pour en faire le procès.

Pourquoi donc, depuis vingt ans, s’était-on efforcé de développer en elle toutes les vertus faibles au détriment des vertus fortes ? Pourquoi l’avoir pliée à la douceur, à la patience, à l’effacement, à la résignation, dernier recours des incapables ou des vaincus ? Pourquoi ne l’avait-on pas mieux instruite de ce que cachent les paroles hypocrites et les formules sacramentelles ? À quoi bon tant de principes, s’ils ne correspondaient à aucune réalité ? Qu’était-ce que ce guet-apens perpétré par toute une collectivité de braves gens avec l’assentiment des familles et la consécration des usages, cette abominable trahison qui consistait à vous bander les yeux, la bouche et les oreilles, à vous engourdir le cerveau au moyen de quelques idées toutes faites et à vous jeter d’un seul coup, ligotée, ahurie, impuissante, au milieu d’une mêlée de fauves ?

Et sa religion, quels secours lui avait-elle ménagés, quel appui lui offrait-elle dans l’état d’abandon monstrueux où elle se trouvait maintenant ? À la pension où elle avait passé tant d’hivers à grelotter sous le regard mort d’une Vierge de plâtre, on lui glissait dans la poche un morceau de pain bénit pour la préserver des chiens enragés. Contre la bête tapie au fond de l’homme, il n’existait pas d’amulette. Elle ne retrouvait qu’une phrase, répétée à satiété : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite… »

« Mon Dieu, que votre volonté soit faite. » Se soumettre, toujours se soumettre. Joindre les mains, fermer les yeux, tout accepter et attendre la mort. Car la vie ne nous était donnée que pour nous préparer à la mort et la suprême réussite, c’était de bien mourir. C’était cela qu’on lui avait appris et pour mieux la préparer à mourir, on avait oublié de la préparer à vivre. Eh bien, non ! On l’avait trompée. L’important, c’était de vivre, la grande chance humaine, la seule, c’était de vivre, la suprême réussite c’était de vivre en donnant la vie, — et la grande loi de la vie, c’était que le plus vivant triomphe du moins vivant, l’absorbe et le digère, — et la grande nécessité, c’était d’apprendre à se défendre et non à se soumettre, et c’est ce qu’elle allait apprendre, toute seule, et tout ce qu’on ne lui avait pas appris, par principe ou par négligence ou par erreur ou par système, elle allait l’apprendre, toute seule.

Le long hiver de cinq mois isolait la maison sous la bourrasque hurlante ou le gel clair. Le vent lâché sur le plateau soulevait le heurtoir de bronze, frappait à la porte sans relâche, frappait, frappait à la porte avec l’insistance aveugle des fantômes. Au dedans, le feu brûlait, la lampe brillait, l’intimité douce et menteuse tissait sa trame. Amédée, les pieds sur les chenets, se curait les ongles, regardait sa femme et songeait à la nuit. Isabelle lisait, calme en apparence, le cœur serré par une ardeur de découverte et à chaque instant qui passait, quelque chose de ce qui avait été Isabelle Comtat se détachait d’elle et sombrait silencieusement dans la mort apparente.

Avril rompit l’hiver attardé à la manière d’un fleuve qui rompt ses digues. Le plateau gorgé de neige fondue se mit à fumer sous un soleil très vite brûlant et les prés s’étoilèrent de « coucous », de narcisses blancs et d’orchis pourprés. Au jardin, semis et boutures levèrent, fleurirent en un mois et tout de suite ce fut l’été, avec des sautes incendiaires de vent du sud qui grillaient tout, des coups de vent d’ouest qui poussaient sur le plateau de courts et terrible orages, roux-cuivre et violet-foudre. Cette haute torche de l’été, à son tour, plongea tout entière dans le brouillard d’automne. Isabelle se prenait à aimer la brusquerie farouche de ce climat et goûtait le vent d’octobre, brutal et mouillé, chargé d’une saveur de terreau noir et d’amères racines. Un jour, le brouillard se résolut en neige fine et de nouveau ce fut l’hiver, les lamentations démoniaques de la tempête, la limpidité boréale des beaux matins cristallisés et, dès la tombée du jour, le retour du voyageur-fantôme qui frappait, frappait à la porte, promenait sans répit autour de la maison sa plainte aiguë, harcelante.

