La Maison des Bories/1
CHAPITRE PREMIER
La voix de la Zagourette appelait — une petite voix d’alouette aiguë, joyeuse, qui montait aussi haut qu’elle pouvait monter :
— Corbiau Genti-il ! Où es-tu-u ? On va chercher les camara-a-des !…
Puis tout se tut sur le plateau des Bories et le silence parut au Corbiau Gentil plus pressant qu’un appel. Elle eut un mouvement de recul et s’aplatit davantage dans le sillon, sous la protection des tiges mouvantes du seigle vert.
La voix de Laurent s’élevait à son tour :
— Ho ! Corbiau, ho !
Mais elle ne répondit pas davantage. Elle ne pouvait répondre sans trahir sa cachette, et elle n’avait pas envie d’en sortir pour le moment.
Elle était complètement allongée, son menton reposant sur ses bras croisés. Devant elle, au creux du sillon, sur la terre déjà sèche et fendillée par le soleil de juin, des cailloux blancs dessinaient un carré grand comme la main. C’était sa maison, la propre maison d’Anne-Marie Comtat.
Il y avait la maison des Bories qui était à tout le monde : à son oncle Amédée, à Belle-Jolie, à Lise et à Laurent, les Carabis des Bois, et à elle-même qui était aux yeux du monde la cousine de Lise et de Laurent, mais en réalité quelque chose de beaucoup plus intime, de beaucoup plus proche d’eux : la troisième du trio Carabi, le troisième enfant de Belle-Jolie, bien que Belle-Jolie n’eût que deux enfants et qu’elle fût aux yeux du monde la tante d’Anne-Marie Comtat.
Il y avait donc la maison des Bories, où tout le monde vivait.
Et il y avait la maison du champ de seigle, ignorée de tout le monde, — oui, même d’Isabelle. Il y avait aussi le four à pain du fermier, ou la resserre du foin au-dessus de la remise, ou l’abri que formaient deux roches accolées, à demi masqué par un genévrier, à la lisière du bois de sapins. Mais c’était là ce que Laurent appelait ses « terriers » d’où on la débusquait assez facilement, tandis que personne n’avait jamais découvert le secret de la maison du champ de seigle.
Elle déplaça vers la droite un caillou du carré : ainsi la porte était ouverte. Sa main brune se faufila vivement par l’ouverture et elle remit le caillou en place. La porte était fermée. Elle était dans sa maison.
Le sentiment de sécurité, de joie qu’elle en ressentit étouffa presque complètement la préoccupation qui l’avait fait se réfugier chez elle. Elle fut un moment sans penser à rien, écoutant le vent qui brassait les seigles au-dessus de sa tête, suivant de l’œil les insectes qui couraient sur les gerçures de la terre et qui se blottissaient sous leur carapace quand elle leur soufflait dessus. Elle aussi avait sa carapace, mais elle s’y blottissait toujours un peu trop tard, lorsqu’elle se sentait atteinte. Alors le sang fuyait ses membres, se réfugiait au plus profond du corps, et dans sa tête aussi, c’était une débandade sous la carapace d’indifférence. Tout le monde à l’intérieur, vers ce qu’il y a de plus secret, de mieux caché — et fermez bien toutes les issues ! — mais c’était toujours une seconde trop tard, l’ennemi avait pénétré dans la place, elle n’arrivait qu’à s’enfermer avec lui et personne ne pouvait plus la secourir. D’ailleurs elle ne voulait pas être secourue. Derrière les portes closes elle entamait un duel silencieux, à qui dévorerait l’autre. À ces moments-là il lui était odieux de vivre dans un espace large, où les regards vous assaillent de tous côtés, surtout le regard d’Isabelle, qui voyait tout — et elle se réfugiait dans sa maison du champ de seigle — un caillou déplacé : porte ouverte ; le caillou remis en place : porte fermée. Et alors, les voix qu’elle aimait le mieux pouvaient bien appeler au dehors :
— Ho ! Corbiau, ho !
Elle ne sortait que lorsqu’elle avait complètement épuisé le plaisir sombre du conflit. Cela durait parfois toute une après-midi. Sans un mouvement, allongée au creux du sillon, à plat ventre, le menton appuyé sur ses bras nus, qui garderaient longtemps le dessin brouillé de la face de la terre, les yeux grands ouverts dans le vide, ces yeux aux pupilles larges, qui ressemblaient aux yeux des lémuriens sauf le mince anneau de l’iris, d’un bleu brillant, dont la clarté surprenait dans cette figure brune…
Pour le moment, c’était le reflux. Elle avait oublié son souci et s’amusait avec une coccinelle. Coccinelle, pimprenelle, étincelle, aurait dit la Zagourette en secouant ses boucles. Laurent aurait posé la petite bête sur son index en lui intimant d’un air ardent et péremptoire : « Bouge pas, bouge pas, je vais faire ton portrait ! » Le Corbiau Gentil soufflait dessus et regardait la manière dont elle rentrait les pattes et bombait sa carapace rouge à points noirs, sans faire un mouvement.
Le flux revint, sans que rien l’eût annoncé et l’inquiétude assiégea de nouveau la petite fille. Elle remonta un peu plus les épaules et rentra la tête. C’était ce mouvement d’oiseau malade, hivernal et contemplatif qui l’avait fait surnommer Corbiau Gentil, comme dans cette histoire que racontait Isabelle, où il était question d’un corbeau apprivoisé qui avait pris froid un matin d’hiver et se tenait tristement perché sur le barreau d’une chaise dans la salle de la ferme, — et son maître lui demandait, avec l’accent morvandiau :
— Mâ, quoi donc qu’t’ais, mon Corbiau Gentil ?
Et le Corbiau répondait d’une grosse voix enrhumée et morvandelle :
— Jô seûs mailaide…
« L’oncle Amédée allait-il, oui ou non, répondre à cette lettre ? C’était tout de même malheureux de ne pouvoir lui dire, tout simplement : « Oncle Amédée, je vous en prie, ne répondez pas à cette lettre, » Mais avec l’oncle Amédée, rien n’était simple. Il fallait toujours prendre des précautions inouïes pour lui parler, car on ne savait jamais ce qu’une chose, qui vous paraissait simple et inoffensive, pouvait devenir dans son esprit. Avec Isabelle, c’était exactement le contraire : tout ce qui vous paraissait compliqué et menaçant devenait simple et inoffensif lorsqu’on lui en parlait. Mais on ne pouvait pas toujours tout lui dire, même à elle, surtout à elle, parce qu’on l’aimait tant.
« Il y avait de ces choses qui se refusaient à la parole. Quand même on aurait ouvert la bouche et remué la langue pour s’obliger à former des mots, les mots n’auraient pas voulu sortir, ou bien ils auraient dit tout autre chose que ce à quoi l’on pensait. Par exemple, au lieu de dire :
— Ma Belle-Jolie, si maman voulait me reprendre, j’aimerais mieux mourir, tu entends ? manger des graines de pavot pour me faire mourir…
On aurait dit quelque chose comme ça :
— Figure-toi, j’ai fait un rêve idiot, cette nuit. J’ai rêvé que je voulais manger de la graine de pavot, pour m’amuser. Crois-tu que c’est bête, hein ?
« Car on aimait tant Isabelle qu’on se trouvait paralysé quand il fallait dire de ces mots qui lui auraient révélé l’inquiétude ou la peine où l’on était, et l’on aurait eu honte de le lui laisser seulement soupçonner. Et pourtant il fallait trouver moyen de l’avertir de ce qui se passait, sans en avoir l’air.
« Devant l’oncle Amédée, on n’éprouvait nulle honte — il était tellement étranger à tout ce qui vous concernait ! — mais avec lui il fallait mesurer ses mots pour ne pas faire d’histoires. Ainsi on ne pourrait jamais lui demander de ne pas répondre à cette lettre, parce qu’il aurait fallu avouer que Laurent l’avait entendu parler de la lettre, ce matin, avec Isabelle et s’était dépêché de tout raconter aux filles — et Dieu sait comment il aurait pris la chose !
