Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 69-101).


III


La fenêtre de la chambre des enfants était grande ouverte sur la nuit, sur la rumeur du vent qui parcourait le haut plateau, la lande de bruyère, l’étendue des seigles, brassait sans fin la houle sombre des sapins, derrière la maison qu’il enveloppait de son lasso fluide, toujours courant après lui-même.

Le point d’or de la veilleuse clignotait, projetant au plafond l’ombre agrandie de la rondelle de liège qui flottait dans l’huile. Cette veilleuse était là pour protéger Lise des terreurs nocturnes, car elle voyait toutes sortes de choses dans l’obscurité.

Pour le moment, elle ne craignait rien. Elle luttait contre le sommeil, par plaisir, pour jouir plus longtemps du reflet de la veilleuse au plafond, de l’odeur de la nuit, de la voix de Chientou, qui dialoguait, dehors, avec le vent, par de brefs aboiements, d’abord, puis par quintes…

Le Corbiau soupira en se retournant dans son lit. Celle-là aimait le sommeil, mais elle se réveillait parfois brusquement, sans cause, et se dressait sur son séant, comme affolée. Ce soir, elle semblait dormir paisiblement.

Laurent se souleva sur son coude, jeta un regard du côté du lit de sa sœur :

— Lise, chuchota-t-il, écoute…

— Quoi ?

La voix de Laurent enfla, sans hausser le timbre. Il parlait bas et fort, comme les acteurs qui font une confidence à cinq cents personnes :

— Écoute la bête qui tourne autour de la maison. Tu l’entends ?

— C’est pas vrai, gémit Lise.

— Tu l’entends ? reprit Laurent. Elle cherche, elle tourne, elle va peut-être trouver moyen d’entrer… oh ! là, là, là, là ! si elle passait sa patte par la fenêtre…

Lise poussa un râle étouffé et disparut sous les couvertures. On ne vit plus qu’un petit tas qui progressait vers le fond du lit par ondulations successives à la manière d’une chenille. À moitié chemin environ, cela s’arrêta, se mit en boule et ne bougea plus. Laurent, dressé sur son coude, le nez en bataille, les yeux brillants, guettait, avec une patience de chasseur de phoque, le moment où la victime reviendrait à la surface pour respirer. Il s’amusait follement. Cette pauvre Zagourette, ce qu’on la faisait marcher ! Le Corbiau ne marchait pas si facilement, elle n’acceptait rien sur la foi de la parole, rien, sinon qu’elle était laide, mais il valait mieux ne pas lui dire ça, d’abord parce que ça n’était pas vrai, ensuite parce que ça lui faisait vraiment de la peine et qu’elle fichait le camp dans ses terriers…

Laurent avait pour le Corbiau une tendresse tyrannique et la plus haute estime. Il fallait qu’elle lui obéît « au doigt et à l’œil », ce qu’elle ne faisait pas toujours, d’ailleurs, cette « cabocharde ». Certes, une fameuse cabocharde, et on l’aurait tuée sur place plutôt que de la faire céder, quand sa caboche avait dit non. Aussi, bien qu’il lui répétât toute la journée des choses désagréables, il l’estimait très fort. Personne, pensait-il, excepté bien entendu Sa Gentille qui savait tout, personne ne savait comprendre le Corbiau comme lui. Lui seul appréciait à leur valeur sa sûreté, sa fidélité, son intelligence « qui n’en avait pas l’air » et sa manière d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle avait résolu, à travers tous les obstacles, brave Corbiau !

Quant à Lise, ce qu’il éprouvait pour elle, c’était de l’adoration, mais il ne fallait pas que personne s’en aperçût, elle encore moins que les autres, car un homme est perdu, n’est-ce pas, s’il laisse voir ses sentiments. Il la considérait en lui-même comme un petit être mystérieux, qui tenait à la fois du feu follet, du chat blanc et de la petite fille. Cette conception de la triple nature de Lise se trahissait dans les surnoms qu’il lui donnait. Quand il parlait au chat, il l’appelait « Chat Fou ». Quand il parlait au lutin, il l’appelait « Pétrotte ». Quand il parlait à la petite fille, il l’appelait « ma Grosse », — car elle était si drôlement potelée, avec des fossettes partout, comme un bébé. Elle était d’une faiblesse et d’une crédulité attendrissantes, et en même temps d’une malice et d’une élasticité surnaturelles. On pouvait l’effrayer, la gronder, la punir, la battre même, elle pleurait ou trépignait pendant cinq minutes et tout à coup elle relevait la tête, ses cheveux dansaient, son œil brillait, son sourire se moquait et toute sa physionomie prenait quelque chose d’ailé, de voltigeant, de joyeusement indomptable. Pétrotte, quoi, Pétrotte ! Et si vous croyez que c’est commode de faire manœuvrer un feu follet « au doigt et à l’œil »… Pourtant, Laurent avait sur Pétrotte un pouvoir presque illimité et il ne connaissait pas de plus grand plaisir que d’abuser de ce pouvoir, de la plier à des ouvrages qui lui déplaisaient, de la mortifier pour l’exalter ensuite, de faire pleurer, trépigner, sangloter jusqu’à la suffocation cette petite créature secrètement chérie.

Est-ce qu’elle allait se laisser étouffer au fond de son lit, cette imbécile ?

— Allons, dit-il rudement, sors de là dedans, gourde ! C’est pour te faire peur. Il n’y a pas de bête.

Les ondulations de chenille reprirent sous la couverture, mais en sens contraire. On vit paraître une boucle, puis un œil effaré, violet de rancune, puis un petit visage cramoisi qui poussa un jurement, un crachement de chat en colère :

— Ch… Chameau ! sale ch… chameau !

— Pourquoi tu gobes tout ce qu’on te raconte ? demanda Laurent, du ton d’un éducateur qui prend son rôle au sérieux. Tu sais bien qu’il n’y a pas de bête, c’est le vent de la Margeride.

Lise le regarda encore un moment d’un air froncé, puis brusquement sa figure se détendit et brilla :

— Tu dis que c’est le vent de la Margeride ? reprit-elle de sa petite voix extatique de clochette voilée.

— Bien sûr, grogna Laurent. Allez, dors, idiote.

Il se retourna sur le côté, ferma les poings et fonça dans le sommeil, tête baissée, comme un petit taureau.

Mais Lise se répétait avec ravissement :

— C’est le vent de la Margeride, c’est le vent de la Margeride…

Il en savait de jolies choses, ce Laurent !

Cependant, quand elle sentit venir le sommeil, elle rabattit le drap sur sa tête. On ne savait jamais… si la bête, pendant la nuit, allait sortir sournoisement du vent de la Margeride…



Comme dix heures sonnaient, M. et Mme Durras montèrent l’escalier. Amédée parlait fort, selon son habitude, et Isabelle faisait « Chut, chut ! »

Ils entrèrent dans la chambre de Mme Durras, qui faisait face à celle des enfants, de l’autre côté du couloir. Quelques minutes après, la porte du cabinet de toilette qui donnait également sur le couloir s’ouvrit doucement, furtivement. Isabelle en peignoir et pieds nus faisait sa ronde.

Sans un bruit, presque sans déplacer d’air, légère comme une âme dans son peignoir de plumetis blanc, elle se penche sur chacun des enfants, les touche impalpablement du regard et du flair, rabat le drap qui cache la tête de Lise, recouvre Laurent qui s’est découvert, abaisse sa joue jusqu’au visage du Corbiau Gentil, trouve ce visage un peu brûlant et hoche la tête d’un air inquiet. Enfin, la voilà debout au milieu de la chambre, elle regarde lentement autour d’elle, hume l’air, ausculte le silence, tâte l’obscurité, — et lentement, lentement, comme à regret, fait demi-tour et s’en va.