Amédée, satisfait, tranquille, achevait son ouvrage. Isabelle avait fait place nette et commençait le sien.



À l’annonce de la nouvelle, assez attendue d’ailleurs, Amédée montra une satisfaction sincère. Un enfant, cela consolidait l’armature du mariage. Il était normal, logique, il était rassurant d’avoir un enfant. À + B = C. « Je suis bien content, Isabelle. Si c’est un fils, comme je l’espère, nous l’appellerons Laurent. »

Isabelle sourit, d’un sourire réticent. Elle est paisible, active. Elle a acquis spontanément une notion précise du temps et ses gestes sont calculés selon une économie instinctive qui lui permet d’accomplir dans chaque journée le maximum de travail. Et tandis qu’elle prépare berceau, layette, la tête lui bourdonne et le cœur lui tremble comme à ceux qui préparent un beau voyage et nourrissent leur fièvre en lisant des noms de villes sur la carte.

L’enfant naît. C’est un fils et on l’appelle Laurent. C’est parfait. À + B = C. Mais A n’avait pas prévu que C aurait un gosier pour crier, des gencives douloureuses, un ventre capricieux, une voix perçante qui déchire le sommeil, cependant que B bondit hors des draps et commence, dans la chambre voisine, une promenade à pieds nus entrecoupée d’une chanson tendre.

Il n’avait pas prévu, surtout, que la mère naîtrait en même temps que l’enfant. Isabelle a enfanté Laurent, mais Laurent a enfanté une seconde Isabelle. Amédée reste interdit devant ce phénomène semblable, en petit, à l’apparition d’un continent. Une nouvelle nature a surgi, aussi nette, aussi définie qu’un diamant taillé. Elle en a le tranchant, la décision, l’éclat. D’où lui vient cette assurance ? Pourquoi le rythme de sa vie s’est-il accéléré ? Mille fois plus prompte qu’auparavant, elle répond : « Je n’ai pas le temps, » à tout ce qu’on lui propose de faire, qui ne concerne pas l’enfant. Et cette allégresse qui tout le long du jour fredonne une chanson, taille une robe, invente un langage… Elle s’épuise à nourrir, à veiller, à courir autour d’un berceau, et plus elle s’épuise, plus elle semble avoir de forces. Dans ce monde nouveau, Amédée erre dépaysé, dévoré d’envie, sans pouvoir y trouver sa place.

Un jour, Isabelle allaitait Laurent. Le front penché sur lui, le bras droit enserrant le petit corps, des deux longs doigts de sa main gauche, elle soulevait son sein pour que l’enfant pût boire à l’aise. D’elle à lui, de lui à elle, la vie circulait, en circuit fermé. Amédée demanda brusquement d’une voix étranglée :

— Alors, moi, je n’existe plus ?

Isabelle leva la tête et pour la première fois il vit dans ses yeux ce regard lointain, détaché, qui semblait venir d’outre-tombe et il entendit dans sa bouche ces mots qu’il prononçait si souvent lui-même sans les entendre :

— Eh bien, et moi ?

Mais il ne pouvait comprendre le véritable sens de ces mots. Il ne pouvait savoir qu’elle avait dû passer sur sa propre dépouille pour en arriver là. Il ne put donc que donner à ces mots le sens qu’il leur donnait habituellement et il répliqua violemment que si elle se sacrifiait c’est qu’elle le voulait bien, qu’elle n’avait qu’à habituer l’enfant à se passer d’elle et que désormais il exigeait que la bonne s’occupât de Laurent, jour et nuit. Là-dessus Isabelle lui conseille d’une voix paisible, avec un regard meurtrier, de confier aussi à la bonne le soin d’écrire ses ouvrages et Amédée sort en faisant claquer la porte, pâle de colère, tout le visage envahi par ses joues.

