Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 188-196).


XIV


Une peur imprécise, glaçante, serrait Isabelle à la nuque et la volonté d’avancer quand même lui bandait le menton, tendu, raide et douloureux sous la pluie. Elle s’efforçait de ne penser à rien, ni au danger présent, ni à l’angoisse qui lui scellait les mâchoires, ni aux enfants restés tout seuls à la maison, ni aux suites probables de cette tragique aventure. Elle s’appliquait à bien tenir les rênes et à rester calme, pour ne pas affoler la jument. Chientou, dressé sur ses pattes de derrière, posait les pattes de devant sur le siège, près de sa maîtresse, mais à chaque fois qu’une lézarde fulgurante et tonnante déchirait l’obscurité, il se rejetait dans le fond de la voiture avec un gémissement humble. Isabelle aurait voulu lui parler, elle ne le pouvait. Elle tira sur les guides en voyant un tas de branchages abattus en travers de la route, arrêta la voiture et sauta à terre pour écarter l’obstacle. Le chien se mit à hurler lugubrement et la jeune femme cria, les dents ouvertes par un élan panique, lorsque son pied heurta un corps étendu sous les branches.

Elle revint en courant vers la voiture, foula le chien, tête et flancs, sous ses mains affolées en lui criant de se taire. La jument pointait les oreilles et commençait à danser. Isabelle se dompta pour lui parler d’une voix normale et quand la bête fut calmée, elle était calme aussi. Elle décrocha la lanterne, en se disant avec une sorte d’insensibilité anesthésique qu’il fallait montrer à cette femme ce qui l’attendait, là-bas, et qui devait être le comble de l’horreur. Ensuite, elles tiendraient conseil.

La surprise lui arracha un autre cri, un cri de soulagement farouche ;

— Ah ! Ludovic ! C’est Ludovic ! Ah ! c’est trop beau ! Ah ! la crapule ! c’est trop beau !

La lumière jaune de la lanterne, constamment dévorée par la lueur des éclairs, tombait sur la face intacte de Ludovic, yeux béants, bouche ouverte, et sur le haut de son corps. Le revolver brillait contre son flanc, comme un innocent caillou noir tombé au milieu des feuilles.

Isabelle recouvrit le cadavre en frissonnant et se redressa. Il lui semblait qu’elle n’avait plus rien à faire sur cette route. Mais si : il fallait aller chercher le médecin à Chignac, téléphoner au Puy pour faire venir un chirurgien, si le médecin se déclarait incompétent…

La jument renâclait de terreur en franchissant l’obstacle, tenue par la bride sous le mors. Elle partit comme un trait dès qu’Isabelle fut remontée sur son siège. C’était, par bonheur, une bête docile et paisible, qui ne s’était jamais emballée de sa vie et qui possédait une vieille expérience des orages, même aveuglants, cinglants et tourbillonnants comme celui-ci. Mais elle conserva de cette course une extrême nervosité en face des branchages tombés qui barraient une route, recouvrant on ne savait quoi.

Elle allongeait le trot, allongeait le cou, et battait des quatre fers quand une rafale de vent lui envoyait en travers des pattes, à la volée, un grand coup de pluie froide.

— Stop ! cria Isabelle en tirant sur les rênes. Où allez-vous ? Montez !

Carl-Stéphane leva sur elle un visage sans regard. Il posa un pied sur le marchepied, saisit d’une main le montant du siège, mais il lui fallut s’y reprendre à trois fois avant de parvenir à coordonner ses mouvements. Il ruisselait comme un rat tombé dans une flaque. Isabelle le regardait, les yeux agrandis, la bouche tordue par une grimace de stupéfaction douloureuse. C’était donc vrai ? C’était donc vrai ?

Elle craignait et appelait ses premiers mots. Il se pencha vers elle :

— Je lui ai tiré dans le dos, articula-t-il péniblement avec un accent étranger beaucoup plus prononcé qu’à l’ordinaire.