Du moins, son corps s’en va. De quel nom appeler ce qui demeure derrière elle, ce qui, toute la nuit, veille au chevet des enfants et court alerter le corps, deux, trois fois par nuit, pour une épaule découverte et qui va prendre froid, incapable qu’elle est d’éveiller le cerveau engourdi du dormeur, — pour un enfant qui grimace et se débat, épouvanté au fond du sommeil par un cauchemar muet — pour un perce-oreille tombé du plafond et qui chemine sur le drap à la rencontre d’une chair tendre ? Deux, trois fois par nuit, Isabelle endormie traverse le couloir, s’éveille au bord d’un petit lit, recouvre l’épaule, chasse le cauchemar, tue l’insecte, retourne se coucher, s’endort aussitôt et le matin ne se souvient de rien. Mais les enfants savent qu’elle est venue. Ils ne s’éveillent jamais sans qu’elle accoure, blanche sous ses cheveux bruns, les yeux fermés et tout à coup ouverts, attentifs et lucides. Ce somnambulisme maternel n’a rien qui les étonne. Rien de ce qui vient d’Isabelle ne peut les étonner.

— Sa Gentille ? dit Laurent. Elle dort jamais. Jamais.

Dormir ? Comment pourrait-elle dormir ? Quel besoin a-t-elle de dormir ? Tout le monde dort, les simples mortels, oui, mais elle… S’ils étaient capables d’exprimer l’idée qu’ils se font d’elle, ils la définiraient ainsi : « Un Enfant tout-puissant, infiniment beau, infiniment juste, infiniment aimable, qui n’a jamais eu de commencement et n’aura jamais de fin… »

Dormir ? se figure-t-on Dieu en train de dormir ?



Le clair de lune, cette nuit-là, fut le seul coupable.

Anne-Marie s’éveilla brusquement, se dressa sur son séant, comme cela lui arrivait quelquefois et vit la chambre inondée de clarté. Contre le mur, au-dessus du lit de la Zagourette, l’ombre d’une branche de sorbier se dessinait en noir et imitait la silhouette d’un animal fantastique en train de sauter par-dessus la barre d’appui de la fenêtre.

La petite appliqua ses deux mains sur sa bouche pour retenir un cri d’effroi. Puis elle remarqua que l’ombre ne bougeait pas et se recoucha, toute tremblante. Aussi, ce Laurent, avec ses histoires de bête… Elle l’avait bien entendu, tout à l’heure, quand il faisait enrager cette pauvre Lise. Elle savait que c’était de la blague, naturellement, mais voilà tout de même ce qui arrive : on s’endort là-dessus, on s’éveille brusquement, on voit une ombre sur le mur et avant qu’on ait eu le temps de réfléchir, le peur vous vrille jusqu’aux talons.

La peur vous vrille jusqu’aux talons… Ce qui ne serait rien, si la peur qui vient sans raison et s’en va quand la raison la chasse, n’avait réveillé cette inquiétude qui a travaillé, battu de son flux et de son reflux, pendant des heures, l’esprit d’une petite fille réfugiée dans sa maison du champ de seigle.

Et voilà que, chose curieuse, tous les remparts qu’on avait édifiés contre elle dans la journée ont sombré dans le sommeil et qu’il ne reste plus, d’efficace, de virulent, que l’inquiétude qui n’a même plus de nom, plus de forme, — l’inquiétude seule, le sentiment du danger et du malheur permanents, — et que ce sentiment vous terrasse et qu’on se met à pleurer en appelant Isabelle de toutes les forces de son esprit, car la voix se refuse à jeter un appel, un cri, un pleur, n’importe quelle manifestation extérieure de ce qu’il faut cacher à tout prix : peur, chagrin, amour…

De l’autre côté du couloir, derrière une porte fermée, des chuchotements s’élèvent, un dialogue pressé, impatient. Une voix d’homme demande :

— Qu’est-ce qui vous prend ? Où allez-vous encore ?

Une voix de femme répond :

— Une minute, je vous en prie, mon ami. Je vais voir quelque chose…

Et voilà Isabelle, ses cheveux sombres, le trot silencieux de ses pieds nus, et le soupir de délivrance de la petite :

— Toi ! Toi ! oh ! c’est toi… oh ! ça va bien maintenant, puisque c’est toi…

Seulement Isabelle ne se contente pas aussi facilement, elle veut savoir pourquoi l’on pleure, — et comme elle connaît la manière de s’y prendre avec une petite nature farouche, elle engage une longue conversation à voix basse, une conversation où elle amène sans en avoir l’air l’épisode d’une lettre reçue du Mexique, d’une lettre tout à fait insignifiante et que Laurent n’a pas comprise. De quoi s’est-il mêlé, ce gros animal ? Enfin, bref, d’une lettre qui demandait simplement des nouvelles d’Anne-Marie et ne parlait nullement d’un retour possible, — et d’ailleurs, même s’il était jamais question d’un retour, Anne-Marie doit savoir qu’elle est la fille adoptive d’Isabelle et la pupille de son oncle Amédée et que personne n’a le droit de la leur enlever, — ceci, bien entendu, dit en passant, à titre de renseignement, car on ne va pas s’imaginer qu’Anne-Marie se soit jamais figuré…

— Oh ! mais bien sûr, ma Belle-Jolie, tu es drôle ! Comment veux-tu que je me sois jamais figuré… Comme tu es drôle !

Et la petite rit tout bas de plaisir, tant c’est drôle de se sentir si bien rassurée, tranquillisée pour toujours, sans que personne ait jamais su…

— Tout de même, chuchote-t-elle en riant, comme j’aurais été bête, hein, si je m’étais mis dans la tête qu’elle allait venir me prendre ? Comme j’aurais été une imbécile de bête ! Hein ?

— De quoi parle-t-on ? interrompt une voix impatiente. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Arrivera-t-on à passer une nuit tranquille dans cette maison, oui ou non ?

Amédée est là, pâle sous le lait bleu du clair de lune, avec sa lèvre écarlate qui s’agite nerveusement. Correct, sanglé, même à cette heure de la nuit, dans un veston de chambre à col montant, il a l’air d’un préfet mécontent de ses administrés.

Mécontent ? Oh ! plus que mécontent ! Une colère inexplicable altère sa voix, durcit ses yeux clairs sous les épais sourcils et le Corbiau sent le cœur lui manquer.

Isabelle explique que la petite a fait un mauvais rêve, qu’elle a un peu de fièvre, mais Amédée secoue la tête et rit, à bouche fermée, en soufflant par les narines.

— Que de peine, Isabelle ! Que de peine vous allez vous donner pour inventer une histoire, si je ne vous dis pas tout de suite que je sais très exactement ce qui a empêché cette enfant de dormir… Mais je vous le dis tout de suite, vous voyez. Je ne mens pas, moi. J’ai tout entendu, c’est simple. Elle était longue, votre minute, ma chère. J’aurais eu le temps de m’ennuyer si je n’avais entendu quelque chose d’assez intéressant… Dame, je peux bien écouter aux portes, moi aussi, comme Laurent, hein ?

Ces derniers mots ont été lancés d’une voix nasale, claironnante. Laurent s’éveille en sursaut, étend des bras de noyé :

— Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’y a ? C’est toi. Ma Gentille ?

— Non, dit Amédée en inclinant son visage pâle au-dessus du lit. C’est moi.

L’enfant recule silencieusement dans le fond de la ruelle. Isabelle fait trois pas vers lui, avec un bruit sourd de ses pieds nus sur le parquet. L’ombre de la branche, secouée par le vent, danse en mesure sur le mur éclatant.

— Petit misérable, dit Amédée, les dents serrées, il ne te manquait plus que ça, d’aller écouter aux portes, comme un domestique ! qui a écouté ce que je disais à ta mère à propos d’une lettre que j’avais reçue de la mère d’Anne-Marie ? Ce n’est pas toi, hein ?