Un peu plus tard, calmé, il essaie de sortir de l’impasse où il se voit engagé. Assurément, un père doit s’oublier pour son enfant. C’est normal, c’est logique ; mais que peut le raisonnement contre l’instinct ? Son instinct lui commande, dès qu’il voit le bébé, de crier : « Emportez-moi ça ! » S’il se contient, c’est parce qu’un père ne doit pas dire une chose pareille. Mais il quitte la pièce. S’il pouvait oublier l’existence de cet enfant ! Comme tout était simple, facile, agréable, avant qu’il fût là… Amédée vivait tranquille, installé dans la durée. Le visage d’une femme douce, au regard étonné et pensif sous des sourcils en pont chinois, lui inspirait un sentiment de sécurité, un contentement de soi réconfortants.

Cette femme, qu’est-elle devenue ? Le regard de celle qui a pris sa place ne s’étonne plus de rien. Il pèse, évalue et juge sans appel. S’apercevoir qu’un être vivant est un tombeau, horreur ! Pourtant, c’est toujours la forme d’Isabelle et le goût violent de cette forme persiste chez Amédée. Cela aussi, c’est impitoyable.

Peu à peu il découvre à son supplice un étrange attrait. Il lui arrive d’épier, sans être vu, Isabelle et le petit. Elle est là qui lui parle un absurde langage d’être humain qui aurait fait ses classes chez les oiseaux. Il lui répond par des voyelles modulées, une mimique de la bouche et des paupières et des signaux désordonnés des bras et des jambes. « Un poulpe ! pense Amédée avec dégoût, un poulpe tronqué ! »

Ou bien Isabelle appuie sa joue contre la joue du bébé et du bout des lèvres fait un bruit léger de baiser, indéfiniment, comme quelqu’un qui buvotte à une source en trempant la moitié du visage dans l’eau. Un jour, le petit a poussé son nez à deux ou trois reprises contre la joue de sa mère. Isabelle est restée pendant quelques secondes la bouche entr’ouverte, les yeux rayonnants, sans souffle, suspendue à un ravissement éternel, Amédée a vu cela.

Quand il revoit cette image et bien d’autres, — et bien d’autres ! — il lui semble qu’il frotte une tumeur enflammée contre une haie d’épines, doucement d’abord, puis de plus en plus fort, jusqu’au sang, jusqu’à l’élancement aigu qui le laisse pantelant, le diaphragme contracté et sensible, les membres langoureux, l’esprit hébété. C’est alors que la main trace toute seule, sur la feuille blanche : Amédée Durras, Amédée Durras…

Les manifestations de l’amour épuisent l’amour. Amédée a découvert une passion inépuisable, qui s’exaspère à mesure qu’elle s’assouvit. Il y a des moments exquis. Exquis… mais si brefs et si chèrement payés… le regard d’Isabelle est parfois difficile à supporter. Il faut arriver au nirvana de la fureur ou de la jouissance pour rester indifférent au mépris que ce regard laisse tomber sur vous, comme une dalle funéraire.

Par exemple, le jour où Amédée a battu Laurent pour la première fois. C’était venu sans qu’il l’eût prémédité, avec une force irrésistible. Isabelle lui avait mis l’enfant sur les genoux, ce matin-là, toute exultante et chaleureuse : « Mais regardez donc comme il est beau ! »

En effet, c’était un beau bébé, avec d’immenses yeux sombres, des joues sanguines, des lèvres de coquelicot mouillé et un nez comique d’enfant tartare, court et retroussé, fait pour humer le vent, la fumée d’herbes. Il dansait sur les genoux de son père, levant alternativement ses petits pieds d’ourson, fermant et ouvrant les poings, et il accompagnait sa gesticulation d’une espèce de crachotement de locomotive qui semblait traduire une ardeur impuissante.

Amédée le regardait avec curiosité, raidi par une vague inquiétude, et il s’efforçait de sourire en lui demandant : « Eh bien ? Eh bien, petit Laurent ? »

Là-dessus on vint chercher Isabelle pour les besoins de la maison. Lorsque l’enfant vit disparaître sa mère, il se tourna vers la porte, tout d’une pièce, comme s’il voulait s’élancer dans l’air à la nage, et il s’efforçait sur place, entre ces mains d’homme qui le tenaient, avec des « ahan » et des appels du pied.