« Si encore on avait pu dire que c’était Lise qui avait entendu ce qu’elle n’aurait pas dû entendre… Il aurait commencé par se mettre en colère, mais la Zagourette s’en serait tirée par une de ces répliques vives, gracieuses et moqueuses qui faisaient penser à l’éclat de rire du merle, quand il s’envole sous le nez du chasseur, et l’oncle Amédée aurait tourné les talons en grommelant et serait remonté dans son bureau. Mais avec Laurent, grands Dieux ! avec Laurent…
« Car si les choses n’allaient pas toujours comme elles auraient dû aller, dans cette maison des Bories où l’on était si heureux, par moments, qu’il n’y avait pas besoin de se creuser la cervelle pour imaginer un autre paradis. — S’il y avait trop souvent, à la maison des Bories, des larmes et de l’angoisse dans l’air et la nécessité absolue de se retirer dans la maison du champ de seigle pour y tourner et retourner pendant des heures toutes sortes de problèmes inquiétants, c’était uniquement à cause de cela : parce qu’il y avait, d’un côté, Laurent et de l’autre, Amédée, — et, entre les deux, Isabelle…
« Et ce qu’il y avait de plus épouvantable au monde après les colères d’Amédée, c’était les colères de Laurent. On pouvait se demander comment Isabelle n’en sortait pas en pièces, elle qui était toujours entre les deux… Oui, on se demandait comment elle faisait pour avoir l’air aussi gai toujours, et même être véritablement gaie et s’amuser avec ses Carabis comme personne ne savait s’amuser. Quand elle faisait la mère grenouille, par exemple, en sautant sur le plancher et se servant de ses mains comme de pattes, il y avait de quoi s’asphyxier à force de rire. On se demandait comment elle faisait, mais cela ne servait à rien de se le demander, car on aurait pu passer des après-midi et des après-midi dans la maison du champ de seigle sans arriver à découvrir les secrets d’Isabelle, car Isabelle n’était pas quelqu’un comme tout le monde et l’oncle Amédée le lui reprochait assez.
« Il fallait bien qu’elle ne fût pas comme tout le monde pour savoir calmer Laurent comme elle le faisait, d’un mot, d’un geste ou rien qu’en le regardant, ce que personne, sauf elle, ne pouvait faire. Et il est bien vrai que Laurent se serait jeté au feu pour elle, mais on se rendait bien compte que c’était encore plus pénible pour lui de reprendre son calme quand il était en colère que de sauter d’un élan, houp ! dans le feu, — car le saut dans le feu n’est pas ce qu’il y a de plus difficile, ce qu’il y a de plus difficile, c’est d’y rester. Du moins on se l’imagine, puisqu’on n’a jamais sauté dans le feu. Et pourtant on l’aurait fait, tous, Laurent, la Zagourette et le Corbiau, si seulement Isabelle avait dit : « Sautez. » Mais on ne pouvait pas garantir qu’on y serait resté. Une seule chose était certaine : c’est qu’Isabelle y serait restée, elle, s’il l’avait fallu pour les sauver, eux. Ça, on en était sûr et peut-être qu’elle avait des secrets pour empêcher le feu de brûler.
« Toujours est-il qu’ils se seraient mis au feu pour elle, tous les trois, et qu’ainsi elle arrivait à calmer Laurent. Mais elle n’arrivait pas toujours à calmer Amédée et on pouvait se demander si Amédée, lui, aurait sauté dans le feu pour elle. Ce qui paraissait plus probable, mais c’était une supposition, c’est qu’Amédée aurait été content de la voir se mettre au feu pour lui et peut-être de l’entendre crier qu’elle brûlait, quitte à se mettre lui aussi à crier et à injurier le feu parce qu’il brûlait Isabelle, car c’était sa manière à lui de l’aimer et personne n’y pouvait rien. Mais on ne pouvait affirmer qu’Isabelle se serait mise au feu pour lui, en trouvant que le feu ne brûlait pas. Cela paraissait très peu probable, et on pouvait bien plutôt supposer qu’elle serait vivement sortie du feu en criant qu’il brûlait. Et il est bien évident qu’Amédée lui en aurait beaucoup voulu de trouver que le feu ne brûlait pas quand il s’agissait des enfants et qu’il brûlait quand il s’agissait de lui, mais cela, personne n’y pouvait rien et Amédée moins que personne. Il n’y avait donc qu’à supporter les choses comme elles étaient, mais cela n’empêchait pas Amédée de se mettre en colère et c’était une chose épouvantable. Et, somme toute, cette histoire de lettre n’aurait pas eu tellement d’importance, si on avait pu, tout simplement, en parler à l’oncle Amédée, lui demander de la lire tout haut et de dire ce qu’il avait répondu, au cas où il aurait répondu.
« Car supposez qu’il ait répondu à cette femme qui vivait maintenant au Mexique, c’est-à-dire, très, très loin — mais il y avait des bateaux et on finissait toujours par arriver. — Supposez qu’il ait répondu à cette femme qui était la mère du Corbiau Gentil et qui l’avait laissée pour s’en aller à l’étranger, lorsqu’elle était toute petite, — et c’est alors qu’Isabelle l’avait prise, le père qui était le cousin germain d’Isabelle étant mort presque tout de suite après. Supposez qu’il ait répondu à cette femme-là, lui qui n’aimait pas les enfants et qui trouvait, c’était visible, que les choses iraient bien mieux, s’il n’y avait pas d’enfant dans la maison, pas de Corbiau, pas de Zagourette ; pas de Laurent surtout, pas de Laurent ! et une Isabelle pour lui tout seul, supposez qu’il ait répondu à cette femme-là, qui était une « moins qu’une femelle », Isabelle l’avait dit, Laurent l’avait entendu et l’avait répété après Isabelle, — et c’était tout de même vexant de penser qu’on avait pour mère une « moins qu’une femelle », encore qu’on se moquât bien de ce qu’elle pouvait être en réalité pourvu qu’elle restât où elle était. — Supposez qu’il ait répondu à cette femme-là : « Vous pouvez venir la chercher si ça vous fait plaisir. Ça en fera toujours un de moins, bon sang de Dieu ! »
Ici l’inquiétude marqua un point d’orgue et l’esprit du Corbiau resta suspendu comme au sommet de la plus haute vague, avec une douleur d’angoisse au creux de l’estomac et la peur de regarder autour de soi. Heureusement qu’on était à l’abri dans la petite, si petite maison du champ de seigle… Et comme le courage lui manquait, la vague se dégonfla, s’aplatit et retourna insensiblement en arrière, jusqu’au souvenir précis, déjà vingt fois ressassé, d’où l’inquiétude s’élançait pour aller chaque fois de vague en vague, un peu plus loin.
Ce matin, elle était en train de jouer dans le jardin avec la Zagourette. Laurent était arrivé, tout émoustillé de curiosité, le nez en l’air et l’œil pétillant :
— Dis donc, Corbiau, ta mère a écrit. Elle est au Mexique, elle est mariée avec un homme que papa a connu au collège. Je l’ai entendu qui le disait à Sa Gentille et pis alors Sa Gentille a dit qu’elle avait pas besoin de jouer la comédie et de faire semblant de s’inquiéter de toi maintenant, que personne lui demandait rien et qu’elle nous fiche la paix. Pis alors, papa a dit que c’était tout de même correct de lui répondre et Sa Gentille a dit que c’était pas la peine d’être correct avec une femme qui était moins qu’une femelle, parce qu’elle avait rien dans le ventre.
— Moins qu’une femelle ! reprit Laurent avec enthousiasme. Moins qu’une vache, moins qu’une lapine, eh ! ben alors, je comprends qu’il faut pas se gêner. Tu peux être tranquille, si jamais elle sort de son Mexique, moi je ne fais ni une ni deux, je la prends par la peau du dos et je la flanque dans le ravin.
— C’est ça ! c’est ça ! avait piaulé la Zagourette en trépignant de plaisir. Et quand elle sera au fond, on lui crachera sur la tête, hein, dis, Laurent ?
Mais le Corbiau avait simplement haussé les épaules et dit d’une voix tranquille :
— Elle ne viendra pas, et qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, cette histoire-là ?
Et maintenant la voilà dans sa maison du champ de seigle et l’inquiétude fait un nouveau bond.
« — Alors, papa a dit que c’était tout de même correct de lui répondre…
« S’il a vraiment dit que c’était correct, tout est perdu et il va lui répondre, il lui a déjà répondu.
« Mais supposez qu’il lui ait répondu : « Vous pouvez venir la chercher, si ça vous fait plaisir, etc… » cela ne prouve pas forcément que tout soit perdu.
« D’abord parce qu’il est très possible que cette femme-là n’ait aucune envie de venir la chercher et on lui en serait très reconnaissante, de n’avoir pas cette envie. Mais supposez qu’elle en ait envie tout de même et qu’elle vienne la chercher. Ah ! eh bien alors, on verrait un peu Isabelle ! »
Là, le Corbiau sentit qu’elle touchait à une bouée de sauvetage, s’y cramponna et, soulagée, se mit à rire doucement à l’idée de la manière dont Isabelle pourrait recevoir la « moins qu’une femelle qui n’avait rien dans le ventre ». Mais au fait, qu’est-ce que cela voulait dire exactement « n’avoir rien dans le ventre, » et qu’est-ce qu’il fallait avoir dans le ventre, que cette femme-là n’avait pas ?
