Albin Michel, Éditeur (p. 198-209).
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XVI


Pour passer à la frontière, maintenant que Sylvain la forçait à travailler, Germaine employait le stratagème qu’il lui avait enseigné.

Elle partait avec une amie, entrait avec elle en Belgique. Et pour le retour, elle laissait la compagne s’en aller en avant, jusqu’au poste de douane. Arrivée là, l’amie, qui n’avait sur elle aucune marchandise prohibée, passait tranquillement, en ayant soin toutefois de jeter un coup d’œil à l’intérieur du poste, pour voir si la visiteuse était dans le bureau. Si elle l’y voyait, à peine dépassée la frontière, elle faisait de loin un signe à Germaine qui, à une centaine de mètres de là, toujours en Belgique, attendait sans la quitter des yeux. Et Germaine comprenait ce signal. Il était bien visible. La compagne, sans se retourner, pour ne pas attirer l’attention des douaniers, s’arrêtait quelques secondes, faisait semblant de rattacher sa jarretière au-dessus de son genou. Puis elle continuait sa marche.

Mais cela avait suffi. Germaine savait que la visiteuse était là. Elle ne risquait pas l’aventure. Elle faisait demi-tour, rapportait le tabac dans la petite épicerie où elle se fournissait, et attendait un jour plus favorable.

Si la compagne s’éloignait sans avoir fait le signe convenu, Germaine, à son tour, passait la frontière.

Elle était jolie femme, de cette race lourde et bien en chair que les gens du peuple recherchent. Et elle savait user de cette force. Elle saluait les douaniers d’un bonjour tout souriant. Elle répondait gaillardement aux plaisanteries galantes des plus hardis. Elle rabattait d’une tape énergique, mais point effarouchée, la main téméraire qui se risquait vers ses charmes, sans se douter qu’ils étaient de contrebande. Et elle passait ainsi tranquillement ses trois kilos de tabac a chaque voyage.

Il lui arriva deux ou trois fois de tomber sur un douanier plus sévère, qui, voulant faire du zèle, et s’étonnant de l’opulence de cette poitrine, parlait de la fouiller. Mais Germaine connaissait le rôle à jouer, en cette occurrence, Elle feignait l’indignation, refusait obstinément de se laisser fouiller, exigeait qu’on la fit entrer dans le poste et qu’on allât querir une visiteuse. Cette énergie impressionnait les douaniers. Et, pour éviter le dérangement d’aller chercher une femme et de procéder à toutes ces opérations ennuyeuses, ils avaient chaque fois laissé partir Germaine sans plus insister. C’était pour cela que Germaine ne s’aventurait qu’en l’absence de la visiteuse.

Ce jour-là, comme d’habitude, elle était allée chercher son tabac, — trois kilos de Richemond — dans une petite boutique, juste derrière le bureau des douaniers belges, qui était en retrait de la frontière d’une centaine de mètres. Elle entra dans la cuisine de la boutiquière, elle plaça les paquets de tabac sous son corset, les massant à la place des seins, et, derrière, autour des hanches. Avant de sortir, elle se regarda longuement dans une glace. Sa charge ne pouvait pas se deviner. Germaine paraissait seulement un peu plus ronde.

Satisfaite, elle paya son dû, et sortit, rejoignit sa compagne qui l’attendait sur le trottoir.

— Vas-y, dit-elle. Je te suis.

L’amie partit en avant. À cent métres derrière, venait Germaine. De loin, elle ne quittait pas des yeux la silhouette de sa compagne.

L’amie arrivait devant le bureau français. Elle s’arrêta. Germaine la vit qui parlait familièrement à l’un des préposés, et, tout en riant, regardait par la fenêtre à l’intérieur du poste. Puis elle passa.

— Hé, Germaine, cria quelqu’un à ce moment.

Germaine se retourna. Elle reconnut une vieille femme avec qui elle avait travaillé autrefois.

— Ça va, Honorine ? demanda-t-elle.

— Bé oui, Et toi ? Qu’est-ce que tu deviens ? Et Sylvain ?

— Ça va toujours aussi. Tu vas en Belgique ?

— Oui, dire bonjour à ma fille. Et qu’est-ce que tu fais, maintenant ?

— Rien. Sylvain gagne bien la vie. Mais fais pas attention, Honorine, je suis pressée. À l’occasion, on se parlera un peu plus longtemps, hein ?

— C’est ça. Des compliments à ton homme.

— J’aurai soin.

Germaine reprit sa route. Mais devant elle, elle ne vit plus sa compagne. L’amie était partie. Avait-elle ou non fait le signe convenu ? Germaine ne pouvait le dire.