— « Veux-tu rester tranquille ! » s’écria Amédée en le secouant. Le bébé leva sur son père un regard stupéfait et désapprobateur et soudain ferma les paupières, ouvrit la bouche, aspira une goulée d’air et poussa du fond du gosier un cri de chat démoniaque. Ce fut comme si ce cri avait rompu une digue. Ainsi, c’était pour ça, pour cette larve piaillante qu’Isabelle oubliait son existence, le supprimait du monde ? Les lèvres d’Amédée se contractèrent sur ses dents et il se mit à frapper le petit corps, ravi par un transport plus large, plus franc que les voluptés ambiguës de la haie d’épines, une jouissance moelleuse et bienfaisante. Pâle, les yeux agrandis, il regardait rougir sous ses coups la peau du bébé avec une expression de stupéfaction heureuse et un peu égarée.

Isabelle fit irruption dans la pièce, d’un bond de louve, se saisit de l’enfant convulsé et hurlant et pendant quelques secondes elle fit face à son mari, muette, le corps raidi, comme engainé dans du bois jusqu’à la nuque, les lèvres entr’ouvertes et agitées nerveusement sur ses dents serrées. Amédée recula devant son regard. Il ne savait plus s’il était passé de l’état de veille à celui de cauchemar ou d’un rêve confusément agréable à une pénible réalité. Ce vertige se dissipa bientôt pour faire place à une furieuse honte, à une rancune énorme contre cette femme, cet enfant, cette scène grotesque. Il franchit la porte, eut conscience qu’il fuyait, se retourna, hurla : « Allez au diable ! » et se jeta dans l’escalier, le corps en tumulte.

Peu à peu il oublia cette scène. Il oublia même le désir de meurtre qu’il avait lu dans le regard d’Isabelle quand elle lui faisait face, les yeux vivant d’une vie terrible dans sa figure pétrifiée.

La soutenance de sa thèse, les éloges qu’elle lui valut, reléguèrent au second plan, pendant deux ou trois mois, son mécontentement profond. Isabelle l’avait accompagné à Paris, semblait heureuse de ses succès. Bien entendu, on n’avait pu lui faire admettre de sevrer Laurent et de le laisser aux Bories, — comme si un enfant de dix mois, dans une maison confortable avec une bonne aux petits soins, pouvait courir quelques risques… Enfin ! Tout cela, et même les piailleries du moutard qui perçait une dent et n’était pas capable de prendre son mal en patience, tout cela s’effaça au rayonnement de la thèse glorieuse.

Tous trois revinrent aux Bories. Amédée se remit au travail. Il projetait un grand ouvrage, une Géologie du Massif central qui surpasserait toutes les études similaires connues jusqu’alors. De nouveau, il s’en alla dans la montagne, parcourant le pays pendant cinq, six jours de suite. C’était là des journées bienheureuses pour Isabelle, qui regardait pousser Laurent du matin au soir et du soir au matin, — et souvent, en le regardant, son regard devenait pensif et tendu comme si elle déchiffrait une partition difficile.

À mesure qu’il grandissait, l’enfant se révélait frénétique, ivre de vacarme et de destruction, nerveux et sensible à l’excès. Isabelle lui imposait une vie réglée, beaucoup de sommeil, le grand air et les douches, évitait auprès de lui les éclats de voix, les gestes violents, et quand il était méchant lui répandait prestement un verre d’eau froide sur la tête, ce qui l’apaisait comme par enchantement. Et lui, dès qu’il avait su balbutier, avait inventé pour elle des mots inouïs qu’il ne disait qu’à elle, — et dès qu’il avait pu marcher seul, il lui avait rapporté du jardin ou des champs des fleurs décapitées et toutes flétries dans sa petite main grasse. Elle le prenait sur ses genoux, mesurait la longueur de ses cils avec son mètre souple et s’émerveillait, car aucun enfant au monde n’avait jamais eu des cils aussi longs, aussi soyeux, ni des prunelles aussi semblables au velours sombre de certaines capucines, ni, dans ces prunelles, un regard aussi émouvant, où il y avait à la fois la clarté et son contraire, la douceur et son contraire, l’amour et son contraire, et parfois comme un hymne magnifique, et parfois comme un appel au secours…

