Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 177-184).


XII


Lise avait deviné juste. M. Durras rentrait content. Pareil à ces collégiens qui n’aiment le collège que durant les vacances, il regrettait la vie de famille aussitôt qu’il en était privé.

Pourtant, cette période de service militaire avait passé plus vite qu’il ne l’aurait cru, grâce à un petit quelque chose qui lui avait donné beaucoup de satisfaction.

Le petit quelque chose possédait en propre un nez court et très blanc, qu’un drôle de mouvement de physionomie abaissait du bout et dilatait des narines comme celui d’un chien qui flaire le gibier, au-dessus d’une grande bouche mollement ondulée, mais d’un rouge saisissant qui la rendait visible d’aussi loin qu’un signal d’aiguillage.

Et, ma foi ! peut-être bien qu’il la reverrait, car elle avait éveillé en lui, certainement, plus qu’un désir banal. Elle était si sentimentale ! Elle avait eu tant de chagrin de le quitter ! C’était, au fond, une nature idéaliste qui n’avait pas la vie qu’elle méritait, comme bien d’autres. Une petite femme déclassée qui aurait fait une excellente épouse, au fond, si elle avait trouvé un homme capable de la comprendre. Elle était pleine de bons sentiments, délicats, désintéressés. Elle l’avait mené chez le meilleur confiseur de la ville pour choisir des bonbons pour les enfants et avait paru si étonnée quand il lui en avait offert une boîte… Oui, peut-être qu’il lui demanderait de venir le retrouver, de temps à autre, au Puy ou à Clermont. Bien entendu, il lui enverrait le prix de son billet, en deuxième classe. Deux, trois jours ensemble, cela lui ferait de petites vacances. La vie de reclus qu’il menait aux Bories ne lui valait rien, au fond. S’ils avaient vécu dans une grande ville avec des distractions à leur porte, Isabelle et lui n’en seraient jamais venus à se quereller comme ils le faisaient. Il n’y avait aucune raison, à y bien réfléchir, pour qu’une femme comme elle, intelligente et d’un caractère sérieux, n’appréciât pas un homme comme lui. C’était la faute aux circonstances, uniquement.

Il jeta sa cigarette, baissa la vitre du compartiment. Le train entrait en gare. Isabelle était là, avec les enfants. Il trouva qu’elle avait embelli pendant son absence et lui fit signe de la main, avec un sourire auquel elle répondit.

Au sortir de la gare, il s étonna de ne pas trouver Ludovic. Isabelle le mit au courant, insistant sur le caractère louche du garçon, sur ses allées et venues dans la maison, la dernière nuit.

— Allons donc ? disait M. Durras, levant des sourcils stupéfaits. Et moi qui n’étais pas là ! Vous avez dû avoir peur, toute seule avec les enfants ?

À vrai dire, elle ne se souvenait pas d’avoir eu peur. Elle se souvenait d’avoir fait le guet, tout le corps en éveil, avec le désir obscur de se servir de sa hachette, et le désir contradictoire d’entendre Ludovic remonter dans sa chambre. Elle répondit cependant qu’en effet elle n’était pas rassurée et Amédée parut content.

Ils continuèrent à parler de ces événements, du ménage de domestiques qui devait arriver dans deux jours, de l’arrangement actuel, avec Clodomir.

— Parfait, parfait. Vous avez très bien fait.

C’était intéressant, ces nouvelles de la maison. Cela vous donnait une espèce de sentiment de supériorité, cet échange de menues informations qui n’intéressaient qu’un petit groupe de personnes privilégiées, celui-là même dont vous faisiez partie. Oui, malgré les discordes et quel que fût l’attrait des aventures passagères, cela existait, le foyer.

Il passa l’index sous le lobe de l’oreille d’Isabelle, car il avait pris place sur le siège d’avant, à côté d’elle, qui conduisait.

— Et alors, vous, Isabelle, cela va bien ?

Elle répondit en souriant ; « Très bien, très bien, » et lui jeta un coup d’œil étonné et investigateur dont il fut un instant gêné. Mais il ne lui en voulut pas.

— Et Kürstedt, à propos ? A-t-il bien travaillé ?

— Il doit être à Paris depuis huit jours. Mais je pense qu’il reviendra bientôt,

— Il vous a fait la cour, hein ? demanda-t-il en lui serrant le haut du bras, par plaisanterie.

Cette idée qu’on pût faire la cour à une femme aussi froide que la sienne l’amusait prodigieusement.

— Prenez donc garde aux enfants, murmura Isabelle d’une voix basse et rapide.

— C’est vrai, les enfants…

Il se retourna vers le fond de la voiture. Lise, les mains aux genoux, se penchait vers son frère, secouait ses boucles en riant.

— Tu vois, j’ai déjà à moitié gagné. Qu’est-ce que tu me donneras, en pour ?