— Naturellement que c’est moi, marmotte Laurent, papillotant des paupières et dodelinant de la tête.

Il a perdu dans le sommeil sa violence de jeune bête sauvage. Il a l’air de dire :

— Ah ! finissons-en tout de suite et qu’on puisse dormir !

— Naturellement que c’est moi, répète Amédée en imitant son ton traînant. Mais qu’est-ce que c’est donc que cet enfant-là ? s’écrie-t-il dans une explosion de rage désespérée. Mais d’où vient-il ?

— De vous, mon cher ami, réplique Isabelle, glaciale. Si je m’en souviens, croyez bien que ce n’est pas pour mon plaisir.

Amédée recule, comme frappé à la poitrine. Puis d’un mouvement de balancier, il revient vers Laurent.

— Tu vas te lever tout de suite et t’en aller coucher là-haut, dans la chambre carrelée, tu m’as compris ? Tu y coucheras toute la semaine. Et si tu recommences jamais à écouter aux portes, je t’envoie dans une maison de correction, tu m’entends ? Allez, file, et ne regarde pas ta mère, ce n’est pas la peine. C’est moi qui commande, ici.

Laurent s’en va, trébuchant dans sa longue chemise et reniflant discrètement les larmes qui commencent de couler. Les narines dilatées, Amédée sourit en regardant sa femme qui a l’air de moudre du sable entre ses mâchoires.

Tout à coup, M. Durras se retourne :

— Lise, où vas-tu ? Je te défends de suivre ton frère !

La Zagourette, éveillée par la brusque irruption de son père, a suivi toute la scène d’un œil aigu d’émouchet. Quand Laurent est sorti, elle s’est glissée hors de ses draps et s’est coulée sur les traces de son frère avec une prudence de Peau-Rouge. Hélas ! en vain…

— Lise, tu m’as entendu ? Si tu fais un pas de plus, tu seras fouettée !

La Zagourette se retourne, agite ses mains à a hauteur de ses oreilles d’un geste comiquement excédé et flûte sur un ton de comédie mondaine :

— Mais, mon pauvre papa, tu vois donc pas que dans toute cette z’histoire, y a seulement pas de quoi fouetter un chat ?

Un sourire fugitif détend le visage crispé d’Isabelle. Amédée reste coi. Il n’y a pas d’exemple qu’il soit sorti vainqueur d’un conflit avec la Zagourette, si par imprudence il lui laisse le temps de parler. Soit qu’il se sente désarmé par le plaisir de vivre qui éclate ingénument dans toute sa personne, — soit qu’il redoute la pénétrante malice qui le dispute chez elle à l’ingénuité, — soit encore qu’il flaire dans les roueries de cette petite cervelle une odor di femina qui le touche au point sensible, il s’arrête, la regarde d’un air surpris, hausse les épaules et tourne les talons en marmottant, pour sauver la face, quelque chose comme : « Passe pour aujourd’hui » ou ; « Tâche de ne pas recommencer » et disparaît. Ce qu’il fait ce soir encore, mais en emmenant Isabelle par le bras, comme un gendarme mène son prisonnier. Elle s’est assez occupée d’eux pour cette nuit, bon sang de Dieu ! et c’est un peu son tour…

Il la tient, il l’emmène, mais elle marche d’un air si fier et si dégagé, en levant si haut le menton, que c’est elle en vérité qui a l’air de le mener pendre…

À peine ont-ils disparu que Lise grimpe l’escalier avec une vélocité de rat, se faufile dans la chambre carrelée.

C’est une chambre de domestique inoccupée, entre le bureau d’Amédée et la chambre de Ludovic et de Marie-Louise. Nue, pavée de carreaux rouges, avec un lit de fer et une cuvette d’émail bleu posée sur un pied de bois jaune serin, elle est dévastée, le jour, par une lumière terrible. Le soir, elle est pleine de nuit opaque ou d’un clair de lune saharien. Comment expliquer l’impression de solitude, d’abandon, l’angoisse du vide que dégage, pour Laurent, la chambre carrelée ? Il claque des dents sous le féroce clair de lune, il pense qu’il va mourir là, tout seul, qu’Amédée a enfermé Isabelle à clef pour l’empêcher de le rejoindre, de le sauver, qu’il veut sa mort, oui, oui sa mort, c’est ça qu’il veut, c’est ça…

Mon Dieu, sauvé ! la Zagourette ! la Zagourette, Pétrotte, le Chat Fou ! Tout ce monde-là brille et danse, étincelle de triomphe et fulgure d’indignation.

— Pleure pas, mon Z’animal, pleure pas. Quand on sera grands, on emmènera la Z’amie avec nous dans un palais, on lui paiera des robes en dentelle blanche et des voitures à deux chevaux. Hein, dis ?

Laurent essuie ses larmes et se met à rire. Lise trotte jusqu’à la fenêtre et l’ouvre toute grande. Ah ! le merveilleux, le doux clair de lune, plein de l’haleine des fées ! Ah ! la merveilleuse, la folle aventure que cette nuit dans la chambre carrelée !

Elle se glisse à côté de Laurent dans le petit lit de fer et le prend par le cou.

Quel bonheur ! Il ne l’appelle plus « pou de bois », il se laisse embrasser tant qu’elle veut, il a même de ces sollicitudes invraisemblables qui la bouleversent de reconnaissance :

— T’as froid aux pieds, ma pauv’grosse ? Mets-les sur les miens.

Il est toujours chaud comme un pain qu’on sort du four, ce Laurent. Il en a même l’odeur, cette bonne odeur de soleil en tranches. Et il est si plein d’idées, ce Laurent ! Il fait de si jolis portraits de fleurs avec son aquarelle et ses pinceaux ! Il chante si bien la gamme ! Oh ! et quand il imite le poulailler surpris la nuit par un renard ! Et ce don qu’il a, ce don véritablement céleste pour tout mettre à feu et à sang et pour inventer des expéditions à se rompre le cou et ramener à la maison des filles écorchées et pleines de bosses et rayonnant d’une gloire intime ! Ah ! c’est un z’homme épatant, ce Laurent, on peut pas dire le contraire !

Elle le serre par le cou de toutes ses forces, tandis qu’il dodeline de la tête, perplexe et reniflant, tout ensommeillé, tout bénin :

— Enfin, qu’est-ce qui lui a pris de me tomber dessus comme ça pendant que je dormais ? Qu’est-ce qui lui a pris, dis un peu ?

— Laisse donc, dit Lise, c’est sa z’humeur noire qui le tient, tu sais bien. Faut plus y penser. Écoute, écoute voir, si on se racontait des histoires tous les deux, hein, dis ?

Mais il avait coulé à pic au fond du sommeil, en moins d’une seconde.



Isabelle, debout dans sa chambre, attendait qu’Amédée fût endormi pour retourner auprès des enfants. Les larmes de Laurent lui pesaient sur le cœur, à l’étouffer.

Mais il fallait attendre. Elle entendait son mari marcher de long en large, dans la pièce à côté. Elle savait qu’il épiait ses mouvements à travers la porte de communication fermée. Ah ! oui, fermée ! Devant son regard, il n’avait pas insisté…

C’eût été pourtant le moyen de ménager une réconciliation, tandis que maintenant, il faudrait vivre pendant des jours et des jours sur le pied de guerre et c’était atroce de vivre sur le pied de guerre avec un pareil ennemi qui usait méthodiquement du tir indirect, visant la mère à travers les enfants et faisant mouche à tous les coups.

Tant pis, tant pis ! Il y a des réconciliations qui sont au-dessus des forces humaines. S’il l’avait approchée elle l’étranglait net.