Mais Amédée pensait qu’il n’avait jamais vu aussi antipathique petite brute, quand l’enfant le regardait avec cette expression de méfiance animale qui assombrissait, alourdissait son visage ardent, « Eh bien ? » demandait le père en le fixant durement. L’enfant pâlissait, cillait nerveusement sans baisser les paupières et Amédée voyait, avec un malaise inexprimable, monter, s’étendre sur ces traits enfantins le reflet de la Peur. Peur, il avait peur ! Qui donc lui avait appris à avoir peur de son père ? — « Pourquoi as-tu peur de moi, Laurent ? Veux-tu répondre ? Veux-tu répondre, ou bien… » Il levait la main, l’enfant levait le bras pour se protéger. C’était la conclusion ordinaire de leurs rencontres. Isabelle accourait, mais déjà la gifle s’était abattue, lourde de rancune, cinglante et Isabelle poussait un cri comme si elle l’avait reçue. Quelquefois aussi, Amédée restait interdit devant ces yeux d’enfant, de bébé, qui décidément ne se baissaient pas, ces yeux qui cillaient, louchaient, offraient un regard chaviré, trouble, affreux, mais ne se baissaient pas. Tous les deux se regardaient ainsi pendant quelques secondes. Puis Amédée se détournait en frissonnant, le cœur étreint d’une sourde angoisse : « Cet enfant ne m’aime pas, Isabelle, c’est de votre faute. » Car depuis quelque temps, ils avaient pris l’habitude de se dire « vous ».

La seconde grossesse d’Isabelle apporta à M. Durras un indicible soulagement. C’en était fini de la tyrannie de Laurent, de sa présence unique, obsédante. D’ailleurs, le gamin s’en rendait compte, il était furieùsement jaloux, comme tous les enfants gâtés. Le jour où on lui avait annoncé qu’il allait avoir une petite sœur, il avait déclaré avec un calme cynique : « Battue » et Amédée avait ricané, en regardant Isabelle désemparée : « Jolie petite nature, n’est-ce pas ? »

Lise est née et Laurent, comme frappé d’extase, passe des heures à côté du berceau, regardant de tous ses yeux ce phénomène. « Comédie ? » se demande le père qui guette une défaillance. Avec Laurent, les espoirs de ce genre sont rarement déçus. Tantôt, assis auprès du moïse, il improvise pour le bébé une tendre petite chanson : « Minonnette, zentillette, petit Totinolet, » tantôt, saisi d’une frénésie indomptable, il abat son poing sur le nez du « rossignolet » qui pousse des cris d’écorché, ameute la maison. Alors on voit Laurent, pâle, insensible aux coups, se frapper la poitrine en accusant avec des hurlements désespérés sa « tête de bourrique ». Et Amédée triomphe : « Vous voyez bien qu’il est méchant. »

Lise avait un an, lorsque Charles Comtat, le cousin germain d’Isabelle, mourut assez mystérieusement du chagrin d’avoir été abandonné par son insignifiante petite femme, laissant la charge de ses biens à Amédée et celle de sa fille à Isabelle. Il y eut donc à la maison un troisième enfant, une grave et noiraude petite fille d’environ deux ans, à qui Laurent dit tout d’abord : « T’es laide » et qu’il admit ensuite à partager fraternellement avec Lise les tendresses et les coups.

Amédée s’était donné pour tâche de protéger sa fille et sa pupille contre leur tourmenteur et il s’acquitta de cette tâche avec un entrain manifeste, y trouvant même des douceurs, jusqu’au jour où il s’aperçut qu’entre Laurent et lui, les petites avaient choisi Laurent.

À dater de ce jour-là, il s’était fait aux Bories une séparation aussi nette qu’une dissociation chimique : d’une part, M. et Mme Durras ; — de l’autre : Isabelle et les enfants. Mais c’était une situation chimique essentiellement instable, du fait qu’Isabelle et Mme Durras étaient apparemment le même corps et que malgré l’extrême mobilité de ses éléments, un corps ne pouvait appartenir à la fois à un groupe et à l’autre. C’est pourquoi, par un accord tacite, les deux groupes évitaient autant que possible de se trouver en présence, — et c’est pourquoi M. Durras, qui s’ennuyait dès qu’il ne travaillait plus, dans son bureau clair et solitaire comme un phare, attendait ce soir-là qu’il fût l’heure d’en sortir.