— Macache, dit Laurent. On avait parié sans enjeu.

— Ah ! zut, c’est vrai. Eh ! bien, ça fait rien, Tu m’embrasseras quand même, dis, mon z’animal ?

— Tais-toi ! souffla Laurent.

Il venait de s’apercevoir que leur père les écoutait. Amédée retrouva sur le visage du petit garçon cette expression de méfiance animale qu’il ne pouvait souffrir. C’était sa première impression désagréable depuis le retour. Lise était incomparablement plus gentille et plus intelligente, pensa-t-il. Au moins, elle n’avait pas peur de lui. Fallait-il qu’un enfant eût la conscience chargée pour avoir peur de son père !

— Qu’aviez-vous parié, Lise, raconte-moi ça ?

Elle n’hésita pas.

— On avait parié que tu nous rapporterais des bonbons.

On, qui ça on ? Toi, tu avais parié pour les bonbons. Et Laurent, pour quoi avait-il parié ?

— Laurent ? Eh bien, Laurent, il avait parié pour des pétards.

— C’est toi qui as gagné, dit M. Durras en souriant, tu auras la part de ton frère. Et toi, Anne-Marie, tu n’avais rien parié ? Pourquoi me regardes-tu avec ces yeux ronds ? On dirait que tu ne me reconnais pas ?

— Oh ! mais si, oncle Amédée, répondit une petite voix sage, à peine perceptible, du fond des coussins.

Amédée se retourna vers sa femme. Avec les enfants, la conversation était vite épuisée.

— Je crois que nous aurons tout juste le temps de rentrer, dit-elle en désignant du bout du fouet les nuées basses.

La nuit approchant avec l’orage, la campagne prenait un aspect cadavérique. Des masses de violet cendreux s’accumulaient au creux des haies, comme un reflet pâli des nuages violet noir, couleur de plaie empoisonnée, qui descendaient lentement vers la terre, d’une seule pesée. Tout se taisait, sauf l’appel monotone que lançait par intervalles un crapaud perdu dans un champ, — et cette note cristalline et résignée s’élevait tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt près, tantôt loin, faible, unique, obsédante, omniprésente inoubliable.

Lorsqu’ils arrivèrent au bas de la dernière côte, des roulements de barriques encore sourds et lointains préludaient de l’autre côté du plafond de nuages. Mais on apercevait déjà la maison et Chientou arrivait ventre à terre, fou de joie, se roulait aux pieds d’Isabelle, bondissait dans la voiture pour répondre aux cris des enfants, s’échappait, revenait, saluait enfin Amédée d’une flairée diplomatique et d’un va-et-vient de queue courtoisement protocolaire.

Tout le monde était descendu pour soulager la jument que Laurent guidait par la tête, tirant avec elle à plein collier. Les petites filles allongeaient le pas pour essayer de rattraper Laurent et M. Durras venait par derrière, sa femme à ses côtés.

Comme on dépassait le grand hêtre, de larges gouttes, molles et lourdes comme du mercure, étoilèrent la poussière,

— Voici la pluie, dit M. Durras. Dépêchons.

À peine avait-il fini de parler qu’une sèche détonation craqua. Il fit un geste du bras et tomba sur les genoux.

Dans le tumulte qui s’ensuivit, personne ne prit garde à Chientou qui se dressait contre le tronc du hêtre en aboyant furieusement. Personne, sauf le Corbiau Gentil qui serrait ses deux bras repliés contre ses côtes, ne disait mot, ne bougeait pas et regardait tout, de ses yeux dilatés dans une face livide. Lise poussait des cris perçants. Laurent, avec le sang-froid surprenant de certains nerveux, avait d’abord calmé la jument et maintenant il aidait sa mère à hisser le blessé dans la voiture. Il vit du sang sur ses mains, ferma les yeux et serra les dents,

— Qu’est-ce que c’est ? Que s’est-il passé ? demanda M. Durras d’une voix mince, faible, plus émouvante encore que la vue du sang.

Isabelle secoua la tête, comme pour signifier : « Je ne sais pas, je ne sais pas. » La crispation de ses mâchoires l’empêchait de parler.

— Maman, sanglotait Lise, est-ce qu’il va mourir ?

Elle fit « non, non » de la tête.

— Pleure pas, dit Laurent, on n’a pas besoin de çà. Allez, donne-moi la main, viens. Viens, Corbieau, reste pas plantée comme une souche. T’inquiète pas, Ma Gentille, je m’occupe des gamines.

Isabelle saisit la bride de la jument et tira comme si toute son énergie était passée dans son poignet.

La montée s’acheva sous une pluie battante, parmi les roulements incessants qui se rapprochaient. Laurent avait jeté une couverture sur les épaules des filles et se laissait mouiller.

