Albin Michel, Éditeur (p. 175-186).
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XIV


Quand Germaine raconta cette transformation à Lourges, il refusa d’abord de la croire. Un fraudeur, disait-il, on ne l’a jamais vu s’assagir. Ils ont ça dans le sang.

Lourges avait, pour le fortifier dans son opinion, le souvenir de mille exemples semblables. Il en avait vu, de ces repentirs. Après une rude leçon, après six mois a la cellulaire, parfois, on en avait assez. On rêvait de s’arrêter sur la pente, de remonter, de se retrouver un homme comme les autres, libre, protégé et non plus traqué. La femme, les gosses, vous poussaient dans cette voie. On cherchait un métier, on se mettait courageusement au travail. Ça marchait pendant un mois, deux mois. Puis ce beau zèle retombait. L’argent ne rentrait plus. On se sentait fatigué de la monotonie d’un labeur rude et mal payé. Une occasion se présentait. Un ami, un client, un maître-fraudeur venait vous trouver. II avait besoin de vous. Coup sans danger, gros bénéfice. Pour une fois, on se laissait tenter. On se leurrait soi-méme ; on pactisait avec sa conscience. Une fois, une pauvre fois. Après, ce serait tout.

Et on partait de nouveau pour l’aventure.

Si on n’avait pas le bonheur d’être pris tout de suite, c’était fini. On retombait sous l’emprise de son vice. Et cela jusqu’à l’affaire définitive, qui mettait le point final à la série des aventures : bagarre avec les douaniers ou avec des concurrents, coup de couteau ou coup de revolver, mort ou prison. Ces passions-là, on les porte dans la peau. On ne s’en délivre plus.

Lourges savait tout cela. Il savait qu’un fraudeur ne peut plus travailler, qu’il lui paraît stupide de s’échiner quarante-huit heures par semaine pour cent cinquante francs, quand il peut les gagner en une demi-journée. Et il comptait là-dessus. Il se refusait à croire que Sylvain pût avoir sincèrement lâché le métier.

Il s’expliquait de plusieurs façons les affirmations de Germaine. La femme avait peut-être peur que Lourges se mit à filer Sylvain, elle essayait de détourner ses soupcons. Ou bien c’était Sylvain lui-même qui se méfiait de sa femme, et ne voulait plus lui dire ses affaires.

Tout de même, Lourges se renseigna. Le grand Fernand lui apprit qu’effectivement Sylvain ne lui avait plus acheté un paquet de tabac depuis l’arrestation de César. Mais cela ne prouvait rien. Sylvain soupçonnait peut-être aussi le maître-fraudeur, et s’approvisionnait ailleurs.

Mais M. Henri, de son côté, affirma que Sylvain travaillait honnêtement ; il donna même le nom de l’entreprise de déchargement qui l’avait embauché.

Lourges alla se promener de ces côtés-là, et ne fut pas longtemps sans apercevoir sur les quais Sylvain, qui, avec d’autres débardeurs, travaillait dans la cale d’une grosse barque à charger les plateaux d’une grue.

Lourges fut bien forcé de se rendre à l’évidence. Et il en conçut un vif désappointement. Il eût aimé prendre sa revanche. Mais, redevenu honnête, Sylvain était invulnérable.

Lourges en était là, quand de nouveaux indices vinrent lui faire douter une fois encore de la véracité des dires de Germaine. D’un poste-frontière, on lui annonça que Sylvain, trois et quatre fois par semaine, passait là ; il se rendait en Belgique à vélo. Un douanier qui le connaissait avait vite remarqué ces voyages suspects. Et, Lourges lui ayant déjà parlé de Sylvain comme d’un contrebandier probable, le douanier l’arrêtait chaque fois, le fouillait des pieds à la tête, examinait minutieusement son vélo, le tout sans aucun résultat.

Immédiatement, Lourges eut la certitude que cela cachait un nouveau trafic, une combinaison inédite qu’il s’agissait de découvrir. Il garda ses soupcons pour lui, n’en parla ni à Germaine, ni à M. Henri, dont il n’était pas sûr. Et il se remit en campagne, avec cet acharnement qui faisait sa force.

Tout d’abord, il fallait savoir au juste où allait Sylvain. Le douanier qui l’avait remarqué dit à Lourges que chaque samedi, régulièrement, l’ancien fraudeur passait au poste de douane. C’était logique. Sylvain, faisant semaine anglaise, profitait de son congé pour faire ses courses. Mais le renseignement était précieux. Lourges en profita pour placer au bureau de douane un préposé vêtu en civil. Et il lui expliqua que, sitôt Sylvain passé, il aurait à le suivre discrètement en Belgique, à voir ou il irait, et à bien noter la maison, pour qu’on pût la retrouver aisément.