En attendant, il traçait d’une main distraite et machinale sa signature sur une feuille blanche et son cerveau flottait au gré d’une sombre rêverie.

Oui, s’ils avaient pu ne jamais se trouver en présence… Théoriquement, c’était parfait, cette séparation des groupes. Pratiquement…

Et d’abord, s’il avait abandonné les enfants à eux-mêmes, ou à Isabelle, ce qui était la même chose, ils auraient été trop contents, et Dieu sait comment ils auraient pu être élevés, Laurent surtout ! S’il n’avait pas senti une poigne d’homme pour le mater, ce petit chenapan…

M. Durras serra sa lèvre supérieure sur ses dents. Il pensait à la scène de dimanche dernier. Ce jour-là, comme tous les dimanches, les enfants devaient déjeuner avec leurs parents, mais auparavant, M. Durras faisait la révision de la semaine : travail et conduite. Car il était fort soucieux de ses devoirs de père quoi qu’Isabelle pût en penser, et le premier devoir d’un père est de veiller à la conduite et au travail de ses enfants.

— Anne-Marie, avez-vous été sages tous les trois, cette semaine ?

La petite le regarde avec ses larges prunelles, sa bouche ronde, fermée comme un sceau et prend un temps avant d’articuler nettement cette réponse évasive :

— Je ne sais pas ce que vous appelez « sages », oncle Amédée.

— Comment ? tu ne sais pas ? Et toi, Lise, le sais-tu, si vous avez été sages ?

Lise sourit, lève l’index et, d’une voix gracieuse et moqueuse :

— Couci couça, papa. Laurent a été M. Couci, Anne-Marie Mlle Couça, et moi je suis Mlle Couci-Couça. Nous avons bien l’honneur de vous saluer.

Et tout en faisant une révérence de théâtre, elle le regarde par en dessous, pour voir si cet aimable trio a produit l’effet escompté et détourné l’orage.

Mais Amédée poursuit l’enquête avec un sourire un peu nerveux :

— Ah ! vraiment, ma fille ? Tu es une bonne langue. Mais dis-moi donc, est-ce que M. Couci n’aurait pas battu sa sœur et sa cousine ? Il me semble que j’ai entendu des cris, hier matin… qu’en dis-tu, Laurent ?

La figure joyeuse naufrage à vue d’œil et deux petites voix étranglées protestent en même temps.

— C’est pas vrai !

— D’abord, on ne dit pas « c’est pas vrai », réplique Amédée avec sévérité. Et puis c’est Laurent que j’interroge.

— C’est vrai, répond Laurent, le menton levé, les yeux pleins de défi. On s’est battu et je les ai rossées, parce qu’elles m’embêtaient et que je suis le plus fort. Et pis, j’ai cassé le parapluie de maman en voulant faire un parachute, et pis, j’ai pas appris ma leçon d’arithmétique, et pis j’ai répondu merde à Mlle Estienne.

Il a lancé tout d’une haleine ce bulletin de victoire. Et maintenant sa respiration se précipite et il regarde son père fixement, les mâchoires serrées.

— En vérité, dit Amédée avec lenteur, voilà un petit voyou qui fait grand honneur à sa mère.

Il étend la main, saisit l’enfant par le poignet À ce moment, il a conscience d’un débat, d’un choix possible : « Si je le prenais sur mes genoux, si je lui disais : « Mon petit… » Mais il ne peut pas, déjà il ne peut plus. Isabelle a murmuré sourdement, moitié imploration, moitié menace :

« Amédée, Amédée, ne lui faites pas de mal… » et le son de cette voix déchaîne en lui la cruelle et fascinante vibration et il se repaît de ces traits bouleversés, de cette lèvre mordue, de ces genoux de femme qui se serrent convulsivement sous la robe. Son bras se détend et il gifle Laurent à toute volée, une, deux, avec la paume, puis avec le revers de la main, imprimant sur la joue du petit garçon, en blanc d’abord, puis en rouge, la trace de quatre doigts longs et le chaton de sa grosse chevalière.