Ce n’est pas la première fois qu’elle éprouve cette ruée affolante de tout son sang vers une image de meurtre. La première fois, ce fut le jour où il avait battu son bébé si sauvagement. Pendant un instant, elle avait imaginé qu’elle serrait le cou de l’homme entre ses mains, en creusant un nid pour les deux pouces à la base de la carotide. Elle en avait grincé des dents, toute secouée par un spasme auquel avait succédé une merveilleuse détente… Bien-être éphémère d’ailleurs. Après ces conflits tragiques, Isabelle se sent lasse et grelottante, le corps haché de courbatures, l’âme désespérée.

Cette nuit elle a appuyé ses beaux bras nus contre le mur, les mains en haut, à plat, d’un geste de prisonnier qui mime inconsciemment l’impossible évasion, et la tête abandonnée sur ses bras, dans le flot de sa chevelure farouche, elle tremble et pleure, sous le clair de lune indifférent.



Amédée avait bu coup sur coup plusieurs verres d’eau. Cette eau l’alourdissait sans le désaltérer. Il finit par se rendre compte que ce n’était pas une soif du gosier qu’il éprouvait, mais une sensation d’aridité totale qui le desséchait jusqu’au bout des doigts.

Il n’était pas contenté, voilà. Il avait le corps creux et vibrant comme une flûte, et ce sentiment croissant d’exaspération qui montait, montait…

Il se mit à marcher à grands pas dans sa chambre, les mains derrière le dos, tournant rapidement, d’un mouvement mécanique, à chaque extrémité de sa course. Cela rythmait sa pensée.

« Cette vie-là n’était plus possible. Il se sentait devenir fou. Le moindre incident provoquait un drame. Quelle histoire, mon Dieu, quelle histoire, pour un sale gamin qu’il n’avait même pas puni comme il aurait mérité de l’être ! Il aurait dû prendre une cravache, oui, voilà ce qu’il aurait dû faire… »

Un poignard aigu, gainé de velours, traversa le cœur d’Amédée, se coula dans son sang avec une rapidité vertigineuse. Il dut s’arrêter, les jarrets fléchissants, la gorge sèche, les membres emplis d’abeilles qui frémissaient, voltigeaient, chatouillaient, lui bourdonnaient aux oreilles… Un fauteuil le reçut. Il se sentait las, maintenant. Las et triste, chargé d’amertume.

« Tout cela, c’était de la faute d’Isabelle, de son absurde idolâtrie. Elle plaçait les enfants sur un piédestal et il n’y fallait pas toucher. Est-ce que c’était un système d’éducation, ça ? Est-ce qu’on l’avait élevé comme ça, lui ? »

Un sursaut de colère le mit debout et il reprit sa promenade mécanique.

« Bon sang de Dieu, qu’est-ce que ces êtres pouvaient bien avoir à se dire toute la journée et toute la nuit ? Lui, quand il avait vu les enfants pendant une heure, il en avait assez. Et pourtant, il n’était pas un mauvais père, il aimait bien ses enfants, mais oui, il pensait quelquefois à l’avenir, quand ils seraient des hommes et des femmes, des êtres raisonnables avec lesquels on peut échanger des idées… Alors il serait content de les voir autour de lui, il se sentirait moins vieux. Mais que seraient-ils dans l’avenir, élevés de cette manière ?

« Cet odieux Laurent ! que pouvait-on attendre de bon d’une pareille nature, tolérée, encouragée par une mère aveugle ?

« Ah ! s’il n’y avait pas Laurent ! Tout était de sa faute, tout. C’était lui qui avait transformé Isabelle de cette inconcevable manière. Et au lieu de chercher à se le faire pardonner, le petit misérable, il ne savait qu’inventer pour se rendre plus odieux !

« Pourtant, il n’aurait pas demandé mieux que de l’aimer, Laurent. Avant sa naissance, il faisait des projets, des rêves. L’enfant serait intelligent, travailleur, appliqué, docile, comme son père. Il lui formerait l’esprit, il en ferait un petit savant. Ils s’en iraient tous les deux dans la montagne :

« — Tu vois, petit, ça, c’est une vallée synclinale.

« — Oui, papa.

« Au lieu de cela… Bon sang de Dieu, s’il parvenait seulement à découvrir chez Laurent une seule des qualités que sa mère lui attribue ! Sincère ? Si l’insolence aujourd’hui s’appelle sincérité, nous sommes d’accord. Inventif ? ha ! ha ! elle avait l’art des euphémismes, Isabelle. Inventif comme le démon, oui ! Artiste ? Ça, c’était le grand mot, la grande affaire ! pour deux ou trois barbouillages de gosse et parce qu’il était bon en solfège… Et après ? À quoi cela est-il bon, un « artiste » ? Quel besoin un enfant a-t-il d’être « artiste ? » Il ferait mieux d’apprendre ses leçons et de comprendre ses problèmes, et ça… bon sang de Dieu, quelle paresse et quelle stupidité ! des problèmes enfantins, ridicules, il n’y comprenait goutte ! Et quand son père l’interrogeait, il se mettait à bégayer et ne répondait que des âneries… Ah ! il était joli, son phénix ! Encore, s’il avait eu des qualités de cœur, on lui aurait volontiers pardonné d’être un crétin, car ce n’était pas de sa faute, après tout. Mais Isabelle qui parlait de son « cœur d’or », de sa loyauté, de sa sensibilité, elle n’avait donc jamais vu, Isabelle, ce regard sauvage, méfiant, traqué, ce regard de bête des bois, cet abominable regard dans son visage contracté, au menton lourd, bestial ?

« D’où pouvait-il tenir pareils instincts ? D’où venait cet enfant, ce fléau du ciel, aurait-il dit autrefois quand il croyait à ces bourdes ? »

La voix mordante d’Isabelle s’éleva dans sa mémoire :

« — De vous, mon cher ami. Croyez bien que si je m’en souviens, ce n’est pas pour mon plaisir. »

« Ah ! la sale bête, comme elle savait l’atteindre au défaut de la cuirasse !

« Est-ce que c’était de sa faute, si… Eh ! oui, peut-être que les premiers temps de son mariage, il n’avait pas su… il aurait dû… D’accord, d’accord, mais enfin toutes ces simagrées de femme… Au diable !

« Quant à Laurent, qu’il fût de lui, ça, il n’en pouvait douter. S’il y avait un homme qui pût être sûr de la fidélité de sa femme, c’était bien lui. Et après ? Qu’est-ce que ça signifiait, cette paternité du sang ? Son fils ! Qu’est-ce que ça voulait dire ? Quel rapport y avait-il, non pas même entre l’homme qu’il était et Laurent, mais entre l’enfant qu’il avait été et Laurent ? »

M. Durras se dirigea vers une commode. Au fond du dernier tiroir, il y avait, classés par année et noués d’un ruban, tous ses devoirs d’écolier, de sept à dix-huit ans. Liasses jaunies, couvertes d’une écriture appliquée dont le tracé avait pâli, — mais les notes marginales à l’encre rouge se détachaient vivement à la clarté blafarde de la lune : appréciations sévères ou flatteuses, — beaucoup plus souvent flatteuses. B majuscules qui voulaient dire « Bien », ici, là et encore : T. B., T. B., Très Bien, Très Bien…

Ces petits signes à l’encre rouge surgissaient au clair de lune, témoins d’un passé mort, comme pour le réconforter, le confirmer dans l’estime de lui-même. Mais il restait mécontent, tourmenté. Ces devoirs d’écolier modèle, que de fois il les avait mis sous le nez de Laurent : « Tiens, voilà ce que je faisais à ton âge. Tâche d’en faire autant, si tu peux, » et chaque fois il avait espéré qu’Isabelle allait convenir qu’il était à l’âge de Laurent bien plus intelligent que Laurent, — lui donner raison, enfin, une fois une seule fois ! Mais elle se taisait, levait le menton d’un air indifférent, et même un jour il avait cru la voir hausser les épaules.