Quelques secondes, Germaine hésita. Et si la visiteuse était là ? Germaine eut envie de retourner sur ses pas, pour recommencer un peu plus tard. Puis elle se décida tout de même. Ce serait bien le diable que la compagne se fût arrêtée, eût pu se baisser, raccrocher ostensiblement sa jarretière, et repartir avant que Germaine l’eût vue.

— Je n’ai pas parlé une demi-minute avec Honorine, se dit-elle.

Et, hardiment, elle passa la frontière, marquée par un poteau, elle s’avança jusqu’au poste de douane. Un énorme câble, maintenu rigide par une longue planche, s’accrochait à deux bornes de ciment et barrait le pavé. Mais sur le trottoir, le passage était libre.

— Rien à déclarer, la belle ? demanda le douanier, un Corse, à en juger par son accent.

— Rien du tout, répondit Germaine, ouvrant le filet vide qu’elle portait à son bras, pour se donner l’air d’une ménagère qui part en courses. Et comme elle voyait que l’homme regardait avec insistance sa poitrine gonflée de façon anormale, elle voulut brusquer les choses et passer outre.

— Pas si vite, pas si vite, dit l’homme, la retenant pas le bras. Et là, il n’y a rien ?

— Bas les pattes, cria Germaine, jouant l’indignation. Je ne veux pas qu’on me touche !

— C’est bon. Entrez au bureau. On va vous visiter.

— Vous ne pensez pas, bien sûr, que je vais me laisser visiter par un homme ?

— La visiteuse est là.

Germaine se sentit inondée de sueur. Elle était prise. C’était la première fois. Elle éprouvait une telle émotion que malgré son assurance de femme qui en a vu de toutes les sortes, son visage se décomposa. Le douanier s’en apercut.

— Allons, entrez, entrez, dit-il sur un ton d’impatience.

— C’est pas la peine, monsieur, puisque je vous dis que je n’ai rien.

Elle lui lancait un regard suppliant, elle essayait de le toucher, de l’attendrir. Mais l’homme ne se laissait pas ébranler.

— On verra bien, dit-il. Dépêchez-vous.

Brusquement, Germaine lui donna une poussée vigoureuse, le repoussa sur le banc placé contre le mur, si fort qu’il s’y assit malgré lui. Et elle s’élança vers la frontière.

La Belgique n’était pas à cent mètres, Si elle l’atteignait, elle était sauvée.

— Femelle ! cria le douanier,

Et il fut debout tout de suite, il courut derrière Germaine. Elle entendit derrière elle le bruit de ses lourds souliers ferrés.

Germaine était leste et robuste. Elle distançait le douanier, elle n’était plus à dix mètres de la Belgique quand elle heurta un pavé disjoint et tomba. L’homme fut sur elle. Mais elle était déjà repartie, suivie de si près par le douanier qu’elle percevait distinctement le bruit de son souffle haletant. Une main lui attrapa le bras. Mais elle atteignait le poteau-frontière, elle s’y cramponnait, hurlant de toutes ses forces :

— Au secours ! Au secours !

Il n’y avait personne. Le douanier, furieux, l’enlaça à bras le corps, essaya d’une secousse vigoureuse de lui faire lâcher prise. Mais Germaine enfonçait ses ongles dans le poteau, s’y agriffajt comme un chat. Alors le douanier lui donna un violent coup de poing sur les doigts. Germaine ouvrit les mains. Et bien qu’elle se débattit encore, l’homme l’entraîna jusque dans le bureau de douane.

Il n’y avait là qu’un second préposé et la visiteuse. Sans résister davantage, Germaine tira de son corset et de sa jupe ses trois kilos de tabac.

— C’est tout ? demanda le douanier qui l’avait arrêtée.

— Oui, dit Germaine en pleurant. Pas la peine de me visiter.

Elle dut cependant se laisser encore fouiller des pieds à la tête par la visiteuse, les deux hommes étant sortis sur le trottoir et ayant fermé la porte du poste.

— Hé bien, demanda le préposé quand, la fouille achevée, il put rentrer dans le poste, est-ce que vous avez de l’argent ? Voulez-vous transiger ?

— Ça me ferait combien ? demanda Germaine, en qui cette proposition avait réveillé un espoir.

— Ça, d’après le tarif, autour de huit, neuf cents francs.

Germaine s’effondra.

— Je n’ai que quarante-trois francs.

— Alors, rien à faire.

Germaine se remit à pleurer, moitié par chagrin, moitié pour attendrir les douaniers. Mais ils étaient habitués, ils restaient insensibles.