— Elle est z’envolée, dit la Zagourette. Moi, je crois qu’elle est devenue un vrai corbiau jusqu’au coucher du soleil. Hein, dis, tu crois pas ?
Elle levait sur son frère des yeux scintillants, rieurs, avides de merveilles et de l’approbation de son dieu.
Le dieu, campé sur ses mollets râblés, haussa les épaules et dicta son oracle :
— C’est une manie. Faut pas la contrarier. Tout de même, c’est pas poli pour les camarades.
— Oui, reprit Lise en secouant ses boucles. Qu’est-ce que je vais dire à Juliette ?
— Viens, dit Laurent. On va prévenir Sa Gentille qu’elle est encore partie dans ses terriers.
Ils se mirent à trotter vers la maison, tous les deux de front, bien attelés, mais sans se tenir par la main. (Laurent détestait qu’on le touchât sans sa permission.)
Isabelle était en train de coudre, assise auprès de la fenêtre de la salle à manger, le teint blanc, les sourcils hauts, paisible au milieu d’un grand carnage de fils et de bouts d’étoffe. La boîte à épingles béait sur le parquet, vidée de son contenu qui jonchait les alentours comme par l’effet d’une dispersion magnétique. Toutes les manifestations de l’activité d’Isabelle créaient autour d’elle une atmosphère de champ de bataille qui exaspérait Amédée, qui ravissait les enfants.
Laurent et Lise entrèrent au petit trot, vinrent buter contre elle et ne bougèrent plus, occupés à la regarder, les mains derrière le dos, le nez en l’air. Isabelle leva ses grandes paupières et sourit, et la même lumière éclaira de l’intérieur leurs trois visages qui se ressemblaient sans qu’il fût possible de situer cette ressemblance.
Elle se pencha, flaira délicatement leurs cheveux et leurs joues, à la manière des mères chattes, et sut ainsi que tout était en ordre, qu’ils se portaient bien et ne s’étaient pas encore battus.
La joue de Laurent avait la couleur et la saveur d’une pêche flambée et son regard brusque et doré éclatait violemment et magnifiquement dans son visage cuit.
La joue de Lise était ronde, translucide et délicatement rosée, comme un pétale d’églantine. Le plus brûlant soleil n’arrivait pas à l’entamer et la lumière se concentrait toute dans ses cheveux dorés, d’une légèreté d’écume, qu’elle faisait perpétuellement danser et virevolter autour de sa tête comme les grelots d’une petite folie. Elle-même était la folie et le grelot, ivre de gaieté du matin au soir, bavarde et pétulante avec, parfois, des crises de rage subites et futiles, des rages de grelot enragé, ou de violents chagrins qu’une chanson dissipait.
Tous les trois se regardèrent un moment sans parler, souriants et tranquilles, l’air à la fois heureux, étonné et satisfait, comme s’ils découvraient à l’instant même une nouveauté ravissante et constataient en même temps que tout allait comme à l’accoutumée, que l’éternité continuait, pareille à elle-même.
— Où est le Corbiau ? demanda tout à coup Isabelle.
Lise ouvrit les mains :
— Z’envolé. Y a au moins cinq minutes qu’on l’a pas vu.
— Cinq minutes ! écoute-la ! dit Laurent d’un air amusé et indulgent avec son bizarre sourire de chien de chasse, qui consistait à retrousser la narine en frémissant un peu de la lèvre supérieure. « Y a deux heures, oui. Elle a disparu tout de suite après le déjeuner. Mais t’inquiète pas, elle est dans ses terriers, elle reviendra quand ça lui chantera. »
Isabelle les regarda l’un après l’autre :
— Vous ne vous êtes pas disputés ?
Ils secouèrent négativement la tête en ouvrant de larges yeux pour qu’elle pût lire dedans qu’ils disaient la vérité.
L’œil d’Isabelle avait ceci de particulier qu’il était petit et paraissait grand lorsqu’elle vous regardait. C’est qu’elle ne regardait pas seulement avec son doux petit œil perspicace, d’un brun clair teinté de vert, cannelle et goémon, mais avec ses grandes paupières attentives et la double courbe de ses sourcils nets, arqués très haut, en pont chinois. De sorte qu’il était impossible d’échapper à ce triple regard — et d’ailleurs, personne n’essayait.
— Cherchez bien, voyons. Vous ne lui avez pas fait de la peine ? Lise, tu ne lui as pas raconté une histoire qui finit mal ?
— Moi ? Oh ! z’alors, tu sais donc plus que j’aime rien que les histoires qui finit bien ?
— Qui finissent bien. C’est vrai ! ma Zagourette, c’est vrai.
— Qui finissent bien…
— Et toi, l’Ours, tu ne l’as pas appelée « Sale crâ » ou « ch’tio déplumé » ? Tu ne l’as pas battue ?
— Je te promets, dit l’Ours en étendant une main solennelle. Pis d’abord, faut pas croire qu’elle se laisse faire. Quand j’en rosse une, elles se mettent deux pour me carpigner, les sales bêtes !
— Eh ! il ne manquerait plus que ça, qu’elle se laissât faire ! s’écria Isabelle en secouant belliqueusement son chignon brun.
—… Mais c’est très vilain de vous battre, acheva-t-elle après un moment de réflexion et d’un air aussi peu convaincu que possible.
— Oh ! attends voir, dit Laurent en se frappant le front. C’est peut-être bien ce que je lui ai dit de la lettre de la bonne femme.
— Quelle bonne femme ?
— La moins qu’une femelle, que tu disais à papa… la… Lydie machin… enfin quoi, sa mère.
— Où as-tu pris ça ? demanda vivement Isabelle. Tu nous as donc écoutés ? Où étais-tu ?
— J’ai entendu d’abord sans le faire exprès. J’étais sous la fenêtre de la salle à manger. Puis ensuite, j’ai écouté pour savoir.
— Tu sais pourtant que c’est vilain, d’espionner, d’écouter aux portes, de lire les lettres ? C’est ignoble ! Tu le sais ?
— J’ai pas pensé à tout ça, avoua Laurent d’un air déconfit. J’ai écouté pasque ça m’amusait de savoir.
— Eh bien, dit Isabelle, si tu n’es pas capable de te priver de ce qui t’amuse quand il le faut, tu ne seras jamais un homme. Tu deviendras un vieux petit garçon et c’est bien ce qu’on peut imaginer de plus sot.
Laurent leva sur sa mère des yeux pensifs.
— Tu crois ?
— J’en suis sûre.
— Et si j’essaie à partir d’aujourd’hui, est-ce que c’est encore temps ?
— Oui, si tu le veux vraiment.
— Eh bien ! je veux vraiment, s’écria le petit garçon en serrant les poings et les mâchoires et levant le menton d’un air de défi.
Isabelle le regardait et son regard soucieux et tendu passait en réalité par-dessus la tête de Laurent et cherchait plus loin, comme s’il y avait eu, derrière lui, quelqu’un dont elle cherchait à découvrir le visage caché.
— Si le Corbiau se fait du chagrin à cause de cette z’histoire-là, déclara la Zagourette, c’est vraiment pas la peine, pisqu’on lui a dit que si sa mère venait la chercher, on la flanquerait dans le ravin.
Isabelle sursauta :
— Mais qu’est-ce que vous avez bien pu lui raconter ! sa mère ne viendra jamais la chercher, cette lettre n’avait aucune importance, ça n’était rien, rien du tout, et vous en avez fait toute une histoire. Je suis sûre que cette petite va se tourmenter pendant des semaines, maintenant. Tenez, vous êtes insupportables !
Elle reprit son ouvrage d’un air mécontent et tira de brusques aiguillées, sans mot dire.
Laurent et Lise échangèrent un regard consterné.
Ils ne bougeaient plus, retenaient leur souffle, prêts à pleurer, Isabelle, les yeux baissés sur son ouvrage, entendait ce silence et voyait ces deux petites figures chagrines par tous les pores de sa peau. Au bout d’un moment, elle les regarda en souriant avec une moue tendre, les sourcils remontés vers le front. Alors ils grimpèrent sur ses genoux et scrutèrent minutieusement son visage pour voir s’il ne s’y était pas formé une ride dont ils seraient les responsables. Mais elle avait toujours sa peau veloutée, douce et blanche comme l’amande et finement tendue sur sa jolie joue maigre par l’arête romaine du nez et du menton. Ils soupirèrent de satisfaction, pétrissant ce visage à pleines mains, à pleine bouche, comme un pain dont ils ne pouvaient se rassasier. À son tour, elle fit mine de les manger et leurs rires, leurs cris aigus, emplissaient la pièce.