Elle remit machinalement la jument au trot, d’un clappement de langue. Il ne fallait pas perdre un instant, Chientou poussait son nez contre les vêtements trempés du voyageur.

— Ce n’est pas possible ! marmottait Isabelle, parlant à la nuit, à la pluie. Ce n’est pas possible !

Elle tourna brusquement la tête vers lui, pour le regarder, pour se convaincre. Il sentit son mouvement, la regarda aussi :

— Moi, moi, reprit la voix lente, appliquée et gutturale, je lui ai tiré dans le dos. Je lui ai tiré dans le dos.

— Il faut que vous soyez devenu fou ! Comment avez-vous pu…

La tête de Carl-Stéphane s’inclina sur sa poitrine. Il soupira profondément et murmura quelque chose pour lui tout seul. Isabelle se pencha. Il répétait :

— Je lui ai tiré dans le dos…

— Il n’est pas mort, dit-elle. Il ne mourra pas. Oh ! comment avez-vous pu… Mais qu’espériez-vous donc ? s’écria-t-elle avec une soudaine violence.

Pas de réponse. La pluie mâchait à millions de mâchoires le gâchis boueux des ornières. Un craquement sec éclata sur la droite et une petite bille de feu bien ronde serpenta vivement sur la route inondée, à deux pas de la voiture, preste et joueuse, à la manière d*un lézard ou d’une souris. Elle s’éteignit en chuintant et l’averse redoubla, avec des sifflements, des assauts forcenés.

— À quelques centimètres près… pensa Isabelle.

Soudain elle se dressa toute droite, comme hallucinée. Elle venait de voir en imagination ses enfants orphelins.

Non, non, n’y pas penser, chasser cette idée. Deux secondes de plus, elle allait se mettre à hurler comme le chien, tout à l’heure, à courir follement vers la maison, à travers la tempête.

Elle se contraignit à se rasseoir, rassembla les guides. Carl-Stéphane, à côté d’elle, se laissait ballotter par les cahots de la voiture, les coudes aux genoux, la tête ensevelie dans ses mains. Une colère rouge la souleva contre cet insensé, à cause de qui ses enfants risquaient de la perdre. De quoi s’était-il mêlé ? L’avait-elle prié d’intervenir ? S’était-elle jamais plainte ? Oh ! ce droit haïssable sur la vie des autres que les êtres s’arrogent au nom de l’amour ! Croyait-il donc qu’Amédée était l’obstacle, entre elle et lui ? S’imaginait-il forcer sa volonté par un meurtre ? Un meurtre ! Introduire la mort dans son jeu, la mort qu’elle repoussait tous les jours, sous toutes ses formes ! Voilà donc ce qu’il méditait, ce fol, ce mangeur de chimères, ce Gribouille qui prétendait jouer les Lohengrin !

Elle lui jeta un regard irrité, le vit si défait, si pitoyable, que sa colère fondit d’un seul coup et qu’elle l’embrassa, les larmes aux yeux. Son seul ami, le seul être qui lui eût témoigné du dévouement, depuis des années. Et voilà qu’elle allait le perdre… Carl-Stéphane la regarda d’un air surpris et préoccupé, comme quelqu’un qui cherche à comprendre une leçon difficile.

— Allons, remettez-vous, dit-elle, criant pour surmonter le bruit des rafales. Remettez-vous, Stéphane. C’était un coup de folie. Il faut oublier. Mon mari vivra et pour tout le monde Ludovic sera le coupable. Mais comment se trouvait-il là ? Étiez-vous… complices ?

— Ludovic ? répéta lentement le jeune homme, en fronçant les sourcils avec effort.

— Vous ne l’avez pas vu ? Vous ne savez rien ? Je l’ai trouvé sur la route tout à l’heure, mort, foudroyé. Il avait un revolver. Était-ce le vôtre ou le sien ?

