Albin Michel, Éditeur (p. 187-197).
◄  xiv
xvi  ►

XV


Le jeudi suivant, bien avant l’heure habituelle, Lourges arrivait chez M. Henri. Il continuait à voir Germaine ce jour-là. Et comme il venait chaque semaine, très régulièrement, ils avaient fini par devenir camarades, se parlant familièrement, se racontant les petits incidents de la semaine. Lourges ne se cachait plus, maintenant, affichait carrément sa position de soupirant, demandait avee insistance à Germaine « si elle n’était pas encore décidée pour aujourd’hui ». Germaine prenait ça comme une plaisanterie, répondait en badinant, elle aussi, que non, qu’on avait bien le temps, qu’il n’arriverait rien à se montrer si pressé.

Mais sous ce badinage, elle sentait bien qu’il y avait quelque chose de profond. Avec son flair de femme, doublé par le vice de l’ancienne catin, elle devinait chez Lourges, derrière l’air souriant et les amabilités, une passion violente, une passion de mâle, sauvage, impérieuse, qui le rendait parfois sérieux malgré lui, qui lui faisait regarder Germaine, à de certains moments, d’un œil étrange, durci par le désir. Cela la troublait. Elle en était à la fois flattée et effrayée. Elle désirait et craignait en même temps que « ça tournât au sérieux ».

Ce jour-là, Germaine, comme à l’ordinaire, arriva vers trois heures.

À ce moment, on était tranquille chez madame Jeanne. Les clients n’arrivaient que plus tard. Les femmes étaient sorties, profitant de leur jour de vacance. Et M. Henri, qui voyait clair sur toute cette affaire, avait soin, après quelques phrases échangées avec le couple, de laisser Germaine et Lourges seuls dans le salon. Il écoutait bien un peu à la porte, pour se tenir au courant de la situation, mais c’était tout.

Lourges, depuis longtemps, ne cachait plus à Germaine son titre de douanier. Cela impressionnait Germaine autant que la belle prestance de l’homme. Et si elle restait encore fidèle à Sylvain, c’était par un reste de reconnaissance, pour ce qu’il avait fait pour elle, dans le passé. Cependant, surtout depuis qu’il avait lâché la fraude, volontiers elle s’en serait vue débarrassée, pour pouvoir le tromper sans inquiétude.

Aujourd’hui encore, elle était furieuse. Elle avait demandé une bagatelle, quarante francs pour s’acheter un chapeau qui lui faisait envie. Et Sylvain avait carrément refusé.

— Je te donne trois cents francs par semaine, avait-il dit. Arrange-toi.

Il devenait, selon Germaine, d’une ladrerie dégoûtante. Et comme elle avait été accoutumée à toujours dépenser sans compter, à éblouir de son faste les voisines et les anciennes camarades, elle souffrait de ce changement, elle n’arrivait plus même à joindre les deux bouts. Elle aurait donné beaucoup pour voir Sylvain reprendre la contrebande. Il aurait gagné davantage. Et peut-être, avec un peu de chance, se serait-il fait pincer, et lui eût-il rendu une liberté qu’elle désirait maintenant de toutes ses forces.

— Ça va ? demanda-t-elle en arrivant.

— Très bien. Et toi ?

— Oui. Mais j’ai disputé avec Sylvain. Il ne veut pas m’acheter un malheureux galure de quarante balles.

— Si t’étais plus gentille, tu ne l’attendrais pas longtemps.

— Tu dis toujours des bêtises.

— Alors, c’est pas encore pour aujourd’hui ?

— Pas encore.

— Et cependant, j’apportais du nouveau, moi.

— Quoi ?

— J’ai trouvé pourquoi Sylvain a lâché le métier.

— Pourquoi ?

— Il a une gonzesse.

— T’es fou ?

— Je te dis qu’il a une gonzesse ! Et quelque chose de bien ! Tout jeune, tout frais, du poulet, quoi !

— Où ?

— En Belgique. Et ça chauffe joliment, tu sais, ma vieille. Tu saurais bien être plaquée, un de ces jours.

La rage décomposa les traits de Germaine.

— Tu l’as vue ?