Soudain, Isabelle dressa la tête et les enfants s’immobilisèrent à son exemple.
Quelqu’un descendait l’escalier : un pas d’homme. Le groupe se dénoua instantanément, avec souplesse et en silence. Les enfants coururent à la table où traînaient des journaux illustrés et s’absorbèrent dans la contemplation du dernier numéro de la Mode Pratique dont la couverture en couleurs représentait la mode printanière de 1907 : une dame moulée dans une robe princesse gris souris, à traîne balayeuse et coiffée d’un grand chapeau à plumes. Isabelle tenait son aiguille d’une main, son ouvrage de l’autre, comme un alibi. Le poignet suspendu, le visage attentif, elle écoutait le pas.
— Non, dit-elle, c’est Ludovic.
En effet, le pas tourna court, gagna le fond du couloir où se trouvait la cuisine. Une porte s’ouvrit et se referma et la maison tranquille appartint de nouveau aux bruits intermittents du dehors : l’aboiement du chien, la clameur d’une poule ou le chant boiteux et rouillé des pintades : kékouék, kékouék, kékouék…
— Allez, dit Laurent avec un petit saut de kangourou. On va chercher les camarades.
Mais avant de sortir, ils embrassèrent encore une fois Isabelle, en appuyant fortement, à plusieurs reprises, leurs paumes contre ses joues, ses épaules et ses bras, comme pour prendre une empreinte. C’était son odeur qu’ils voulaient emporter avec eux, la fine odeur de benjoin de sa peau, sous la poudre à la violette.
Dehors, ils appelèrent Chientou et tous trois trottèrent de compagnie jusqu’à la gare de l’Églantier. Tant pis pour le Corbiau, on dirait aux camarades qu’elle était en voyage.
L’églantier fleuri bordait un chemin creux, le long d’un maigre pâturage, le seul de ce plateau des Bories, tout en seigle, en sombre verdure de pommes de terre, en landes de bruyère ou en prés marécageux, constellés au printemps de narcisses blancs et d’orchis pourprés et le reste du temps, roussâtres comme l’incendie.
Dans ce pâturage, le fermier mettait ses veaux à l’engrais et parfois l’un d’eux venait offrir par-dessus la barrière son mufle innocent, tendre et morveux. Mais l’arrivée du train des camarades déclenchait régulièrement une panique éperdue.
Le train des camarades était double. Il y avait le train des garçons et le train des filles. Le train des garçons était attelé à une locomotive dernier modèle, de celles qui font du 120 à l’heure. La locomotive du train des filles n’était que de l’avant-dernier modèle : elle ne pouvait dépasser le 110. Laurent l’avait décidé une fois pour toutes, sourd aux cris de rage et aux protestations.
— D’abord, c’est moi le chef de gare. Si vous m’embêtez, je décroche la locomotive et vos filles restent en panne.
Alors le Corbiau haussait des épaules résignées et Lise souriait, brusquement calmée, une petite étincelle bleue dans chaque prunelle. Un jour viendrait…
— Tu y es ? demanda Laurent. Attention ! Je donne le signal à Henri.
Il leva le bras dans la direction des monts lointains, d’un bleu d’aile de ramier, qui ondulaient à l’horizon, écrasés par la perspective.
À ce signal convenu, Henri, le chef des camarades, lançait du fond de l’espace la locomotive dernier modèle et le train chargé de garçons.
Chientou se souleva deux ou trois fois sur ses pattes de derrière comme un lapin à qui on présente une carotte, et fit : « Ha ! » d’un air extraordinairement excité.
— Tûûûû-ûû-ûû-tt !
Laurent parcourut au trot une cinquantaine de mètres à la rencontre du train, tourna sur lui-même et piqua un galop frénétique, les coudes collés au corps. Le train arrivait à cent vingt à l’heure. Un saut de côté, et Laurent redevint chef de gare pour donner le signal d’arrêt. Puis il s’empressa pour accueillir Henri, Simon, Paul, Lucien, Jacques, tous les camarades qui descendaient en tumulte des wagons.
Chientou bondissant, gueule ouverte et langue frisée, accueillait lui aussi cette foule plus vaste que le chemin creux.
— Attention ! cria Laurent. Je donne le signal au train des filles.
Et le cœur de la Zagourette fondit de joie à la pensée qu’elle allait revoir Juliette, la douce, la tendre, la jolie, la bien habillée, l’incomparable, qui conduisait sa locomotive comme une Bradamante, si belle, si blonde dans sa robe de satin bleu pâle — une robe à traîne qu’elle relevait pour courir, avec ses jambes de fée, de biche, de jeune femme au bal et de petite fille de six ans.
Non, se pouvait-il que la locomotive de Juliette — de Juliette ! fût condamnée à ne faire que du 110 alors que cet imbécile d’Henri menait la sienne à 120 ! Attends un peu, attends !
Lise court au-devant du train comme l’avait fait Laurent, pivote sur elle-même, s’élance à fond de train vers la gare de l’Églantier, halète, pantèle :
— Chef de gare ! chef de gare ! Je sais pas ce qui est arrivé, chef de gare ! La locomotive s’est emballée, elle a fait au moins du 140.
— Ah ! elle a fait du 140 ? dit le chef de gare. Eh bien, tu vas voir ta Juliette !
Hélas ! comme toutes les créatures parfaites, Juliette est vouée au bourreau. Laurent incarne toutes les persécutions qui peuvent fondre en cette vallée de larmes sur une Juliette et Juliette, vingt fois martyre et vingt fois ressuscitée, n’hésite jamais, pourtant, à monter sur sa locomotive, là-bas, au fond de l’espace, pour accourir au-devant du supplice et serrer sur son cœur la Zagourette ivre d’extase.
Ô folle Zagourette ! Qu’est-ce que cela pouvait bien faire, que la locomotive fît du 110 ou du 140 ! Qu’est-ce qu’une locomotive au prix de la vie de Juliette ! Et Lise éclate en larmes :
— Non, non, pas Juliette ! C’était pour rire, chef de gare. On n’a fait que du 110.
Trop tard, trop tard… Laurent se dresse sur la pointe des pieds, son nez court hume la vengeance, ses yeux brillent :
— En avant, les garçons ! Kss, kss, sur les filles ! Rossez-les, traînez-les par les cheveux ! Moi, je me charge de celle-là.
Un cri déchirant répond au geste de son poing vainqueur qui se referme sur une poignée d’air : l’adorable cou de Juliette.
— Je la tiens, ricane Laurent, on va la faire brûler. Henri, apporte-moi des fagots.
Chientou bondit follement autour du « bûcher ». Lise se rue sur le bourreau, toutes griffes dehors, en hurlant. D’une bourrade, il l’envoie rouler à dix pas, elle se relève d’un tour de reins, crachant de fureur comme un chat-tigre, se rue de nouveau ; mais la voix de Juliette l’arrête net, une petite voix de ventriloque qui sort en gémissant du gosier de Laurent :
— Ne le touche pas, ne le touche pas ! Il va se venger sur moi ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu, qu’il est méchant ! Adieu, ma Zagourette, je vais mourir ! Adieu, adieu, pense à moi quelquefois…
— Oh ! sanglote Lise, le cœur fendu. Attends, ma Juliette, attends, tiens bon…
Elle vole vers la maison, passe à travers les portes, s’abat sur Isabelle :
— Z’amie, au secours ! Il est en train de brûler Juliette !
Isabelle lâche tout, accourt ventre à terre, saisit Laurent par le col de sa blouse et le secoue :
— Monstre ! Brute ! Néron ! Attila ! Veux-tu laisser Juliette !
Néron-Attila sourit de la narine droite, cligne de l’œil gauche : « Allons, tu vois bien que c’est pour la frime, » se baisse et fait mine de ramasser sur le sol un paquet guenilleux, qu’il jette aux pieds de sa sœur :
— Tiens, la voilà, ta Juliette. Tu peux la conduire chez le vétérinaire. Elle n’a plus qu’une patte.
Lise lève sur sa mère des yeux noyés où luit pourtant une aube d’espoir :
— Z’amie, oh ! dis… c’est vrai, que Juliette n’a plus… oh ! dis ?
Isabelle se mord les lèvres. Il ne s’agit pas de rire.
— Non, mon Oiseau Bleu, non, mon pauvre Capricorne, ce n’est pas vrai. Elle n’a même pas le bout du nez roussi.
Un grand soupir de délivrance et la Zagourette, luisante de larmes et radieuse, s’en va, les bras en berceau, emportant sur son cœur Juliette sauvée des flammes.