Elle pariait toujours en criant, la bouche près de son oreille, comme on parle aux sourds. Et lui faisait un effort terrible pour comprendre ce qu’elle lui disait, qui devait avoir pour lui une importance capitale et qu’il n’arrivait pas à comprendre, à cause de cet essaim qu’il avait dans le cerveau, qui faisait tant de bruit, toujours le même bruit :

— Je lui ai tiré dans le dos… Je lui ai tiré dans le dos…

Les rêves les plus fantastiques ne lui avaient jamais produit pareille impression d’incohérence et d’impuissance. Où donc, en quel lieu inaccessible pourrait-il trouver le sens de ces mots que quelqu’un à côté de lui, criait à tue-tête, ces mots qui devaient avoir un sens capital :

— Foudroyé, tué par la foudre, comprenez-vous ? Était-il à vous, ce revolver ? Le revolver, Stéphane, est-ce que vous m’entendez ? Le re-vol-ver à côté de Lu-do-vic… Mon Dieu, est-ce qu’il est devenu fou ?

Il n’était pas fou. Il le serait peut-être devenu si rien n’avait obligé son esprit à s’arracher à l’inconscience qui menaçait de l’engloutir. Pour le moment, il avait oublié tout ce qu’il savait de lui-même avant le coup de revolver, et en même temps, tout ce qu’il savait de français, excepté un mot : « moi » et une phrase : « Je lui ai tiré dans le dos… » Mais son cerveau travaillait comme il n’avait jamais travaillé. Il travaillait à répéter trois syllabes, trois coups de marteau patients, obstinés, pour éveiller les souvenirs ensevelis, de l’autre côté du mur :

— Lu-do-vic… Lu-do-vic…

Tout à coup, l’image de Ludovic répondit à son nom et le mur tomba. En même temps il entendit dans sa mémoire les paroles d’Isabelle qu’il avait enregistrées tout à l’heure sans les comprendre. Ludovic était étendu mort sous le hêtre, son revolver à la main. Comment il se trouvait là, peu importait. L’important, c’était la leçon éblouissante qui s’en dégageait pour lui : son crime lui était remis, la vie recommençait, comme avant. Et sa victime ne mourrait pas.

— Ah ! s’écria-t-il en renversant le front sous l’averse, je puis donc encore être heureux !

Ce cri bouleversa Isabelle. Qu’il était enfant !

— Dites-moi ce que je dois faire, pour réparer. J’irai soigner votre mari, je demanderai son pardon…

— Avez-vous tout à fait perdu la tête ?

— Alors quoi ? demanda-t-il déconcerté.

— Vous allez prendre le premier train pour Paris. De là, vous écrirez à mon mari qu’une cause quelconque vous rappelle dans votre pays. Si vous pouvez y retourner, en effet, cela vaudra beaucoup mieux pour tout le monde.

— Mais… vous ? Comment vous reverrai-je ?

— Il vaut beaucoup mieux ne pas me revoir.

— C’est impossible, balbutia-t-il en pâlissant.

Elle ne répondit pas et il sut que dans son esprit c’en était fait, qu’elle avait décidé de ne le revoir jamais. L’inutilité de sa révolte le découragea d’avance de tenter le moindre effort. Ainsi, à douze ans, il avait voulu se laisser mourir de faim après avoir compris ce qu’était la mort.

— M’écrirez-vous ? demanda-t-il très bas.

— À quoi bon ?

— Ainsi, ce sont des adieux ?

Elle inclina la tête, gravement.

— Ne voulez-vous pas au moins arrêter un instant ? Il me semble… Ah ! j’avais tant de choses à vous dire…

— Y songez-vous ? dit-elle violemment. Vous oubliez tous ceux qui m’attendent, à la maison.

À la maison… Elle allait remonter tout à l’heure à la maison, sans lui qui n’y entrerait plus jamais. Il ne pourrait plus jamais dire la maison en parlant de cette maison des Bories, la seule qui fût pour lui, vraiment, la maison.