— Comme je te vois. Ils parlent de vertu, d’honnêteté. Il est retourné comme un gant. Tu te feras rouler, si ça continue. Tu vois que t’as bien tort de te gêner pour lui.

Germaine n’avait pas douté une minute. Les dires de Lourges confirmaient trop bien ses propres soupcons. Il y avait mille indices à quoi une femme ne se trompe pas, et qu’elle avait remarqués depuis longtemps. Sylvain ne buvait plus, ne jouait plus. Il devenait d’une économie que Germaine qualifiait d’avarice. Il paraissait changé. Lui si sensuel autrefois, si faible devant la tentation de la chair, il était devenu plus froid. Il négligeait Germaine, il semblait parfois que le contact de cette femme qu’il avait aimée lui causât une sorte de répugnance.

À côté, des indices plus vagues revenaient à la mémoire de Germaine. Sylvain n’était plus jaloux comme jadis. Et il semblait devenu plus gamin, il en arrivait à s’égayer pour des enfantillages. Ou bien il s’attendrissait inexplicablement. Il ne riait plus comme autrefois, d’un ricanement confus, à bouche close. Il riait ouvertement, maintenant, à belles dents, plus franchement, comme sans arriére-pensée. Littéralement, il paraissait rajeuni.

— Alors, demanda Lourges, ça te décide, ça ? C’est pour aujourd’hui ?

Germaine haussa les épaules. C’était bien le moment de penser à ça.

— Tu sais où elle reste ? interrogea-t-elle.

— Oui.

— Bon. Tu m’y conduiras. Je saurai bien si c’est vrai.

— Et si c’est vrai ?

— On verra.

Ce samedi-là, comme d’habitude, Sylvain était allé à Furnes. Il revint assez tard dans la soirée, et, en rentrant, il ne vit pas Germaine dans la maison. Sans s’inquiéter, croyant qu’elle était partie chez une voisine, comme elle aimait le faire à l’occasion, il alla se coucher.

Germaine ne rentra que peu avant minuit. Elle ne répondit pas à la question que lui posait Sylvain, mal réveillé d’un premier sommeil. Sylvain, d’ailleurs, se rendormit aussitôt.

Le lendemain, à son lever, il descendit dans la cuisine. Germaine y était déjà. C’était inaccoutumé. D’ordinaire, elle aimait faire la grasse matinée, surtout le dimanche.

— Déja levée ? demanda Sylvain. Tu n’es pas malade ?

Germaine ne répondit rien.

— Qu’est-ce qu’il y a de nouveau, encore une fois ?

— Beaucoup d’affaires.

L’air singulier de Germaine alarma Sylvain.

— Où que t’es allé, hier ? continua Germaine.

— Me promener.

— Par où ?

— Par où ça me plaisait.

— Ça t’embêterait bien, de devoir me répondre, hein ?

— Moi ?

— Oui. Mais c’est pas la peine, va ! Je peux te le dire, moi, où t’es allé. T’es allé voir ta belle, à Furnes.

Sylvain pâlit horriblement. Il lui sembla que son cœur se glaçait dans sa poitrine. Il voulut parler. Il ne trouva pas un mot. Rien en lui n’obéissait plus à son cerveau désemparé.

— Ah, ah ! ça t’en bouche une surface, hein ? ricana Germaine. Je sais ton petit compte, garçon. J’ai été voir là-bas, hier.

Sylvain tressaillit, mais resta silencieux.

— T’as bon goût, continuait Germaine, savourant sa vengeance. Une belle petite même ! Elle était tout épatée, quand je lui ai dit que j’étais ta femme.

Sylvain releva la tête :

— Tu as fait ça, murmura-t-il. Tu as osé lui parler…

— Tiens, s’exclama Germaine, blessée au vif. Je la vaux bien, je pense, cette petite bégueule ! Je ne prends pas l’homme des autres, moi…