« Donc, à supposer qu’Amédée ait écrit à cette femme-là, ce qui n’était pas certain : « Vous pouvez bien venir la chercher si ça vous fait plaisir, » à supposer qu’il l’eût fait et que cette femme-là vînt la chercher, on pouvait être tranquille, Isabelle se mettrait sur le pas de la porte et regarderait cette femme-là d’une certaine manière, — et peut-être bien qu’elle regarderait aussi Amédée de cette manière-là, comme le jour où il avait dit qu’il allait mettre Laurent dans une maison de correction et alors Isabelle n’avait rien dit, elle ne disait jamais rien quand il y avait quelque chose entre Laurent et Amédée — seulement elle l’avait regardé de cette manière-là, et il avait crié : « Bon sang de Dieu ! » et fracassé un vase de la cheminée sur le parquet, mais on n’avait jamais plus reparlé de la maison de correction.
« Alors ce qu’elle avait fait pour Laurent ce jour-là, elle pourrait le faire pour le Corbiau un autre jour, — bien qu’elle fût la mère de Laurent et qu’elle ne fût pas la mère du Corbiau. Mais ça ne voulait rien dire, parce qu’elle n’était ni mère, ni tante, ni cousine, elle était Ma Gentille ou Sa Gentille. « Sa », c’est-à-dire, la Gentille de « On », c’est-à-dire des Carabis. Sa Gentille ou Z’amie, ou Belle-Jolie, — enfin quoi, elle était ce qu’elle était, — et les gens pouvaient bien l’appeler tant qu’ils voulaient Mme Durras, ce qui était naturel en somme, puisque son mari s’appelait M. Durras, ces pauvres gens ne se rendaient pas compte que leur « Madame Durras » ne voulait rien dire du tout et qu’Isabelle répondait à ce nom par simple politesse — et même quelquefois il lui arrivait de prendre un moment avant de répondre, comme si elle s’était demandé pendant ce temps-là quelle pouvait bien être cette Mme Durras dont ils parlaient, — tandis que les enfants n’avaient qu’à prononcer tout bas un des noms qu’ils lui donnaient, fût-ce au milieu de la nuit, quand toute la maison était plongée dans le sommeil, et aussitôt on entendait ses pieds nus trotter sur le parquet et elle demandait : « Qu’y a-t-il ? » Tout cela prouvait bien qu’il y avait d’un côté quelque chose qui n’existait pas et de l’autre quelque chose qui existait, et qu’elle, le Corbiau, se trouvait, justement, par chance, du côté où la chose existait — et alors cela ne faisait aucune différence, qu’elle fût ou non la fille d’Isabelle et qu’elle eût ou non bu de son lait quand elle était petite. »
Le Corbiau soupira d’aise, allongea ses bras nus, minces et dorés, et posa tendrement sa joue sur la terre du sillon. C’était une terre de haut plateau et de très vieux pays : fine, sèche, minérale, et qui ne sentait presque plus la terre. En appliquant l’oreille contre elle, comme les Peaux-Rouges des romans d’aventures, on n’entendait rien, car il n’y avait personne sur le plateau des Bories, sauf le fermier et la famille du fermier qui vivaient farouchement et furtivement dans leur ferme, à la manière des bêtes sauvages. À l’autre bout du plateau il y avait la maison, nue et blanche au soleil comme un os de seiche, et à côté les bâtiments bas de l’écurie et de la remise, coiffés de tuiles rouges.
Il y avait encore le potager, le champ d’avoine qui appartenait à la maison et le jardin de fleurs extraordinairement éclatant, planté par Isabelle. La basse-cour avec ses poules et ses pintades, le clapier et la niche du camarade chien, — et trois sorbiers qui étaient censés donner de l’ombre en été, mais que le soleil traversait comme un crible, avec une telle force qu’on s’étonnait de ne pas l’entendre crépiter sur les feuilles.
Et puis il y avait le vent, maître du plateau avant tout autre. C’était le vent que le Corbiau entendait, de son oreille libre. Il passait sur les seigles avec un bruit d’aiguisage et s’en allait bercer la cime des sapins, sur la pente de la montagne. Un bon vent régulier de beau temps, qui ne méditait aucun mauvais coup. Tout allait bien, en somme. Pourquoi se tourmenter ?
« Puisque cette femme-là repartirait comme elle était venue, si jamais elle s’avisait de venir, puisque ça ne signifiait rien qu’on fût la fille de cette femme-là plutôt que la fille d’Isabelle, puisque Isabelle vous aimait autant qu’on l’aimait, c’est-à-dire on ne pouvait exprimer comment… »
Et justement Isabelle appelait, et le vent apportait sa voix :
— Anne-Marie ! Viens goûter ! Allons, viens, mon Corbiau !
Le Corbiau déplaça le petit caillou vers la droite et le remit en place. Elle était sortie de sa maison. Elle progressa vers l’extrémité du sillon en rampant, mais quand sa tête plongea dans la nappe éclatante de l’après-midi, elle recula vivement et rentra dans le sillon. Elle n’était plus certaine, tout à coup, d’avoir complètement terrassé l’inquiétude, d’être suffisamment armée pour supporter la lumière, les regards, peut-être les questions. Encore un moment, rien qu’un moment… Elle avait dérangé, en rampant, le petit carré de cailloux. Elle le reconstitua soigneusement, recommença le rite de l’ouverture et de la fermeture de la porte. Et tous ses membres se contractèrent de plaisir, comme s’ils avaient voulu se réduire en réalité aux dimensions visibles de la maison du champ de seigle.
Isabelle appelait toujours : « Anne-Marie ! Anne-Marie ! »
« Elle était peut-être inquiète. Mais peut-être bien qu’on ne serait pas fâchée qu’elle fût inquiète, pour voir, oh ! simplement pour voir si elle était vraiment aussi inquiète quand il s’agissait du Corbiau, qui après tout n’était tout de même pas sa fille, que lorsqu’il s’agissait de Lise et de Laurent… »
— Mais voyons, disait Laurent d’un air de vieux philosophe, tu sais donc pas ce que c’est que la caboche d’une fille ? Je te dis qu’elle reviendra quand ça lui chantera.
Isabelle rentra dans la maison. Mais la vue de la table servie renouvela son souci.
— Ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle avec feu, cette enfant n’a rien dans l’estomac depuis le déjeuner. Ne m’attendez pas, mangez.
Et elle repartit à sa recherche, — car si elle méprisait catégoriquement les femmes qui n’avaient rien dans le ventre, il lui était intolérable qu’un enfant n’eût rien dans l’estomac. Elle-même mangeait peu, mais elle prenait un plaisir inconscient à donner à manger. Enfants, mari, domestiques, chien, volailles, mendiants, tout ce qui dépendait de son gouvernement était glorieusement nourri. Un mauvais repas la rendait triste et elle trouvait au jeûne quelque chose de scandaleux et, pour tout dire, d’impie.
— Corbiau ! Corbiau !
Elle se pencha sur le ravin, une petite combe pierreuse, pleine de phlox mauves et de framboisiers, qui séparait le plateau de la croupe montagneuse dont il était la terrasse avancée. Elle fit le tour de la ferme, traversa la lande de bruyère, longea le champ de seigle :
— Corbiau ! Corbiau !
Elle semait des appels un peu partout, mais ne cherchait pas à découvrir la cachette, respectant cet étrange besoin qui poussait la petite à dérober sa vie.
« Si elle n’avait pas eu ses « terriers », elle aurait creusé sa retraite en elle-même encore plus profondément et alors comment la délivrer des poisons qu’elle sécrétait à son propre usage, sensible et taciturne, docile et rétive, voyant juste, raisonnant loin, parfois, et agissant à faux, et toujours à la recherche d’on ne savait quoi, pareille à un mineur égaré dans des galeries obscures ? »
— Corbiau ! Corbiau !
« Comment une femme aussi vaine avait-elle pu faire une enfant comme celle-là, qui prenait tout terriblement au sérieux ? Nulle, cette Lydie, complètement nulle. Ni cœur, ni cerveau, ni caractère. Rien que le besoin de jouer un rôle et de mentir à jet continu pour être admirée. Une hystérique. Il fallait bien être hystérique pour s’affoler d’un museau d’homme et abandonner son enfant. »
— Corbiau ! Corbiau !
« Et ce pauvre grand benêt de Charles qui s’était laissé mourir là, bêtement, comme un bœuf. Pour une catin à la cervelle creuse ! Cette sottise des hommes, ce goût profond de la frivolité qui était en eux, cette non-conscience des devoirs essentiels… Il n’aurait pas pu s’obliger à vivre pour sa fille, non ? Ce n’était pas aussi intéressant qu’un jupon, peut-être ? »
— Corbiau ! Corblau !