Le lundi suivant, le douanier arrivait au bureau de Lourges.

— Hé bien ? demanda celui-ci avec impatience.

— J’ai suivi l’individu. Il est entré en Belgique. Il a suivi la route de Dunkerque à Furnes, tout le long du canal.

— Après ?

— Au petit pont avant d’arriver à Furnes, il a tourné à gauche. Il a traversé le canal.

Lourges avait pris un crayon, il notait à mesure.

— Après ?

— Il a suivi un tout petit chemin, le long de la berge. Il est arrivé à l’emplacement d’un ancien pont, où il y a une vieille maison, un cabaret, quelque chose comme ça. Là, il est entré. J’ai attendu plus d’une heure, et je ne l’ai pas vu ressortir. Alors, je suis revenu.

— C’est bon, dit Lourges. C’est bien comme tu me l’expliques ? Je ne peux pas me tromper ?

— Pas moyen.

— Alors, j’irai voir. Merci.

L’homme sorti, Lourges chercha dans ses carnets. Il avait toujours sur lui de précieux petits renseignements, sur toutes les choses de son métier. Et il relut toute la liste des maisons belges qui étaient soupçonnées de vendre du tabac aux fraudeurs, ou de lâcher leurs chiens la nuit. Cabarets, épiceries, fermes, il revit tout. De ces maisons, les unes lui étaient connues, certaines travaillaient même en accord avec lui. D’autres, il ne les connaissait que de réputation, il savait seulement qu’il était bon de les surveiller, de rôder de temps en temps autour d’elles, en civil, de prendre le numéro des automobiles françaises qui s’y arrêtaient, et de demander à la préfecture des renseignements sur les propriétaires de ces autos. À force de patience, de rondes, d’espionnages, de dénonciations et de trahisons, il avait fini par avoir sur ce sujet un dossier à peu près complet, aussi détaillé qu’on pouvait le demander.

Mais c’est inutilement qu’il fit un inventaire minutieux de ses fiches. Il ne trouva aucune note qui lui donnât une seule précision sur la vieille maison signalée par le préposé.

Il y avait là un problème pour lequel Lourges commençait à se passionner.

— J’irai voir ça moi-même samedi, pensa-t-il en remettant ses papiers dans sa poche.

Le samedi suivant, quand, vers deux heures de l’après-midi, Sylvain passa à bicyclette au bureau de la douane française, il ne se doutait pas que, derrière le rideau du cabaret de l’agent en douane, Lourges l’avait vu s’en aller vers la Belgique.

Sylvain à peine parti, Lourges sortit, sauta sur son vélo, et s’en fut à la poursuite du fraudeur.

Sylvain roulait tout doucement. Lourges le revit bientôt, à deux ou trois cents mètres devant lui. Et il ne s’approcha pas davantage, il se contenta de maintenir sa distance, pour le cas où Sylvain se retournerait. Si le contrebandier reconnaissait Lourges, il se méfierait. Et tout serait raté. Aussi Lourges roulait-il tout au bord du fossé qui bordait la route, du côté opposé au canal, prêt à se jeter délibérément parmi les broussailles si le poursuivi tournait la tête.

Mais Sylvain semblait très tranquille. Il pédalait paisiblement, sans se hâter. Rien dans son attitude ne rappelait pour Lourges le fraudeur qui part en campagne. Et cette tranquillité déroutait une fois de plus le douanier.

On parcourut exactement le trajet indiqué par le préposé. Mais arrivé au pont, Lourges, après l’avoir traversé, n’alla pas plus loin. Il se contenta de suivre Sylvain des yeux jusqu’à la vieille auberge. Et il descendit sur le talus incliné qui menait au bord de l’eau, cacha son vélo dans les herbes, et marcha le long du canal, sûr de n’être aperçu par aucun des habitants de la vieille maison. Seuls pouvaient le voir ceux qui passaient sur la grand’route, de l’autre côté. Et, pour n’éveiller aucun soupçon, Lourges, tout en marchant, regardait l’eau, tâtait le sol du pied, feignait de chercher une bonne place pour y pêcher.

Il arriva en quelques minutes sur l’emplacement de l’ancien pont ruiné. Il continua, fit encore une cinquantaine de mètres. Et il remonta, se trouva alors au niveau de l’ancienne grand’route abandonnée. À ras de l’herbe, il passa la tēte et regarda. Il ne vit rien que les grands arbres frissonnants, et, face à lui, le devant de la vieille auberge.