Et sur l’image pure que Sylvain, en lui-même, gardait de Pascaline, Germaine vomit un flot d’injures infâmes. Elle se soulagea. Elle cracha tout son fiel, toute sa jalousie de femme déchue et corrompue, contre cette jeune fille qu’elle haïssait, parce qu’elle la devinait intacte. Elle était intelligente, dans sa méchanceté. Elle comprenait bien la poussée de tendresse qui avait dû croître dans l’âme de Sylvain, devant cette gamine qui était encore toute candeur, toute pureté. Et elle prenait une joie féroce à souiller cette fraîcheur, à railler Sylvain avec des mots qui lui fouillaient le cœur, mettaient à nu, ravageaient les espérances, les rêves, toute la mystérieuse et délicate floraison de cet amour encore inavoué. Sa rage croissait avec le flux de ses paroles. Le cri désespéré de Sylvain : « Tu as osé faire ça ? » l’avait blessée à vif, dans son orgueil et son envie haineuse. Et elle s’exaspérait davantage encore, devant l’attitude de l’homme.

Il ne disait plus rien. Il assistait, hébété, à ce Carnage, à ce massacre de ses rêves. Il ne pensait même pas à frapper. Ça lui aurait fait du bien de pleurer, mais ses yeux restaient secs et brûlants.

Germaine, à bout de souffle, s’arrêta enfin. Et il y eut un silence écrasant. Sylvain ne faisait pas un geste, ne bougeait pas plus que le marbre. Même ses yeux restaient immuablement fixés sur quelque chose d’invisible. Et cela finit par épouvanter Germaine, plus que la colère la plus effrayante.

— Parle ! Mais parle ! cria-t-elle enfin.

Sylvain se redressa, parut reprendre conscience. Et il sortit, il partit sans avoir prononcé un seul mot.

Il ne revint que le mardi suivant, vers minuit. Germaine, qui, depuis deux nuits, ne s’était pas couchée, entendit à cette heure un pas hésitant sur le trottoir, devant la maison. Les pas s’arrêtèrent à la porte.

Haletante, Germaine se leva de la chaise où elle veillait ; et, sa lampe à la main, elle s’approcha de la porte. Elle n’entendit plus rien.

— C’est toi, Sylvain ? demanda-t-elle, angoissée.

Et, dehors, il y eut un gémissement, une plainte qui semblait contenir toute la misère humaine, quelque chose à vous donner le frisson. Germaine ouvrit sa porte. Et devant elle, elle reconnut Sylvain.

Il était terrible à voir. Sordide, dégoûtant, les vêtements en lambeaux, plaqués de boue, gris de poussière, il portait sur lui les traces de tous les lieux infâmes où il avait traîné, au cours de ces deux jours. Un de ses pieds était déchaussé. Et par les trous de sa chaussette usée, son pied nu passait. Mais son visage surtout épouvanta Germaine. Elle y retrouvait les traits de Sylvain, et cependant ce n’était plus lui. Il y avait sur ces traits abêtis, dans ces yeux qui ne voyaient plus, dans cet avilissement de tout le visage par l’alcool et par l’épuisement, quelque chose qui témoignait d’une souffrance indicible, comme si dans son abrutissement la conscience s’était encore souvenue.

— Seigneur ! cria Germaine.

Elle le fit entrer, s’asseoir. Elle le déchaussa, essuya ses mains boueuses, son front qui saignait par une déchirure, ses lèvres salies de bave. Elle était apitoyée, malgré sa colère. Elle se sentait navrée de voir son homme en cet état. Et elle oubliait sa rancœur, elle essaya de le consoler, de le remonter. Lui se laissait faire comme un enfant. Parfois il exhalait cette plainte semblable à un râle, qui épouvantait Germaine. Et, toutes seules, sans une contraction, sans un tressaillement de son visage, des larmes se formaient encore dans ses yeux, s’accrochaient à ses cils et roulaient sur ses joues. I] s’endormit sur une chaise sans avoir fait un geste. Et même dans son sommeil, une douleur surhumaine continua de le faire pleurer.

Sylvain recommença son métier de fraudeur. Il reprit sa vie d’autrefois. Il sembla avoir pardonné à Germaine. Mais il la fit trayailler aussi, désormais. Il lui fit porter du tabac, il l’envoya même en chercher en Belgique.

Pour le reste, il redevint le Sylvain qu’elle avait connu. Mais il sentait bien, lui, qu’il n’était plus le même être. Il y avait en lui quelque chose de glacé, de froid. Il lui semblait être comme ces femmes qui portent en elles un enfant mort.