« Tout de même, s’il était arrivé quelque chose à cette petite ? Si elle était malade ? Si elle souffrait ? Si elle appelait sans être entendue ? Si elle pleurait toute seule dans un coin en se croyant abandonnée une seconde fois ? »
Une chaleur d’angoisse monta au visage d’Isabelle et sa voix se fêla :
— Corbiau ! Réponds-moi, mon Corbiau !
— Je suis là.
Elle arrivait tranquillement, par le chemin de la ferme, sans que nul pût dire d’où elle était sortie, et elle souriait, comme si elle venait de faire une promenade agréable, sans inquiétude pour personne.
Isabelle la prit par la main et l’emmena goûter au triple galop, avec la crainte subite que Laurent n’eût englouti tous les croquets.
À mesure que l’heure du travail approchait, Laurent se sentait démangé d’un désir de plus en plus vif de se rendre utile. Il proposa successivement d’aider Marie-Louise à éplucher les légumes, de cueillir une salade de pissenlits pour le dîner, d’arroser le jardin à la place de Ludovic, de graisser la roue de la brouette, de repriser ses chaussettes, de monter une bande de canevas sur le métier à tapisserie et de cirer le parquet. Sa mère déclinait gravement ces offres l’une après l’autre et Laurent la regardait d’un air à la fois déçu, furieux et interdit d’admiration.
Cinq heures sonnèrent. Isabelle se leva :
— Allons, dit-elle, assez tortillé. Les leçons.
Laurent poussa un soupir tragique et Lise répéta en éclatant de rire : « Assez tortillé. » C’était une des expressions familières d’Isabelle. Il y en avait d’autres, par exemple : « Mais ne me racontez donc pas d’histoires » ou bien, devant quelque chose de médiocre : « Ça, c’est pour les pignoufs » ou encore : « Ça n’est rien, rien du tout, » en pesant sur le rien comme pour l’enfoncer en terre et le « rien du tout » venait ensuite pour niveler la terre par-dessus et qu’il n’en fût plus jamais question.
Elle disait encore très souvent : « C’est l’essentiel, » avec un air affairé d’abeille qui a plus de fleurs à butiner que sa vie d’abeille ne comporte de minutes.
M. Durras avait aussi ses expressions familières. Par exemple ; « C’est inffernal » avec f explosive, ou « C’est abssurde » avec « s » double. Et encore : « Suivez bien mon raisonnement… » « Toutes choses égales d’ailleurs, »… « nous ne parlons pas au conditionnel »… « Très exactement, voici… » Et encore, quand il parlait à Isabelle : « Vous ne pouvez donc rien faire comme tout le monde ? » et quand il parlait à Laurent : « Je te vais mater » et quand il se parlait à lui-même : « Eh bien ! et moi ? »
Isabelle disposa sur la table les livres et les cahiers et approcha quatre chaises. Les enfants travaillaient mieux quand ils la voyaient assise à côté d’eux et travaillant comme eux.
Chacun prit un livre et c’était curieux d’observer combien ils se comportaient différemment. Laurent lisait tout bas des lèvres en ponctuant chaque mot d’une inclinaison du buste et de la tête, comme un rameur qui peine, — et pourtant il n’avait aucune peine à retenir ce qu’il apprenait, mais il lui fallait contracter tous ses muscles pour obliger son attention à se fixer et pour s’empêcher d’envoyer le livre au plafond. Lise parcourait rapidement les lignes et de temps en temps relevait un regard brillant et ravi qui semblait prendre le monde à témoin de la nature exquise de cette leçon si intéressante et si facile à apprendre. Anne-Marie lisait des yeux, comme une grande personne, mais en faisant une pause à chaque ligne, l’air à la fois appliqué et distrait. Tout se passait chez elle comme s’il y avait eu une grande distance de son corps à son cerveau et une autre grande distance, une sorte de « no mans’land », entre son cerveau et ce « moi » intime qui assistait aux événements et les jugeait sans pouvoir se manifester, ce « moi » prisonnier d’une muraille de cristal, lent à s’émouvoir mais qui une fois touché, n’oubliait plus. De sorte que tout ce qu’elle apprenait, tout ce qu’elle ressentait, accomplissait en elle un long voyage et creusait sa trace.
Par son aspect, ses membres longs et minces, sa lisse, lourde chevelure noire glissant le long de ses joues, ses gestes flottants et comme suspendus, elle offrait un contraste frappant avec ses cousins, ronds, râblés, de sang chaud, prompts comme des lézards, l’œil vif et le poil brillant. « Dieu merci ! disait Isabelle en levant le menton, ils ne sont pas empaillés ! » Le Corbiau n’était pas non plus ce qu’on appelle « empaillé » ; il y avait même des jours où sa tranquille audace arrachait à Laurent cet hommage : « Non, jamais on ne croirait que tu peux avoir tant de culot ! » Mais il fallait lui laisser le temps du voyage.
Isabelle tirait l’aiguille, au milieu du plus parfait silence. Elle avait oublié tout ce qui n’était pas cette pièce calme, pleine de lumière et ces trois enfants. Ces oublis profonds et foudroyants ressemblaient chez elle au sommeil d’un homme fatigué. C’était une défense de la nature.
Lorsque Laurent se mit à tambouriner sur la table de ses deux poings rageurs et à envoyer des coups de pied aux barreaux de sa chaise, tout le monde sut qu’il était en train de se battre avec son problème d’arithmétique. Les filles levèrent la tête d’un air inquiet. Isabelle soupira et se maudit.
Elle était capable de bien des choses, en des ordres d’idées fort divers, ayant développé dans la solitude ses dons de nature. Ainsi elle était capable de faire un feu flambant sans bois ni charbon, avec un bout de carton frotté de chandelle, une bobine vide, le gras d’une côtelette, et une vieille semelle de soulier. Elle était capable d’improviser en une heure un déjeuner succulent, aussi bien que de se passer de déjeuner quand il le fallait (encore que cela lui fût moralement pénible). Elle était capable de broder, non pas à la manière des jeunes femmes oisives qui font des trous dans la toile pour charmer leur ennui ou escorter leurs rêves, mais à la manière des brodeuses médiévales qui traçaient une œuvre d’art à la pointe de l’aiguille, en combinant leurs points comme une ciselure sur étoffe. Elle était capable de s’inventer de la musique pour elle seule, quand elle était seule. Elle était capable de lire les pensées derrière le front des gens et de les désarçonner au moment où ils s’y attendaient le moins en répondant non pas à ce qu’ils venaient de dire, mais à ce qu’ils venaient de penser. Elle était capable de tailler une fort jolie robe et de la coudre, le tout sans patron et en une seule après-midi, et c’était relativement très solide, car les coutures mettaient bien huit jours avant de craquer et, comme elle disait alors en les raccommodant avec des épingles : « Quand une robe a de l’allure, c’est l’essentiel. » Elle était capable de passer une nuit sans bouger d’un cil avec un enfant endormi sur les bras, et, dans ces bras une crampe — et de tenir tête à un régiment de cuirassiers montés, si elle n’avait pas été de l’avis du colonel. Elle était capable de bien d’autres choses encore et des plus difficiles, dans ce qu’elle nommait le bien comme dans ce que les autres nommaient le mal. Mais elle n’avait jamais été capable de vaincre la répulsion que lui inspirait l’arithmétique et Laurent, apparemment, tenait d’elle et Lise promettait de suivre le même chemin, car elle devenait mélancolique au seul bruit de deux fois deux, quatre.
Le Corbiau, au contraire, montrait des dispositions remarquables. Bien qu’elle eût un an de moins que Laurent, elle l’avait rattrapé sur ce point et même dépassé, — mais cette supériorité non partagée lui paraissait une tare, comme la marque de son origine étrangère et il lui arrivait plus d’une fois de faire exprès un problème faux et de répondre de travers à Mlle Estienne, alors que le prisonnier de la muraille de cristal répondait juste et savourait la solution du problème, bonne pour lui tout seul.
Elle proposa timidement :
— Tu veux que j’essaie de voir si je peux le faire ?
— À quoi ça sert ! répondit Laurent avec fureur.
Il martela son cahier en grondant entre ses dents : « Vacherie, vacherie, vacherie, vache de cochonnerie, de saloperie… »
Son menton tremblait, déformé par l’avancée de la mâchoire inférieure qui en faisait un bloc massif et brutal. Isabelle posa la main sur son poing :
— Allons, allons… Laisse ce problème, tu t’y remettras tout à l’heure. Apprends ton histoire naturelle. Et ne parle pas comme Ludovic, avec des mots dégoûtants.