Un moment, il hésita. Devait-il se montrer ouvertement ? Ne risquait-il pas ainsi de tout compromettre ? Il le pensa. Il se laissa de nouveau descendre le long du talus, et, toujours cache, il se rapprocha de l’auberge.

Au-dessus de lui, tout à coup, il entendit un murmure de voix. Il se crut découvert, ne bougea plus, attendant ce qui allait arriver.

La rumeur continuait. Il leva la tête. Il ne vit rien qu’une haie courte, dominant la berge du canal. Et des mots lui parvenaient, il reconnut la voix de Sylvain.

Alors, par de lents mouvements, une reptation silencieuse, il monta de nouveau jusqu’au haut du talus. Il atteignit la haie, put s’y cramponner et s’y cacher. Et tout près de lui, il vit, dans le jardin, lui tournant le dos, le contrebandier qui parlait avec une jeune fille. Sylvain tenait, pendante au bout de son poing, la hache avec laquelle il cassait du bois, l’instant d’auparavant. Et il parlait, sa voix vibrait d’émotion.

— Qui, c’est dur, expliquait-il. Mais il le faut, hein ? Et j’en ai vu de pires.

— C’est dans le commerce ?

— Qui, à peu près. Mais je n’en resterai pas là. Je veux arriver plus vite…

— Vous êtes impatient…

— Qui. Pas pour moi. Moi, je suis heureux, vous savez, comme maintenant. Je ne demande rien de plus. Ça me semblerait très joli, si ça durait toujours comme ça. Mais ce n’est pas possible… Pourtant, en le voulant bien… Un jour, tout changera, allez.

Lourges espérait une question de la jeune fille qui éluciderait le mystère de cette conversation. Mais la jeune fille paraissait comprendre, ou bien craindre d’interroger. Elle se taisait, elle regardait à ses pieds, l’air songeur, les fleurs jaunes qui poussaient dans l’herbe de l’allée. Quant à Sylvain, il avait lâché sa hache, il se croisait et se frottait les doigts, nerveusement.

— Il ne faut pas tant d’argent, pour vivre, reprit-il.

— Ici, nous ne dépensons pas beaucoup. Mais ce n’est pas grand, non plus.

— Il ne me faudrait pas davantage. Une maison et un petit jardin comme celui-ci, et je parie de devenir aussi vieux que votre oncle.

La jeune fille rit. Et Sylvain eut aussi un sourire.

Dans son coin, Lourges commençait à comprendre. Il se fatiguait, dans sa position incommode, mais il se passionnait pour cette conversation. Malgré la lassitude de son bras, il restait cramponné à la haie de sureau. Et il concentrait toute son attention pour mieux entendre le murmure léger de voix qui lui parvenait.

— Ça ne doit pas être bien long à gagner, quand on est modeste, continua la jeune fille.

— Non. Mais il faut si peu de choses pour tout démolir… J’ai peur d’un malheur chaque fois que je reviens ici…

— Pourquoi ? Quel malheur ?

— Tiens, je ne sais pas. Mais il n’y a rien à faire, hein ? Il faut attendre. Avec le temps, on arrange tout. Et s’il arrivait quelque chose, en tout cas…

— Quelle chose ?

— On ne sait jamais… des histoires…

— Hé bien ?

— Hé bien, il ne faudrait pas m’en vouloir, voyez-vous…

— Pourquoi vous en voudrais-je ?

— Je sais, il n’y a pas de raison… Mais quelquefois… En tout cas, je serais bien content, alors, si j’étais sûr que vous diriez que j’avais tout de même fait mon possible. Hein ?

— Je le vois bien que vous vous donnez du mal.

— Oui. Alors, vous ne m’en voudriez pas ?

— Je ne vous en voudrai jamais.

— Merci. Comme ça, je serai plus tranquille.

Lourges avait deviné. Il jugea inutile d’espionner davantage Sylvain, et de compromettre peut-être toute son expédition en se faisant découvrir par un geste, ou par un craquement des branches auxquelles il se tenait accroché.

Doucement, il se laissa glisser sur l’herbe, le long du talus, et, tout au bord de l’eau, il s’éloigna, il rejoignit sans avoir été aperçu le pont qui franchissait le canal.

Il retrouva sa bicyclette, l’enfourcha, et, à bonne allure, tout égayé, en pensant au succès de son entreprise, il partit dams la direction de la France.