Ce cri, c’est Isabelle qui l’a poussé. Elle s’est levée, d’un élan animal, pour se jeter sur son mari. Est-ce sa volonté qui l’arrête ou ces mots de Laurent qui claque des dents, mais qui parvient à dire sans bégayer :

— Pleure pas. Ma Gentille, il ne m’a pas fait mal ?

Amédée regarde son fils, sa femme avec des yeux fous, sort de la pièce, va s’asseoir sur le banc du jardin, soudain anéanti, vidé. Il contemple les fleurs écrasées sous le soleil de midi, leur port affaissé, leur peau moite où la couleur se dénature, comme sous l’effet d’une putréfaction intime.

Découragement, désolation de vivre. S’il n’était pas un homme, il pleurerait… oh ! comme il pleurerait sur lui-même !

Amédée Durras, Amédée Durras… où est-il, Amédée Durras ? qui est-il ? Il est marié et n’a pas de femme. Il est père et n’a pas d’enfants. De quel destin dérisoire est-il donc l’ouvrier ?

Isabelle… Quand il la surprend au milieu de ses enfants, — ils ont une manière de s’agglutiner à elle comme des coraux, comme des polypes, pouah ! — Quand il la surprend, par hasard, il ne fait qu’entrevoir son visage, ce visage qu’elle a pour eux seuls, qui est sans doute son vrai visage, maintenant : riant, animé, rayonnant de toute-puissance et de sécurité. Elle l’aperçoit, les enfants s’écartent, disparaissent, il n’a plus devant lui qu’un masque de femme à l’expression attentive et soucieuse, comme celui d’un acteur qui répète un rôle. Une apparence, ce n’est plus qu’une apparence qu’il possède, qu’il tourmente. Ah ! bon sang de Dieu !

Fantômes autour de lui, fantômes en lui-même, faux soutien d’une armature qui s’effondre à la moindre défaillance, s’évanouit dans le brouillard… Et le pire, le pire, c’est l’attrait de ce néant. Rêver, se faire du mal avec des souvenirs, des images, qui font couler dans le cœur et jusqu’à l’extrémité des membres, par tous les canaux du sang, une langueur corrosive — et si les souvenirs, les images, viennent vous hanter au moment du travail, le travail attend et plus il attend, plus sera pénible l’effort à faire pour s’arracher à l’angoisse voluptueuse, pour regrouper dans le bain dissolvant les éléments qui composent Amédée Durras, lui, non pas un autre.

Aussi, quand le travail est terminé, comme ce soir, il est bon de se laisser flotter au gré d’une rêverie triste, écœurante et qui dilate la moelle, comme un plaisir solitaire.

On frappait à la porte. Amédée sursauta, chiffonna la feuille de papier couverte de signatures et la jeta dans la corbeille, Isabelle entrait, — ou plutôt Mme Durras :

— Il est huit heures une, Amédée, vous n’êtes pas souffrant ?

Il se retourna vivement, lui jeta un regard soupçonneux. Se moquait-elle ? Cet esprit mordant qui lui était venu, depuis Laurent… Mais non, elle lui offrait un visage candide et sérieux, presque le visage de la jeune fille qu’il avait épousée dix ans plus tôt. Cependant, ce visage s’était aminci, comme creusé au burin. L’arcade de la joue tendait la peau fine et on pouvait voir maintenant combien la ligne du profil était nette et volontaire. Non, ce n’était plus la même, hélas !

Il soupira, fit le geste de chasser une mouche invisible et suivit sa femme dans l’escalier.

Elle descendait devant lui, moulée dans une simple robe de linon bleu-lin qui dégageait la naissance de la nuque. Une mèche courte échappée à son chignon bouclait légèrement sur cette nuque élancée, pareille à une jacinthe blanche. Amédée perdit à nouveau le fil de ses pensées, parce que cette boucle, cette nuque, ce dos vêtu de linon bleu-lin qui s’amincissait vers la taille, strictement serrée dans une ceinture de faille bleu sombre, réveillaient au fond de son cœur, dans les canaux de son sang, la trace langoureuse et corrosive, qu’y avait laissée, tout à l’heure, l’image d’Isabelle convulsée d’inquiétude et de Laurent giflé.