— Oui, oui, balbutia le petit garçon d’un air égaré. Oui, Ma Gentille.
Il leva sur elle des yeux brusquement emplis de larmes :
— Tu vois bien pourtant, tu vois que je suis un crétin ! Un crétin et un voyou, c’est vrai, c’est vrai, tu vois bien !
— C’est pas vrai ! cria Lise avec feu. T’es un z’homme épatant !
Et le Corbiau, à quelques secondes d’intervalle ; répéta en détachant nettement les syllabes :
— Ça n’est pas vrai. C’est idiot ce que tu dis.
Le visage d’Isabelle s’était durci et de nouveau elle semblait chercher quelqu’un derrière Laurent. Elle saisit son fils d’un mouvement presque farouche, comme pour le défendre contre un danger :
— Non, dit-elle, sombrement, ça n’est pas vrai. Tu le sais bien que ça n’est pas vrai. Tu es mon merveilleux petit garçon et tu peux arriver à tout ce que tu voudras. Mais il faut vouloir, tu entends ? il faut vouloir.
Laurent secouait la tête en pleurant :
— Un crétin, un voyou, un pauv’ type, voilà ce que je suis ! Un pauv’ type… Est-ce que ça peut vouloir quelque chose, un pauv’ type ? Il a raison, quand il dit que je te fais honte, c’est vrai, dis que c’est vrai…
— Laurent, demanda Isabelle d’une voix basse, est-ce que tu veux me faire mourir de chagrin ? Est-ce que tu veux que je sois demain matin une vieille femme toute blanche, avec des rides ?
— Ah ! cria Laurent en se redressant comme mû par un ressort, des rides, toi, des rides ! attends un peu, attends, les rides, je tirerai tellement sur la peau qu’il faudra bien qu’elles s’en aillent !
Il ouvrait tout grands ses yeux de velours et de feu, serrait les mâchoires et les poings, soufflait et renâclait comme un petit taureau.
— Eh bien ! voilà, dit Isabelle, voilà comment il faut vouloir travailler, pour devenir un homme instruit et pour que je sois fière de toi. Allons, fais voir ce problème.
Il se rassit sur sa chaise et tous les deux se penchèrent sur le problème. C’était tout de même un de ceux qu’Isabelle aurait pu résoudre, — mais il ne fallait pas avoir l’air d’aider Laurent. Elle lui lut la donnée plusieurs fois tout haut, lentement, avec des pauses qui séparaient les éléments de la difficulté et une lumière parut se faire dans l’esprit du petit garçon :
— Attends voir, attends voir…
Enfin on le tenait, ce problème. Laurent posa fébrilement la dernière opération, se trompa quatre fois, se barbouilla d’encre jusqu’aux phalanges et put enfin crier : « Chic ! Ah ! le cochon, il nous en a fait voir ! »
Lise lui sauta au cou : « Ah ! mon z’animal, t’es un fameux z’animal ! » Il la secouait, mais elle était douée d’une plasticité peu commune et s’accrochait souplement, comme le chèvrefeuille.
— Poisse ! grognait Laurent empêtré de bras, de jambes, de cheveux. Seccotine ! Pou de bois !
Mais il retroussait la narine droite, mais Lise riait aux éclats, mais le Corbiau souriait de sa petite bouche ferme et ronde posée sur son visage comme un sceau, mais le regard d’Isabelle s’était éclairé et il y avait dans l’air une joie hors de proportion avec cette histoire de problème.
Ces fins d’après-midi d’été rendaient les enfants ivres, fous. Ils se couraient après en poussant des cris aigus, s’arrêtaient pour humer l’air qui se chargeait d’odeurs, repartaient… Chientou leur sautait au menton, des quatre pattes. Lise entonnait d’une voix de tête, en imitant l’accent nasillard et traînant d’une écolière qui ânonne sa leçon :
— Un — co-chon — lai-teux — est — un — co-chon — tout — frais — pon-du — Un — co-chon — lai-teux est un co-chon — tout — frais — pon-du — un co-chon…
Et les deux autres à pleine voix, comme un hymne :
Cochon laiteux,
Cochon crémeux,
Cochon tout frais pondu.
Mais bientôt le fou rire les étranglait tous les trois. C’était l’effet infaillible de cette « scie » qu’ils avaient inventée un soir, tandis qu’à la même heure, peut-être, sur les boulevards parisiens, à trois cents kilomètres à vol d’oiseau de la maison des Bories, un camelot obéissant aux mêmes raisons mystérieuses lançait : « En voulez-vous des z’homards ? Ah ! la sale bête, il a du poil aux pattes ! »
Marie-Louise parut à la porte de la cuisine, ronde comme une brioche, avec le même air avenant et bien cuit. Elle relevait son tablier empli de grain.
Laurent se campa sur ses mollets nus et chanta sa mélopée du soir, pour appeler la basse-cour :
Colonel
Colonel
Péronnelle
Péronnelle
La Cendrée
La Cendrée,
Venez, venez, venez,…
Ils arrivaient tous, ventre à terre, le Colonel en tête, un petit coq gris moucheté de blanc, l’œil monoclé de rouge, la jambe sèche, — nerveux, galantin, autoritaire. Laurent le tenait en grande estime pour la manière dont il menait les poules — surtout cette grosse goulue de fainéante de Péronnelle, La Dorking au col pékiné noir et blanc, rusée, avide, qui n’avait pas sa pareille pour chiper les tartines au vol. La Cendrée au plumage gris était fine et douce, mi air d’éternelle jeune fille. Laurent la prenait sur son bras, penchait la tête en fermant les yeux et la Cendrée s’endormait pour de bon. Les autres poules n’avaient pas de nom, c’était de simples volailles.
Chientou s’excitait fort devant toutes ces plumes. Ce braque qui refusait de chasser et prenait le large quand M. Durras décrochait son fusil retrouvait le sang de ses ancêtres devant un poulailler. Lise le lança pour rire sur les pintades qui s’envolèrent sur le toit :
Kékouète, kékouète, kékouète… Elle mèneraient ce vacarme jusqu’au coucher du soleil et, quand le soleil aurait disparu, tendraient leurs cous bleus vers l’occident et pousseraient toutes ensemble une lamentation à une seule syllabe gutturale :
« Kai, kai, kai, kai, kai… »
Laurent siffla Chientou et se mit en ligne avec lui et le lapin apprivoisé qui buvait de la bière et savait prendre le départ pour la course au signal du starter. Tous les trois partirent comme des dératés dans la direction du sorbier. Chientou arriva bon premier, tout faraud et sauta de joie : « Ha ! »
Ludovic traversait la cour, trimbalant des seaux vides. En passant, il cligna de l’œil vers Laurent qui croquait une carotte avec son lapin — un coup pour toi, un coup pour moi — mais qui lâcha tout à ce clin d’œil, et suivit le domestique à la fontaine.
Quand ils revinrent, le Corbiau était dans le jardin, Lise avait disparu.
— Viens-t’en nous deux à l’écurie faire le boire de Bichette, disait Ludovic. On va rigoler un coup.
Isabelle passa la tête par la fenêtre et appela ;
— Laurent ? Veux-tu venir une minute ?
Ludovic grommela « Turellement » et s’en fut tout seul à l’écurie. Ses yeux, d’un vert indécis et trouble, couleur d’huître, louchaient de colère.
Lise s’en allait sur le chemin des genêts, tenant à la main une petite boîte à thé en fer-blanc de la Compagnie coloniale. Les boîtes de la Compagnie coloniale lui plaisaient particulièrement à cause de la phrase imprimée sur la bande de papier qui fait le tour du couvercle : « La loi punit le contrefacteur. » Un contrefacteur, c’est évidemment un contrebandier qui pour des raisons personnelles s’habille en facteur. Que la loi punisse un homme aussi original, voilà qui ne vous inspire aucune sympathie pour la loi.