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? demanda-t-elle.

— Vous le verrez bien. Attendez toujours que le lieutenant arrive.

Ces paroles donnèrent une idée à Germaine.

— Monsieur, demanda-t-elle, est-ce que vous connaissez Lourges, Désiré Lourges ?

— De la « mobile » ? Bien sûr.

— Bon. Eh bien, prévenez-le que Germaine est arrêtée.

— Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Il vous connaît ?

— Oui. Prévenez-le.

— Faut pas se foutre de nous, la belle. Lourges a d’autres chats à fouetter…

— Écoutez, prévenez-le toujours. Ça ne coûte pas cher, hein ? insista Germaine, sentant que les deux hommes étaient ébranlés. Vous verrez qu’il viendra tout de suite.

Les douaniers se regardèrent.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que je demande là ? C’est pas un bien grand service.

— Bah, dit l’un des hommes, on peut toujours lui téléphoner, à la mobile. On verra.

Une heure après, Lourges arrivait en taxi. Et, l’affaire arrangée avec ses collègues, il emmenait Germaine à Dunkerque. Mais il ne la relâcha pas. Il la fit monter avec lui dans son bureau, au siège de la brigade mobile. Et, derrière elle, il donna un tour de clé à la porte. Il vint s’asseoir dans son fauteuil à bascule. Alors, seulement, il lui parla. Car depuis qu’il était arrivé au poste de douane où elle était retenue, il ne l’avait ni interrogée, ni même regardée.

— Tu vas bien, la fille, dit-il. Trois kilos ! Tu deviens folle ? Tu prends les douaniers pour des imbéciles ?

Germaine, écrasée sur sa chaise, s’était remise à pleurer.

— Qu’est-ce qui se passe ? continua Lourges. T’étais à sec ?

Germaine voulut répondre, mais ses sanglots l’étouffaient.

— Foutue béte ! s’exclama Lourges.

Germaine releva la tête, ne comprenant pas.

— Oui, foutue bête, répéta Lourges. Tu penses que je n’ai pas compris ?

— Quoi ? put enfin interroger Germaine.

— Que c’est ton beau merle de Sylvain qui te fait faire ce métier. Il en a marre, de toi, ma fille. C’est sa poulette de Furnes qu’il lui faudrait, maintenant. Et quand tu seras coffrée, il sera débarrassé, il pourra retourner là-bas. Hein ? Tiens ! je ne comprends pas qu’une femme comme toi, à la page comme tu l’es, se laisse arranger ainsi, alors que si tu avais voulu ?…

Il s’arrêta. Il s’était levé, dans sa colère. Et Germaine courut à lui, se jeta dans ses bras, avec passion.

— Qui, dit-elle en paroles hachées, entrecoupées de larmes, t’as raison. C’est une sale bête… Et je suis imbécile, à la fin ! Je trime depuis des semaines, je suis malheureuse comme les pierres, il me fait courir avec du tabac, dans tous les coins… Il me fait frauder à tous les bureaux… J’ai manqué cent fois de me faire pincer !… J’ai plus rien à me mettre, il dépense l’argent, tout l’argent que je lui gagne !

— Et e’est pour ce type-la, Germaine, que tu m’as repoussé ! Et pourtant, qui est-ce qui t’as mise dedans ? Et qui est-ce qui te tire d’affaire ?

— C’est vrai ! C’est vrai, Lourges. J’ai eu tort. T’es meilleur que lui, je serais plus heureuse avec toi… Je le vois bien, maintenant. Tiens, je voudrais qu’il foute le camp, qu’il se fasse coffrer, qu’il en attrape pour dix ans !

— Ça, c’est pas difficile. Quand tu voudras, tu peux me le donner. Je ne le raterai pas.

— Et je le ferai ! Oui, ie le ferai ! Je le « donnerai ! » Tiens, t’as qu’a faire une perquisition, aujourd’hui, demain, quand tu voudras, chez nous. Comme maintenant, il y a plus de vingt kilos de tabac dans la cave !

— Bon, dit Lourges. Tiens ta langue, hein ? Demain, je viendrai. Et je voudrais qu’il ne se laisse pas faire. On ne le raterait pas, cette fois. T’en serais débarrassée pour longtemps, ma fille. Tu serais heureuse, avec moi, tu sais…

— Oui, autrement qu’avec ce voyou ! Il me dégoûte, je voudrais qu’il crève ! Tiens, Lourges, si tu veux encore, je veux bien aussi ! Il ne l’a pas volé ; paie-toi !

Lourges se paya.