Il haussa rageusement les siennes en réponse à ce souvenir, dénoua les rubans et parcourut les feuillets un à un. D’abord, il y prit plaisir. Des naïvetés, au passage, le faisaient sourire. Ailleurs, il s’étonnait devant un raisonnement bien construit, recourait à la date marquée en tête de la copie à côté des initiales rituelles : A. M. D. G. (Ad majorem Dei gloriam). Ainsi, voilà comme il pensait, à dix ans, à douze ans à quinze ans ? Sans ces témoins, il n’en aurait rien su. Il n’aurait même pas su qu’il pensait du tout. De l’enfant, du jeune homme qu’il avait été, il ne se rappelait rien, sinon une impression vague et persistante de tristesse et de crainte. Et peu à peu cette idée supplanta le plaisir qu’il prenait à relire ces œuvres puériles, l’envahit et régna seule, dans sa désolation : c’est qu’il ne restait rien de lui en réalité c’est qu’il n’existait plus dans le passé, — absolument comme s’il n’avait jamais existé. Qu’était-ce que ces pauvres épaves de lui-même, des problèmes sur le débit des robinets, la classification des vertébrés un parallèle entre Roland et Achille, Olivier et Patrocle. (Roland est preux, mais Olivier est sage… le bouillant Achille… Le prudent Patocle…) des traductions de Virgile et d’Homère (ces raseurs), des formules algébriques, des figures de géométrie ? Où était-il dans tout cela ? Nulle part. N’importe quel bon élève aurait pu tracer à sa place les mots qu’il avait tracés. Alors, s’il n’était pas là, où donc était-il ? Nulle part. Évanoui, perdu, dissous, sans espoir de retour. Ces copies d’écolier n’étaient que fossiles, qui conservaient le grêle dessin impersonnel d’une structure d’esprit commune à toute une classe de ses semblables. Et lui, lui, Amédée Durras, lui, non pas un autre, il avait disparu comme ont disparu les formes de la période pré-carbonifère, dissoutes dans l’impassibilité minérale des roches cristallines. Et chaque jour il se dissolvait, sans espoir. Ses ouvrages, ses ouvrages… Étaient-ils autre chose que des devoirs d’écolier, de vieil écolier émérite ? S’il lui était donné de les relire, trente ans plus tard, n’éprouverait-il pas le même étonnement, la même sensation d’un mur infranchissable entre lui dans le passé et lui dans le présent ? Et si lui n’était pas capable de franchir ce mur à la recherche de lui-même, qui donc le franchirait ? Agenouillé sur le tapis, il fouilla dans le tiroir, en sortit une photographie collée sur un carton glacé, doré sur tranche. Elle représentait un collégien d’une douzaine d’années, posant gauchement pour le photographe, une main ballante, l’autre main appuyée sur le guéridon où reposait sa casquette. De grandes joues pâles, un grand front, des traits bouffis par l’âge ingrat, de gros yeux qui regardaient tristement devant eux, et sur toute sa personne, cet air mélancoliquement hydrocéphale, représentatif et mortuaire qu’ont les chrysanthèmes en pot.

Amédée considérait cette photographie au clair de lune. Lui, ça, lui ? Était-ce possible ? Il avait beau se le répéter, l’idée que ce collégien et lui présent étaient la même personne n’arrivait pas à s’imposer à son esprit. Cette effigie lui était aussi étrangère qu’un portrait de Louis XIV, — et il ne pouvait se persuader que le modèle de cette image eût réellement vécu, exactement comme pour Louis XIV qui n’avait pas plus de réalité pour lui que le centaure Chiron. On aurait dit que la photographie était consciente de son inanité. Le ton du citrate sur le papier glacé tournait au beige ivoire, et la lumière blafarde de la lune, tombant sur cette pâle figure, accentuait encore sa décoloration.

Amédée la rejeta dans le tiroir. Il venait de penser à Laurent, de le voir en train de jouer, à demi nu comme toujours, le torse hâlé et musclé, chaud, hardi, goulu, la lèvre vermeille, l’œil éclatant… Celui-là était bien vivant, — mais il n’échapperait pas plus que les autres à la dissolution, qu’Isabelle le voulût ou non. Et puis, qu’est-ce que cela pouvait lui faire, que Laurent fût vivant ou non ? C’est-à-dire… Bien sûr, il préférait qu’il fût vivant, cela ne souffrait aucun doute, car c’était tout de même son fils et il aurait eu du chagrin de le perdre, comme tous les pères. Mais en quoi l’existence de Laurent pouvait-elle l’aider dans cette recherche de lui-même ? Comment voulait-on qu’il se retrouvât dans un être différent de lui alors qu’il ne se retrouvait même pas dans son être propre ?

« Un autre moi-même, » ha ! ha ! c’était encore une belle balançoire ! C’était comme « les joies de la famille », « la paix du foyer, » « le ciel aux justes », « l’enfer aux méchants, » et « la plus grande gloire de Dieu », apposée comme un timbre sur une copie d’écolier !

Non, non, tout cela était duperie. L’amour, duperie. Le mariage, duperie. La paternité, duperie. L’espèce voulait se continuer et voilà tout, mais pourquoi faire ? Qu’était-ce que l’existence ? Duperie.

La clarté livide avait envahi toute la chambre. Au plus haut du ciel, la lune étincelante flottait dans l’éther, décrivait une fois de plus son orbite, planète morte, éclairée d’un reflet trompeur. Où allait-elle ? Nulle part. À quoi servait-elle ? À rien.

Amédée souleva un drap ruisselant de lumière froide, se glissa dans son lit et le sommeil miséricordieux l’engloutit aussitôt, comme il avait englouti Laurent.



Le Corbiau Gentil regardait fixement l’ombre, de branche de sorbier, que le vent balançait en mesure sur le mur éclatant.

Elle ne bougeait pas, cillait à peine. Ses pieds étaient glacés, ses mains glacées, ses joues brûlaient et son cœur battait faiblement, loin, loin d’elle, comme enfoui sous des masses de neige. Mais il battait encore trop fort, car à chaque battement, l’idée, l’idée intolérable, crucifiante, reprenait force et la peignait : « C’est moi qui ai fait punir Laurent… » « Il ne m’avait rien fait, il ne m’avait rien dit, il n’avait pas parlé de cette lettre pour me faire enrager, au contraire, puisqu’il avait dit qu’il « la » flanquerait dans le ravin, et c’est moi qui l’ai fait punir.

« Il ne cafarde jamais, il me défend toujours, il s’est fait battre pour moi le jour où l’oncle Amédée voulait me gifler et qu’il s’est mis devant moi avec ses poings serrés et son air à lui, et que l’oncle Amédée a hurlé de colère et l’a battu à tour de bras, — et c’est moi qui l’ai fait punir…

« Il avait confiance en moi. Lise avait confiance en moi, Isabelle avait confiance en moi et voilà que je l’ai fait punir…

« Quand j’ai eu mon angine, il faisait des dessins pour m’amuser et Lise me racontait des histoires pour m’amuser et Isabelle me faisait de la tisane au miel et des laits de poule à la fleur d’oranger, et ils ne quittaient pas ma chambre, et voilà que je l’ai fait punir…

« Je n’étais pas leur sœur et ils m’aimaient bien, je n’étais pas la fille d’Isabelle et elle m’aimait bien, et maintenant, comment m’aimeraient-ils encore, maintenant que je l’ai fait punir ?

« Je n’étais pas leur sœur, mais c’était tout comme, je n’étais pas sa fille, mais c’était tout comme et nous étions si heureux ! Mais comment ferons-nous pour être encore heureux, maintenant que je l’ai fait punir ?