Un bousier retourné ramait désespérément des pattes au milieu du chemin. Lise le remit sur le ventre et dit tout haut d’un air affable : « Pas de quoi. Au revoir. »
Les hurluberlus étaient là, comme tous les soirs, autour du gros chardon violet. Tout un vol de petits papillons bleus, plus bleus à l’envers des ailes qu’à l’endroit, couleur de brouillard et de rêve, indécis, paresseux, volant bas et se laissant cueillir à la main et enfermer dans une boîte à thé sans même paraître y prendre garde. Quand la Zagourette eut rempli sa boîte, elle regarda autour d’elle en souriant vaguement, la bouche entr’ouverte. Son cœur battait très vite, très fort et il lui semblait que des cercles en partaient, de plus en plus grands, qui allaient s’élargissant jusqu’au fond du paysage, jusqu’aux Cévennes bleues dans le soir pur. Elle était à la fois submergée et soulevée et s’abandonnait. Cela lui arrivait à chaque instant : devant un champ d’avoine verte où le vent courait, devant une fleur, un caillou, une bête, devant sa mère. C’était à la fois très ordinaire et merveilleux. Mais y avait-il quelque chose qui fût ordinaire ? Ou plutôt y avait-il quelque chose qui ne fût pas merveilleux ? Les cercles se rétrécirent lentement, graduellement et finirent par se concentrer dans un petit noyau dur : une boîte en fer-blanc pleine de papillons bleus. Lise ouvrit le couvercle, secoua la boîte : « Z’envolez-vous, allez ! » Ils s’envolèrent sans hâte, comme indifférents à la liberté, se posèrent presque aussitôt dans les creux du chemin, sur les cailloux, sur les chardons, engourdis, mous, somnambules, avec une lente, paresseuse palpitation de leurs ailes bleuâtres, comme s’ils respiraient par là et non par… Au fait, comment respiraient-ils ? Ils n’avaient pas de nez. Ah ! quels hurluberlus ! Bonsoir, les hurluberlus. À demain.
Elle revint vers la maison, sautant d’un pied sur l’autre, faisant danser ses boucles, et débitant tout haut, d’une petite voix argentine et lointaine, comme si elle parlait du fond d’un rêve, des mots qui la charmaient, — des mots à pleurer de tendresse ; escarboucle, hurluberlu, mélancolie… Calembredaine, un mot à mourir de rire. Et cette phrase, oh ! cette phrase qu’on aurait répétée toute la journée, pour rien, pour le plaisir :
— Tarare ! répondit l’autre.
— Tarare ! dit le calife.
— Tarare ! répétèrent tous les galopins qui jouaient aux billes à la porte du palais.
« Tarare ! Tarare ! La loi punit le contrefacteur. Ah ! mille millions d’hurluberlus ! Tarare ! dit le calife. Un palais, un palais, le palais du calife. Et des galopins, ha ! ha ! je ne vous dis que ça, des galopins qui jouaient aux billes à la porte du palais. Non, mon Oiseau bleu, non, mon Capricorne… Juliette, ma Juliette, tu es la princesse, la jolie, jolie, oh ! la jolie princesse de mes chimères…
« Savoir qu’est-ce qu’il y aura de bon pour dîner ? Il y avait une fois… Non, y z’y avait une fois un Z’animal, un Corbiau et une Zagourette, — et pis une Z’amie. Oh ! une Z’amie… ça, on peut pas seulement dire, on en est z’époutrillé. Tarare ! une tarte aux fraises, peut-être bien, et un potage à la poule en bœuf, ça sentait bon tout à l’heure dans la cuisine. Cochon laiteux, cochon crémeux, comment, pourquoi, eh ! oui, vraiment, je vous le demande, ma chère, comment qu’on ne tourne pas de l’œil trente-six mille fois par jour à force d’être trop content ? »
Après le dîner, il faisait si bon que personne ne voulait aller se coucher, ni le Corbiau, en contemplation devant les pavots qui se fermaient à l’approche de la nuit, — ni Laurent qui donnait la chasse aux sphinx bourdonnant autour des fleurs de tabac blanc, — ni la Zagourette, serrée contre sa mère, la joue appuyée sur son bras nu, à l’endroit de la saignée et qui respirait de tout son nez, regardait de tous ses yeux, écoutait de toutes ses oreilles les merveilles d’un soir d’été encloses dans un coin de jardin.
Isabelle regardait plus loin, vers le troupeau de crêtes montagneuses que la perspective abaissait jusqu’aux lointaines Cévennes, fondues à l’horizon, toutes bleues, vers la Limagne mauve, étalée au pied des plateaux, vers la route qui descendait pendant des lieues et des lieues pour rejoindre la plaine. Par là, c’était Chignac et par ici, Saint-Jeoire. Entre les deux, la solitude. Et là-haut, le ciel, vert à l’orient, orangé au couchant et entre les deux, un grand espace incolore et pur comme une perle.
Il aurait fait bon rester là, jusqu’à nuit noire, jusqu’à la brusque levée du vent, qui galopait follement toute la nuit, entre ciel et terre, sous un fourmillement d’étoiles.
Isabelle se retourna, jeta un coup d’œil à la fenêtre du deuxième étage, voilée de rideaux d’étamine blanche. L’heure approchait où il lui faudrait accomplir sa métamorphose.
— Allons, dit-elle, il est temps, mes Carabis des bois.
Ils la regardèrent, virent que cette fois c’était sérieux et la suivirent sans protester.
Avant d’entrer avec eux dans la chambre, elle écouta si rien ne bougeait au second. Rien ne bougeait. Elle avait encore un peu de temps.
Il arrivait, par certains soirs trop beaux, comme celui-ci, qu’on laissât passer l’heure. Isabelle disait d’Amédée qu’il avait un chronomètre dans le sang — mais bien que pareil accident n’eût jamais interrompu sa circulation à elle qui était excellente, elle tenait les montres en disgrâce, se fiant à un sixième sens, à une mesure, instinctive du temps qui la trompait rarement, mais se laissait parfois surprendre. Et ces surprises bousculaient, enrayaient le mouvement de comédie italienne par lequel elle escamotait habituellement les enfants, refermant sur eux la porte de gauche quand Amédée entrait par la porte de droite et inversement. Ce jeu de ballet comique, tant de souplesse, un air si candide et le rire triomphant caché sous le masque, tout cela certains soirs se trouvait rompu, figé, raté, pour une minute d’inattention, — et la comédie devenait drame, car voici qu’Amédée descendait l’escalier et les avait vus.
Il s’arrêtait, passait le dos de sa main sur ses grandes joues pâles et sous son collier de barbe, comme si son faux col lui donnait des démangeaisons. Puis il demandait d’une voix faussement surprise :
— Quelle heure est-il donc, Isabelle ?
Et Isabelle, d’un air faussement indifférent :
— Je ne sais pas au juste, mon ami, dans les huit heures moins le quart, je suppose.
Alors Amédée tirait sa montre et faisait entendre un petit rire léger :
— N-non, n-non, ma chère, il n’est pas « dans les huit heures moins le quart ». Il est e-xac-tement huit heures moins quatre.
— Bien, bien, répondait Isabelle en levant le plus dédaigneux des mentons à l’adresse de ces onze minutes de différence.
Mais M. Durras reprenait :
— Laurent, veux-tu avoir la bonté de me lire ce qu’il y a d’écrit là ?
Laurent s’approchait de l’emploi du temps affiché sur le mur et lisait en bégayant légèrement :
« Sept heures qua-quarante-cinq, coucher des enfants. Hu-huit heures, d-dîner M-Monsieur et M-Madame, »
— Et M-Madame, répétait Amédée en se moquant. Tu n’es même pas capable de lire correctement. Et là, le nota bene.
— No-nota be-bene. « Cet-t-t’horaire de-devra être observé t-très exactement, t-tout compte te-nu des-des-des ac-cidents et cas de force ma-ma-ma- ah ! zut ! majeure. »
— Tu le fais exprès ? demandait M. Durras en posant sur son fils un regard dur.
Isabelle se glissait doucement entre eux, prenait son mari par la manche de son veston et conseillait :
— Allez dîner, je vous rejoins dans une minute.
— Mais, ma chère ! nous descendons, répondait M. Durras avec ironie.
Et il appelait, par-dessus la rampe de l’escalier :
— Ludovic ? Venez donc coucher les enfants. Marie-Louise servira le potage.
Tout cela, et le singulier sourire de Ludovic quand il montait l’escalier et le visage d’Isabelle, soudain durci et figé comme si on avait posé sur ses traits un masque de cire à leur ressemblance, et le regard à la fois souffrant, dur et avide de M. Durras qui semblait quêter sur ces traits quelque chose qu’il n’y trouvait pas, tout cela les enfants le connaissaient, et ils savaient aussi, sans que personne le leur eût jamais dit, que le meilleur moyen d’assister Isabelle dans cette sournoise bataille, c’était d’avoir l’air content, alors qu’ils en auraient pleuré de déception. Même un soir la Zagourette avait déclaré avec son fameux toupet :
— Chic, alors ! on va faire une partie de cartes avec Ludovic.
Ce qui était une invention manifeste, car on savait bien que Ludovic, une fois qu’ils étaient au lit tous les trois, ne pensait qu’à chatouiller Laurent comme un idiot.
Mais ce soir rien ne bougeait au second. Isabelle soupira d’aise, entra dans la chambre et referma sur elle la porte de son royaume.