Le désespoir lui serra la gorge. Tout l’abandonnait. Il avait cru s’offrir en holocauste et ne conservait que le remords d’un crime inutile. Il avait cru délivrer cette femme d’un cauchemar et elle retournait d’elle-même à ce cauchemar. Il avait cru gravir un sommet et voilà qu’il retombait dans la nuit, plus incertain que jamais, privé d’amour, désespéré, doutant même des raisons de son geste, qu’il avait cru si pur. Immolation ou traîtrise ? Sacrifice d’un amant idéal ou coup de couteau d’un Napolitain jaloux ? Ce prétendu simulacre, ce « mort », c’était tout de même le mari, — un mari bien vivant. Pourquoi donc ne s’était-il pas tué immédiatement, quand il l’avait vu tomber, comme il s’était promis de le faire. Était-il autre chose qu’un lâche convoiteux ? Et s’il aimait Isabelle d’un amour vraiment désintéressé, pourquoi tant d’amertume contre elle, parce qu’elle l’écartait de sa vie ? Non, rien ne valait la peine d’exister. Boue et sang, tout n’était que boue et sang. Qu’attendre d’un tel monde ?

Les grondements de l’orage s’éloignaient par vastes bonds, au-dessus des champs noyés. La pluie tombait encore, en fine vapeur rousse dans le halo des lanternes.

— Il faudra nous quitter à l’entrée de Chignac, dit Isabelle. J’irai tout de suite chez le médecin et de là à la gendarmerie.

La jument trottait ferme, sur la route plate. Encore quelques minutes et les lumières de Chignac trembleraient au loin dans l’air humide. Il aurait fallu verser dans ces dernières minutes une essence infiniment précieuse, de quoi embaumer toute une vie de souvenir, mais elles ne contenaient rien que l’instabilité angoissée qui prélude aux séparations.

Et voici la petite maison du cantonnier avec une seule fenêtre éclairée au bord de la route…

— Il faudra vous changer en arrivant à l’hôtel et demander qu’on vous allume du feu, dit tout à coup Isabelle. Et si vous aviez pris froid, n’oubliez pas : cinq à six gouttes de teinture d’aconit dans du lait chaud et des sinapismes aux jambes.

Il ne put s’empêcher de sourire sous ses larmes. Oui, c’était bien ainsi qu’elle devait le quitter, inflexible et maternelle. Quelle belle unité il y avait dans la loi qui gouvernait les êtres, à travers tant d’incohérence et de contradictions ! Cette pensée le réconforta un peu dans son malheur. Ce n’était guère plus qu’un ver luisant dans un tunnel, mais cela suffisait à vous rappeler que la lumière existait et qu’on l’avait autrefois goûtée.

Quand la voiture s’arrêta, on entendit le silence de la campagne, les feuilles qui s’égouttaient, les rigoles qui coulaient avec un rire rauque et bas au fond de l’ombre.

La jument encensait, secouait les gourmettes comme pour dire : « Allons ! Allons ! » Le chien s’ébrouait, joyeux. Carl-Stéphane se pencha sur les mains d’Isabelle, mais elle prévint son mouvement et serra virilement les siennes. Comme il se redressait, il sentit contre sa joue une joue froide et mouillée, des lèvres chaudes.

— Adieu, mon petit enfant, dit-elle à voix basse. Je vous souhaite la plus belle revanche. Vous verrez plus tard que tout cela n’était rien.

Il sauta à terre, s’adossa à un arbre pour la regarder s’éloigner, enveloppée dans sa cape de berger, silhouette sombre entre les feux cahotants des lanternes.

Il ne souffrait pas encore. Il ne pensait qu’à ne pas bouger, afin que ne séchât pas trop vite, sur sa joue, cette trace de pluie ou de larme qui lui picotait la peau.