« On était si heureux, tous, si heureux, on s’entendait si bien, tous ensemble, on n’avait qu’à se regarder pour se comprendre et quand Laurent avait fait une sottise on travaillait tous à la réparer, et quand il pleurait on travaillait tous à le consoler, on avait tous le même ouvrage et la même peine et moi je les ai tous trahis en le faisant punir…

« Et vraiment, il y aurait de quoi se tuer, de quoi sauter tout de suite par la fenêtre et que ce soit fini, mais ce serait trop simple et il faut que je vive pour avoir de la peine tous les jours et payer tous les jours mon imbécillité d’idiotie qui l’a fait punir…

« Et certainement ils ne m’aimeront plus, mais peut-être qu’ils feront semblant de m’aimer encore pour ne pas me faire de peine et moi je devrai faire semblant de croire qu’ils ne font pas semblant ; mais je saurai qu’ils font semblant et ce sera ma peine de tous les jours pour m’apprendre à l’avoir fait punir…

« Et cela n’aura jamais de fin, pour m’apprendre et je serai toujours malheureuse, toujours, toujours, pour m’apprendre… Et d’ailleurs, ça ne servira à rien d’être malheureuse, puisque ça n’empêchera pas que, tout à l’heure, je l’ai fait punir…

« Et je me demande s’il n’y a vraiment pas moyen de faire quelque chose qui ferait que ça ne soit pas vrai, qui ferait que je peux oublier et qu’ils peuvent tous oublier que je l’ai fait punir…

« Je me demande ce que je pourrais faire qui les rendrait extraordinairement heureux tous et moi extraordinairement malheureuse, mais heureuse au fond d’être malheureuse pour les rendre tous heureux… Et puisque c’est Laurent que j’ai fait punir, c’est lui d’abord que je devrais rendre heureux — et d’ailleurs quand il sera heureux tout le monde le sera, puisqu’il n’y a que Laurent qui nous empêche tous d’être toujours heureux, à cause de ce qu’il y a entre lui et l’oncle Amédée. Alors, si j’allais dire à l’oncle Amédée de me punir toujours à la place de Laurent et de me battre tant qu’il voudra à la place de Laurent, peut-être que tout le monde serait heureux et que moi j’arriverais à oublier cette nuit où je l’ai fait punir…

« Mais je me demande si l’oncle Amédée voudra et si ça lui fera la même chose que ce soit moi au lieu de Laurent. Je crois bien plutôt qu’il ne voudra pas et alors qu’est-ce que je peux faire, car il faut absolument que je fasse quelque chose ? Quelque chose de grand, quelque chose d’énorme, quelque chose d’incroyable et qui fasse que tout aille bien ?

« Peut-être que si je pouvais donner à l’oncle Amédée de la graine de pavot pour le faire dormir toute la journée et toute la nuit, ça irait bien. Mais il finirait bien par s’en apercevoir et ça n’irait plus. Et si je lui en donnais trop, ça le ferait mourir et j’aurais commis un crime. Mais peut-être que c’est ça justement que je devrais faire, pour m’apprendre à l’avoir fait punir, parce qu’on me mettrait en prison et on me couperait la tête, et ça ne serait pas trop. Et eux seraient bien tranquilles et heureux pendant ce temps-là. Seulement, tout de même, je ne sais pas si c’est bien ça que je devrais faire, parce qu’Isabelle dit toujours qu’il faut faire attention aux idées qui vous viennent et qu’elles ne sont pas toujours bonnes et qu’il faut les regarder avec elle, comme quand on trie les graines pour le semis du jardin. Alors peut-être que je ferais mieux de lui en parler d^abord, comme d’une idée qui m’est venue comme ça et tout à fait sans importance, simplement pour avoir son avis.

« Et si elle me dit que c’est une bonne idée, je la ferai, mais si elle me dit que c’est une mauvaise idée je ne le ferai pas, parce qu’elle a toujours raison et je chercherai autre chose pour leur faire oublier à tous que je l’ai fait punir… »

Elle regardait toujours l’ombre fantastique de la branche de sorbier, mais le sang recommençait à circuler dans ses membres, elle se sentait presque heureuse et se mit à faire jouer ses petites mains brunes dans la clarté et à mimer sur le mur l’ombre d’une poursuite, La main poursuivie se faisait toute petite, décrivait des méandres serpentins et brusquement disparaissait, comme avalée par le mur, cependant que la main poursuivante, désorientée, se tournait de tous côtés, balançant l’ombre d’une tête qui était l’ombre d’un index et ne trouvant plus rien sur le mur que le clair de lune et la branche de sorbier.

« Mais il ne comprenait donc rien, cet homme-là ? Cet homme intelligent, il ne comprenait donc rien à rien ? Non, pas d’espoir, il ne comprendrait jamais rien. Il ne comprendrait jamais l’effort exténuant qu’elle soutenait chaque jour pour préserver les enfants des conséquences du drame qui dévastait leur existence à tous les deux, cet antagonisme total, irrémédiable, dont personne n’était responsable et les enfants, grands dieux ! moins que personne. Cet antagonisme qu’elle avait pressenti lorsqu’ils étaient fiancés, — mais à ce moment-là elle s’imaginait qu’il fallait imposer silence à l’instinct et n’écouter que la raison, elle ne connaissait rien, elle n’était préparée à rien, elle était ce qu’il y a au monde de plus ignorant, de plus préomptueux et de plus désarmé : une jeune fille bien élevée, consacrée telle par l’opinion.

« Et maintenant, c’était trop tard. Il fallait vivre avec son malheur, — mais surtout, surtout, éviter que les enfants n’en fussent atteints. Ils étaient déjà trop clairvoyants, trop sensibles, terriblement précoces en tout. Elle redevenait enfant avec eux, pour les maintenir dans l’enfance et pour juger de tout à leur échelle, les comprendre, les connaître parfaitement, obtenir leur confiance. Elle s’appliquait à édifier pour eux un refuge de paix, d’harmonie, et là-dessus l’autre arrivait, aveuglé par sa jalousie de mâle, poussé par une rage de destruction, et tout était à recommencer.

« Si elle avait pu lui faire entendre raison, mais non, impossible, c’était comme une force de la nature ! « Et moi ! Et moi ! »

« Sur d’autres sujets, elle pouvait causer raisonnablement avec lui, et jouir parfois d’une illusion de concorde, mais dès qu’elle nommait les enfants, il s’emportait : « Votre absurde passion… votre idolâtrie… »

« Mais il ne comprendrait donc jamais rien à rien ? Certes, elle avait d’eux un amour, un orgueil, qui défiaient toute imagination. « Vous êtes monstrueuse, » lui disait-il quelquefois. Mais là encore, il tombait à faux. Ce mot ne signifiait rien du tout dans la bouche d’Amédée, car il s’appliquait seulement à l’indépendance de sa femme vis-à-vis des conventions et des usages et s’il avait pris la peine de regarder, il aurait vu que son anarchisme était tout superficiel, une simple révolte contre les habitudes du troupeau, et qu’elle aimait l’ordre intérieur. C’était précisément sa tâche à elle de faire triompher l’ordre sur le chaos, mais il ne s’en doutait pas.

« La nature profonde de ses sentiments, il ne la soupçonnait même pas, car s’il avait pu seulement entrevoir la violence surhumaine de ses affections et de ses haines, il en serait mort d’effroi, ce géologue.

