Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 185-187).


XIII


Le plan de Carl-Stéphane comportait deux morts : celle de M. Durras et la sienne. Ainsi, pensait-il, son geste demeurerait pur. Il délivrerait tout le monde, — sa victime elle-même, engagée dans une impasse, exécuterait l’ordre du destin qui, durant ces huit derniers jours, avait parlé à sa conscience un langage impérieux et s’offrirait du même coup à cette justice supra-terrestre, dont il ne doutait pas, bien qu’il n’en pût concevoir la forme.

Quant aux conséquences terrestres de son acte, il n’y avait jamais songé, lorsqu’il vagabondait en gesticulant à travers la campagne, aux alentours de Chignac, ou s’avançait sur la route jusqu’au grand hêtre qui l’abritait dans son feuillage pendant des heures, immobile, perdu de contemplation, enivré de certitude et de sacrifice, extasié de désespoir.

Tout à l’heure, lorsque la voiture était passée sous l’arbre, et qu’il avait entendu monter vers lui la voix joyeuse des enfants, le bonheur des holocaustes l’avait transpercé de part en part, l’avait cloué à sa branche, tel un clou d’acier géant. Et son esprit avait glissé hors du temps, jusqu’au moment où la pression de son pouce sur la crosse du revolver et de son index sur la gâchette se fondirent tout à coup en une seule sensation, où il entendit une détonation, accompagnée d’une courte flamme, vit tomber un homme et comprit que c’était lui qui venait de tirer. Alors tout s’abolit dans une stupéfaction sans limites.

Du sang, des cris, un homme chancelant qu’une femme et un enfant hissaient péniblement dans une voiture, tout seuls sur une route déserte, sous le crépuscule d’orage… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Lui, l’auteur de ce tumulte lamentable ? Jamais, jamais il n’avait voulu cela. Il avait tiré sur un simulacre, il attendait… Qu’attendait-il ? Tout, sauf ce qu’il voyait. Cela ne ressemblait à rien. Ce n’était même pas tragique. C’était pitoyable et désordonné : un homme affalé sur les coussins tachés de rouge, une jeune femme en chapeau et en costume tailleur qui tirait le cheval par la bride comme un roulier, et des petites jambes nues d’enfant qui trottaient sous la pluie. Ils s’en allaient, tous ensemble… Quel sens trouver à cela ? Et maintenant ? se tuer ? Pourquoi faire ? Cela ne signifiait plus rien.

Il regarda machinalement ses doigts écartés, qui avaient laissé choir le revolver. Ses longs doigts blancs, féminins, irresponsables. Et tout à coup, il pensa ; « Je lui ai tiré dans le dos ». Cette idée le redressa, le poussa le long du tronc, jusqu’à la route et il se mit à fuir sous l’orage, le cerveau bourdonnant, criblé, affolé par l’idée qui devenait le battement de ses artères, le rythme de sa course, le mouvement de sa respiration, la substance de son sang : « je lui ai tiré dans le dos »…



Ludovic se dressa au sommet du talus, le dévala en deux enjambées et s’approcha du hêtre, qu’il considéra de bas en haut, avec curiosité et une sorte d’estime gouailleuse. Son mauvais sourire lui tirait la lèvre de biais, comme un mégot, — et il ne trouvait à dire, en secouant la tête, que ces trois mots à la fois subjugués et menaçants :

— Ben, mon gars… ben, mon gars…

Son pied heurta le revolver dans l’herbe. Il le ramassa et le coucha dans la paume de sa main droite, en le flattant de la main gauche, comme il aurait fait d’un cheval. Décidément, la chance était pour lui. Avec cette petite pièce à conviction, il les tenait. Elle pourrait toujours lever le menton. Avait-il eu du flair, non mais, avait-il eu du flair, en laissant sa femme à Clermont pour venir surveiller le Kürstedt ! Jamais il ne l’aurait cru capable de ça, cet efflanqué !

— Ben, mon gars… Ben, mon gars…

Il tendait le cou, pour tâcher d’apercevoir encore la haute silhouette dégingandée qui avait fondu dans le crépuscule, sous un voile de pluie sifflante.

— Cours toujours, mon fils, dit-il tout haut. Tu n’iras pas loin.

Ce triomphe le payait en une fois de toutes les servitudes. Enfin, il était le maître de quelque chose et de quelqu’un. Il tenait deux vies entre ses mains, il pouvait faire souffrir, il était riche.

Par une bravade plus ou moins consciente, il s’adossa au tronc du hêtre, qu’il sentait bouger sous son épaule lorsque les assauts du vent tordaient sa ramure fouettée de pluie. Le danger de la foudre ? Peuh ! Sa chance ne le rendait-elle pas invulnérable ? Se fait-on écraser lorsqu’on vient de gagner le gros lot ? Solidement piété sur le sol, le dos à l’arbre, Ludovic défiait les éléments, enivré par la complicité des circonstances.

Il fut foudroyé en pleine certitude, lorsque la décharge s’abattit sur le grand hêtre. La terre et les nuages réglaient leurs comptes aveugles et Ludovic n’eut pas le temps de s’étonner de ce démenti infligé à sa confiance. Une gifle géante l’écrasa sur le sol. Cela ne fit guère plus de bruit que l’éclatement d’une noix plaquée par le vent d’automne sur la route dure. Mais la grosse branche du hêtre, tranchée vive, s’abîma dans un fracas soyeux, recouvrit le corps inerte avec un tremblement inextinguible de personne vivante.