Au moment où le cortège arrivait à la barrière du jardin, un fracas semblable à la chute verticale d’une énorme pile d’assiettes éclata derrière eux, sur la route, accompagné d’une lueur fulgurante.

Psshiiou, fit Laurent, sifflant entre ses dents. Celui-là n’est pas tombé loin.

M. Durras avait perdu connaissance. Laurent proposa d’aller chercher Clodomir pour aider à le transporter. Isabelle fit « non », de la tête, courut chercher une chaise ou elle assujettit à l’aide de deux serviettes nouées ce corps tragiquement inerte et en réunissant leurs forces, ils parvinrent à le transporter dans la maison. Un cordial le ranima pendant qu’Isabelle lui dénudait le torse et lavait la blessure, — un petit trou rond à la hauteur de l’omoplate gauche. Quand elle eut achevé un bandage sommaire, elle courut chercher des vêtements secs, fit signe aux enfants de se déshabiller, entassa du papier et des fagots dans la cheminée, y jeta une allumette, s’engouffra dans le couloir, revint enveloppée d’une limousine qui lui tombait jusqu’aux pieds, un béret de laine blanche enfoncé sur les cheveux, désigna du bras la direction de Chignac et disparut. Une minute après, on entendait le roulement de la voiture décroître et se perdre.

Laurent traduisit pour son père, d’un ton rassurant, plein de promesses :

— Elle va chercher le médecin. N’aie pas peur, elle sera bientôt de retour.

M. Durras hocha la tête, ferma les yeux et s’appuya sur ses oreillers, dans le fauteuil où on l’avait assis. Il était encore plus pâle que d’habitude et respirait péniblement, les traits crispés par une expression de souffrance.

Le frère et la sœur se dévêtirent devant le feu flambant et crépitant. Le Corbiau ne bougeait pas, les yeux fixés sur Amédée. Laurent la secoua par le bras.

— Qu’est-ce que tu attends pour te déshabiller ? Enlève-moi ça, ouste, c’est trempé.

La petite fille poussa un profond soupir, défit ses sandales et retira sa robe, avec des gestes lents, suspendus, de nageur entre deux eaux.

Quand ils furent assis tous les trois, bien au sec, devant la cheminée, le Corbiau se pencha vers Laurent, chuchota très bas :

— J’ai vu celui qui a tiré. C’est un petit gros, avec une casquette.

— Où ça ?

— Dans le champ, derrière les arbres. Il s’est sauvé tout de suite.

— Je n’ai rien vu, dit Laurent, tu es bien sûre ?

Elle hocha la tête.

— Sûre. Je le dirai aux gendarmes. Et toi qu’est-ce que tu diras ?

— Rien, puisque je n’ai rien vu.

— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Lise en poussant sa frimousse curieuse entre leurs têtes rapprochées.

— Rien, coupa Laurent, d’un ton sévère.

Des sourcils et des lèvres, il fit signe au Corbiau de se taire. C’était là des soucis de grande personne.

— Si, reprit Lise en secouant ses boucles. Le Corbiau te raconte une z’histoire sur celui qui a tiré.

— Comment, une histoire ? protesta le Corbiau d’un air inquiet.

La petite fille se rapprocha encore et demanda mystérieusement :

— Est-ce qu’il était habillé en facteur ?

— Tu dis des âneries, coupa Laurent. C’était un petit gros avec une casquette et… attends, attends… oui, je crois bien qu’hier j’ai vu un petit gros, justement, avec une casquette, rôder autour de la maison à l’entrée de nuit. Et même je suis rentré pour prendre mon pistolet et quand je suis ressorti le type avait fichu le camp.

— Tu vois, appuya le Corbiau avec conviction. C’était lui. Il faudra le dire aux gendarmes.

Lise regardait le feu. Du moment que le « type » n’était pas habillé en facteur, ce n’était pas un contre-facteur, et ce n’était plus du tout intéressant. Elle se tourna vers son père, hocha la tête en le considérant d’un air apitoyé. Encore un peu de patience. Tout à l’heure, « dans cinq minutes, » on entendrait la voiture, la Z’amie ouvrirait vivement la porte en annonçant quelque bonne nouvelle et le blessé serait guéri.

Il faisait maintenant tout à fait noir. Les éclairs craquants et fulgurants éblouissaient les vitres, presque sans interruption et à chaque fois, la pluie redoublait de violence sous les décharges, comme une toupie sous le fouet.

— Sa Gentille qui est dehors… murmura Laurent.

Tous les trois se regardèrent avec une telle anxiété que Lise n’y put tenir, chercha du réconfort.

— Chientou est avec elle… dit-elle avec élan.

Les deux autres lui jetèrent un regard incertain et tout le monde se tut, pliant les épaules sous l’attente interminable, dans la maison qui n’était plus défendue.