« Eh bien, pourtant, cet amour, cet orgueil à la taille des dieux élémentaires et colossaux, cet amour, cet orgueil qu’elle avait d’eux étaient ramenés à la mesure humaine par sa lucidité qui ne lui faisait grâce de rien. Elle ne les « idolâtrait » pas, elle les voyait tels qu’ils étaient. Elle avait dénombré tous les penchants funestes de Laurent, sa répugnance à l’effort, sa violence, son fol orgueil — certes, d’un côté ou de l’autre, il avait de qui tenir, le pauvre petit, — et ce besoin morbide, mais si humain (si masculin surtout, pensait-elle) de faire souffrir ce qu’il aimait. Elle savait qu’il lui faudrait surveiller le point critique où l’agilité d’esprit de Lise pourrait tourner à la ruse, son optimisme enfantin à l’opportunisme, son effusion poétique au chimérisme cérébral. Elle s’appliquait à dépister Anne-Marie dans ses labyrinthes, à la délivrer de ses poisons, redoutant qu’elle n’eût hérité le don du mensonge qui était la seule originalité de sa mère, avec la dangereuse sensibilité du père, ce bon gros apparemment placide qui avait stupéfié tout le monde, en mourant discrètement de chagrin, le cœur rompu. Et encore, pour Anne-Marie, tout lui était plus difficile, tout pouvait échouer d’un moment à l’autre, car elle ne l’avait pas portée dans ses flancs et il n’y avait pas entre elles la mystérieuse communication des corps. Mais quelles que fussent les difficultés, il ne fallait pas se laisser rebuter, il fallait recommencer avec une patience inlassable le travail de Sisyphe de l’éducateur aux prises avec les puissances du sang. Et s’observer soi-même et soi-même s’élever, en sachant que chaque mot, chaque geste, sera retenu, copié, assimilé, deviendra substance vivante… Ah ! il croyait que c’était facile, qu’on n’avait qu’à distribuer des claques et des punitions et dire « c’est moi qui commande » ! Il croyait qu’elle ne faisait rien, que jouer avec eux du matin au soir et contenter leurs lubies ! Vraiment ! Il ne soupçonnait pas cette contention de chaque instant qu’elle s’imposait, cet effort dont tout son être craquait, pour rester calme devant ses interventions à lui, ses désastreuses interventions qui ruinaient en un clin d’œil l’ouvrage de sa journée, semaient la méfiance, la terreur et la haine, lâchaient tous les démons à grand’peine enchaînés. Il ne connaissait rien de ses désespoirs, quand elle échappait à un homme changé en bête fauve pour retrouver un enfant pareil à un possédé, ivre, écumant de rage, le blasphème à la bouche, le regard chaviré. Il ne savait pas qu’elle passait des nuits blanches, des nuits d’angoisse, à se demander si elle n’était pas vaincue d’avance, dans ce combat trop inégal, et la tentation qui lui venait, la tentation du grand repos où elle les aurait emmenés avec elle, pour avoir enfin la paix, pour les soustraire aux dangers. Non, non, il ne voyait rien, il ne sentait rien de ce qui se passait en elle, en eux, il ne se doutait pas du danger permanent qu’était la vie, avec cette volonté cachée dans tous les êtres, cette volonté obscure et tenace de retourner à la nuit, au chaos, à la condition farouche des bêtes, cette volonté qui le terrassait, lui, à chaque instant, — et voilà, voilà ce qu’il fallait étouffer quand on tenait de jeunes vies entre ses mains, de jeunes vies dont on voulait faire des lumières, et on ne pouvait y arriver que par les moyens lumineux, amour, confiance, non par les moyens obscurs et chaotiques, la terreur et les coups. Mais il ne voulait rien entendre, rien, la jalousie l’aveuglait, une véritable démence de jalousie, de haine. Pour le calmer, il aurait fallu penser comme lui, et elle ne pouvait pas penser comme lui, il aurait fallu délaisser les enfants et elle ne pouvait pas les délaisser. Alors ? Alors ?

« Ô l’homme, l’homme, être brouillon, malfaisant, destructeur, ébloui par son intelligence et pour tout le reste plongé dans les ténèbres, inférieur à la bête, incurablement niais, obtus, ridicule matamore campé sur le chemin de la nature et pensant lui barrer la route avec ses : « Et moi ! Et moi ? » Ah ! moi, moi, moi, moi apoplectique. Moi hideux, Moi mâle ! Les balayer de la surface de la terre, jusqu’au dernier, et respirer, enfin, respirer !… »

Elle crispait ses mains moites sur la barre d’appui de la fenêtre et la lune éclairait son visage blême et convulsé de passion et sa chevelure de ménade qui lui battait les flancs.

Le chien, en bas, s’était dressé contre le mur de la maison et gémissait de tendresse vers cette forme blanche.

— Mon bon vieux, dit Isabelle d’une voix soudain apaisée, ma bonne bête… Va, va, j’aime mieux un chien qu’un chrétien…

Elle mit ses cheveux en ordre, tendit l’oreille. Plus rien ne bougeait dans la chambre d’Amédée.

Un instant après, Isabelle était auprès du Corbiau qui ne dormait pas, qui n’avait pas l’air de vouloir dormir du tout et qu’elle emporta dans son lit. Chemin faisant, la petite lui demanda négligemment son avis sur une question sans importance, « histoire de savoir si c’était une bonne idée ou pas » et Isabelle sursauta :

— Oh ! non, non, c’est une très mauvaise idée, mon Corbiau, une idée à ne pas conserver une minute en tête ! N’y pense plus et dors.

— Ah ! bon, dit la petite fille. C’était simplement pour savoir, tu comprends…

Elle s’endormit dans le lit d’Isabelle, veillée par un regard pensif, sous des sourcils en pont chinois. Les rats dans le grenier faisaient un bruit incessant de bobines roulées, un sabbat de bobines de bois, affolées par le clair de lune.

Quand la respiration de la petite fille eut pris le rythme du sommeil, Isabelle sortit doucement, monta l’escalier, pieds nus, entra dans la chambre carrelée.

Les deux enfants dormaient sous une nappe de clarté. Laurent faisait la moue, comme lorsqu’il dessinait, avec la même expression d’abandon apparent et d’attention profonde, mais ses longs cils exactement joints dessinaient la courbe du parfait repos. La lumière lunaire était si crue qu’on pouvait distinguer comme en plein jour la teinte brune qui fardait naturellement ses paupières et les prolongeait vers les tempes comme un trait de sépia. Lise esquissait encore le geste de le tenir par le cou, mais ses mains avaient lâché prise et son bras potelé, laiteux, chargeait d’un poids léger la poitrine de son frère. L’ombre d’un sourire creusait encore la fossette de sa joue et elle avait l’air d’écouter, toute endormie, ce que lui racontaient ses boucles.

Isabelle ne pouvait se rassasier de les regarder tous les deux, lavés de clarté, reposant dans leur beauté de fleur, dans leur nacre. Une sensation indéfinissable l’envahissait. Elle avait l’impression de les découvrir comme dans un conte oriental ou une légende grecque. Ils représentaient quelque chose de précieux, d’unique, que toutes les puissances de la nature avaient contribué à former. Ils étaient la perle marine, l’or et le sel gemme, Amour et Psyché. Ils s’étaient lentement formés en secret, loin de tout, cachés à tous les yeux, recouverts pendant des lustres et des lustres par les puissances murmurantes qui travaillaient à leur achèvement et quand l’heure était venue, les puissances murmurantes s’étaient retirées pour qu’elle vînt les découvrir, au fond. Au fond de quoi ? Au fond de tout. Au fond de la mer, au fond du ciel, au fond des légendes et des songes, au fond des idées, au fond de la vie, au fond du temps. Ils étaient tous les trois au fond, protégés, paisibles, eux endormis, elle éveillée. Et les puissances murmurantes, la mer, le vent, le clair de lune, faisaient cercle autour d’eux et la clarté musicale frémissait à son oreille : « Regarde, nous te les avons donnés. Regarde et garde-les bien. »

Isabelle tremblait de la tête aux pieds, les mains jointes devant ses enfants endormis et les larmes ruisselaient, sans qu’elle s’en rendît compte, sur son visage transfiguré.

Qu’elle était heureuse, mon Dieu, qu’elle était heureuse ! Y avait-il jamais eu au monde une créature aussi heureuse qu’elle ?

Quand elle redescendit — au bout de combien de temps, elle ne savait — elle retourna s’accouder à sa fenêtre. Elle était trop heureuse pour dormir, le sang lui battait dans les veines, des milliers de cœurs lui battaient dans le sang.

« Comment avait-elle pu se plaindre et douter, tout à l’heure ? Alors qu’elle les avait à elle, et la vie devant eux — et en eux et en elle cette force de l’esprit qui les sauverait tous ? Ils seraient des lumières, ils avaient tous en eux de quoi devenir des lumières, c’était écrit sur leur front.

« Laurent, ah ! Laurent, son port de tête si fier, ses sourcils nets, ses yeux, ses magnifiques yeux tendres et veloutés… Quand il descendait furtivement à l’aube pour voir lever le soleil, caché avec Chientou dans le champ de pommes de terre… Elle les voyait tous les deux de sa fenêtre, le garçon accroupi dans le feuillage sombre et tenant le cou du chien tourné vers l’orient, comme pour lui apprendre à regarder le lever du soleil avec des yeux d’homme et le chien avait l’air de comprendre, il aboyait à petits coups brefs et nuancés, comme une conversation… Et quand Laurent revenait vers la maison, sa petite culotte de toile bleue collée à ses reins par la rosée, il apercevait sa mère à la fenêtre et lui souriait, sans s’étonner de la découvrir là à cette heure, puisqu’elle ne dormait jamais, puisqu’elle était partout… Et quand elle composait ses bouquets, et qu’il lui donnait son avis, le regard attentif : « Vois-tu, Ma Gentille, ce qui manque là, c’est du jaune… » Il avait toujours raison, il en savait plus long qu’elle qui croyait pourtant bien connaître l’art de faire des bouquets, — mais c’était si beau qu’il en sût plus long qu’elle !… Et ce jour où il lui avait dit, après avoir vu la femme de l’aubergiste de Saint-Jeoire, dont le visage violet et poilu ressemblait à une groseille à maquereaux trop mûre : « C’est drôle, Ma Gentille. Il y a la femme, mais toutes les femmes ne ressemblent pas à la femme… » Et cette autre fois où il l’avait trouvée en train de pleurer et où il lui avait pris la main pour la poser contre sa joue : « Ma toute petite, comment peut-on te faire pleurer ? Mais c’est vrai qu’il y a bien des pays où on mange les rossignols… » Ah ! quel poète il serait plus tard, quel philosophe, quel peintre, quel musicien !

« Et Lise, quelle adorable créature ne serait-elle pas ! La figure de la joie sur la terre, un éblouissement vivant, voilà ce que serait plus tard la Zagourette. C’était ce qu’elle avait voulu, ce qu’elle avait demandé de toutes ses forces, dans cette église où l’orgue jouait l’andante de la Sonate pathétique, — et elle, effondrée sur un prie-Dieu, pleurait, pleurait comme on saigne en demandant de toutes ses forces que tout ce qu’elle souffrirait retombât en joie sur l’enfant qu’elle attendait, — puisque Dieu était un marchand, puisqu’il fallait payer, au plus haut prix, tous les bonheurs d’ici-bas… Elle avait payé sans discuter, et Lise était née, blanche et or, pétrie de joie des pieds à la tête. Rien qu’à la regarder, on oubliait souci, chagrin, colère, on était forcé de rire et de croire au bonheur. Est-ce que ce n’était pas un beau cadeau qu’elle allait faire au monde ?

« Ils seraient des lumières, par le cœur ou par l’esprit. On les admirerait, sans comprendre pourquoi ils étaient si différents des autres.

« Elle seule comprendrait, elle seule qui les aurait amenés là et qui saurait ce qu’ils lui avaient coûté. Et quand elle les aurait amenés là, elle ne demanderait plus rien, elle pourrait se dessécher, comme une vieille racine qui a donné tout son suc. L’ordre du monde le voudrait ainsi et il n’y avait pas à se révolter contre l’ordre du monde, ni à réclamer une récompense extraordinaire pour l’avoir suivi.

« Elle ne demanderait plus rien, elle aurait atteint son but et savouré sa vengeance : la stupéfaction d’Amédée quand il les verrait dans leur gloire, quand il les verrait enfin, pour la première fois de sa vie et qu’elle pourrait lui dire : « Voilà ce que j’ai fait, seule. Seule, sans vous, malgré vous… homme ! »

« Et là-dessus, il pourrait aller au diable, s’il voulait. Elle ne chercherait pas à lui rendre le mal qu’il lui avait fait. Non par esprit chrétien, — elle en avait fini avec la pleurnicherie chrétienne et le mot « pardon » ne signifiait rien pour ceux qui avaient un vrai cœur dans une vraie poitrine. Par contre, le mot « dédain » disait très bien ce qu’il voulait dire.

« Amédée ? Ce n’était pas de sa faute s’il ne comprenait rien à rien. Ce n’était pas de sa faute si l’instinct qui éclairait les femmes aveuglait les hommes. Il ne pouvait rien changer à l’ordre du monde, ni elle. Qu’il cherchât sa vérité tout seul, s’il en était capable ! C’eût été perdre son temps que d’essayer de contenter ce qui, par nature, ne pouvait être contenté, — et elle n’avait pas de temps à perdre. S’il n’avait pas encore compris que le « moi » était sacrifié d’avance dans l’ordre du monde, tant pis pour lui : il était assez grand pour trouver sa vérité tout seul, il avait étudié pour cela pendant des années et elle, elle n’avait pas de temps à perdre. »

Accoudée à sa fenêtre, les cheveux pleins de nuit, les épaules baignées de lune, elle contempla longtemps ce paysage à sa mesure : la vaste et sauvage étendue où rien, ni maison, ni fumée, ni cri, ni soupir, ne décelait la présence des hommes, le moutonnement indéfini des montagnes bleues écrasées par la perspective, sous la lumière étale, et la pleine lune au zénith, catapulte lancée qui ne connaissait rien d’autre que la nécessité de son mouvement.

Enfin elle fut se coucher, à côté de la petite fille qui respirait paisiblement, — et elle glissa dans le sommeil par paliers insensibles, en se retenant au bord de l’inconscience.

Un engourdissement poreux, fluidique, la recouvre, laissant à nu des plages de peau sensible qui frémissent, des paupières qui battent, une ouïe qui se tend vers les bruits, les menaces possibles. Et pourtant, elle dort.

De grands nuages ourlés de roux fuient en sens inverse du flottement de la lune. En haut, en bas, océan. Partout, navires. Le plateau vogue, avec ses maigres champs, sa ferme et sa maison. La maison vogue, la maison des Bories, avec sa cargaison de destinées, ses douleurs à fond de cale. Dans le grenier les rats ont cessé de faire rouler des bobines. Ils galopent maintenant à fond de train, droit devant eux, chaussés de bottes.

Un à un, les nuages disparurent, cardés par le vent, bus par le ciel profond. L’immobilité vivante de la lumière lunaire régna seule, sur le paysage arrêté. Le bruit de ressac du vent dans les sapins soutenait le silence, haleine rythmée d’une marée lointaine.

Vers la fin de la nuit, la lune, disparaissant derrière la montagne, emporte le vent. Calme plat jusqu’à l’aube. Puis se lève un vent nouveau, un vent jeune et joueur, qui traîne un sillage soyeux de chuchotements d’herbe. Et la caille, dans les seigles, commence à appeler ses petits.