Albin Michel, Éditeur (p. 164-174).
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XIII


La première pensée de Sylvain, quand il connut l’arrestation de César, fut un violent désir de vengeance. Non pas contre Lourges. Celui-là, tout comme Sylvain, faisait son métier pour gagner sa vie. Mais ce que Sylvain ne pardonnait pas, c’était le rôle du grand Fernand, le maître-fraudeur. Tout de suite, en effet, Sylvain avait compris et expliqué à Jules ce que devaient signifier les paroles de César : Merci à Fernand pour ce qu’il m’a fait. Par la trahison de cet homme, Sylvain, sans un hasard extraordinaire, tombait dans les mains des douaniers. Et il ne savait s’il devait se réjouir ou s’attrister de leur avoir échappé, puisqu’à sa place il avait envoyé son meilleur camarade, le seul avec qui il eût jamais travaillé en toute confiance, le seul qui eût pour lui une réelle amitié. Et le casier judiciaire de Sylvain était encore vierge. César avait au contraire derrière lui un lourd passé, d’innombrables condamnations de toutes sortes, qui, avec un peu de malchance, pouvaient le mener jusqu’à la relégation. Pour lui, plus de sursis depuis longtemps.

Durant quatre jours entiers, Sylvain fit le guet devant la maison de Fernand. Une colère froide l’animait. S’il avait rencontré le maître-fraudeur, les choses auraient sans doute mal tourné. César était tout pour Sylvain. Les objurgations de Jules, l’agent de police, ne pouvaient rien sur cette rage concentrée.

Par bonheur, Sylvain ne rencontra pas Fernand. L’homme se cachait. Sans doute, Jules, effrayé des conséquences que pourrait avoir cette dispute, et sentant que son rôle dans l’affaire pourrait lui attirer la sévérité de ses chefs, avait-il prévenu en cachette le maître-fraudeur. Sylvain soupçonna cela, plus tard. Mais il n’en voulut pas à Jules, qui avait agi au mieux pour tout le monde.

Quoi qu’il en soit, après quatre jours d’attente inutile, Sylvain dut momentanément abandonner l’espoir d’avoir une explication avec le maître-fraudeur. Ses ressources, à défaut de sa patience, s’épuisaient. Il fallait songer à travailler. Germaine commençait à se plaindre du vide de son tiroir.

Alors, Sylvain prit une résolution. Il en avait assez, de la fraude, Depuis longtemps, cette vie de perpétuel danger lui pesait. Ça n’était pas une existence, de vivre ainsi, traqué, comme un bandit, au milieu des autres, si paisibles, si tranquilles à l’abri de la légalité. Fatalement, il se ferait prendre un jour. Ne valait-il pas mieux arrêter tout de suite, pendant qu’il en était encore temps ?

À côté, la promesse faite à Pascaline le préoccupait. — J’essaierai, avait-il dit. L’occasion était bonne. Maintenant ou jamais. Et sans l’avouer, il sentait en lui l’espoir, la volonté d’un rachat. Comment ? Il ne le savait pas. Il ne voulait pas formuler les problèmes insolubles que soulevait cette espérance. Il y avait le passé, il y avait Germaine, qui l’attachait à son ancienne vie. Mais il se refusait à y penser. « On peut toujours recommencer », avait dit Pascaline. Et il ne voulait pas voir au delà. Il voulait faire un effort loyal, total, que ne diminuât aucune pensée de doute.

Il chercha du travail. Il trouva un emploi de docker, pour une maison de déchargement de navires. Sa force lui permettait d’envisager ce métier, redoutable pour un homme moins robuste. Il en avait vu de plus dures, quand il filait à travers champs avec un énorme colis de tabac sur le dos.

Comme il est de tradition, pendant les premiers jours, ses camarades de travail l’essayèrent. On lui laissa le plus mauvais ouvrage. On dévora la besogne à un rythme accéléré. On essaya de le saouler, pour le voir ensuite mollir sur ses jambes, et défaillir devant l’ouvrage. Sylvain supporta tout, travail, charges écrasantes, courses de vitesse, petits verres, avec l’indifférence d’une robustesse inlassable. Et il fut dès lors admis dans la redoutable confédération des débardeurs.

Il gagnait beaucoup d’argent. Moins, naturellement, qu’au temps de la fraude, mais bien assez pour vivre à l’aise et mettre de l’argent de côté. Il donnait trois cents francs chaque semaine à Germaine. Le surplus, il le gardait pour se constituer un pécule. À quoi cela lui servirait-il ? Il ne le savait pas. Cela faisait seulement partie de son programme.

Le métier avait un second avantage : c’était de laisser de nombreux loisirs. Il n’y avait pas toujours des navires à décharger. Et puis, le soir, on s’arrangeait pour finir de bonne heure. On aimait mieux travailler le matin très tôt, quand la chaleur est moins accablante.

Cela convenait à Sylvain. Sitôt qu’il avait fini, qu’il avait devant lui quelques heures de liberté, il se lavait soigneusement, passait un veston propre, et, à vélo, filait jusqu’à Furnes.

Germaine, quand avait commencé cette nouvelle vie, n’avait guère montré d’enthousiasme. Trois cents francs par semaine, c’était beau, sans doute. Bien des femmes s’en seraient contentées. Mais ça n’était tout de même plus suffisant pour mener la vie facile à laquelle elle était accoutumée. Et d’ailleurs, depuis un certain temps, Germaine, avec l’intuition infaillible des femmes, devinait un changement profond chez Sylvain.

C’était vrai. Sylvain devait se l’avouer lui-même, il n’éprouvait plus devant sa femme les mêmes sentiments qu’autrefois. Longtemps il avait cru, il avait même dû réellement aimer Germaine. Il était tout jeune encore quand il l’avait rencontrée. Elle l’avait déniaisé. Elle avait été son initiatrice. Et les liens puissants de la chair l’avaient attaché à elle. À part de rares débauches en compagnie de camarades, elle avait été sa seule expérience amoureuse. Et, longtemps, il lui avait été reconnaissant des joies qu’ils avaient goûtées ensemble. C’est pour cela qu’il avait voulu, dès qu’entre eux s’était formé cet attachement, la voir quitter la maison infâme de madame Jeanne.

Ces choses-la, pourtant, s’usent à la longue. L’habitude affadit le plaisir qui n’est que de chair. Et Sylvain, tout de suite après avoir rencontré Pascaline, s’en était apercu. Depuis que cette chose pure et fraîche était entrée en lui, il y avait des pensées, des souvenirs qu’il eût voulu arracher de son âme. Il ne pouvait plus aimer Germaine. Il y avait trop de turpitudes, trop de saleté entre elle et lui. La pensée de tout ce qu’ils avaient fait ensemble, parfois, lui remontait dans la mémoire, l’écœurait, lui donnait la nausée. Elle savait le saouler de caresses, elle avait gardé de son ancien métier la connaissance honteuse des hommes, de leurs appétits, de leurs caprices de mâles. Et avec Sylvain, elle allait au-devant de ses désirs, elle l’épuisait, le vidait, lui aspirait ses forces, telle une goule affamée, et elle le laissait mourant de volupté, mais aussi dégoûté et plein d’écœurement.

Et puis, il lui avait pardonné depuis longtemps, mais tout de même, il se disait quelquefois que c’était sa faute, a elle, s’il était devenu Sylvain le contrebandier. C’était pour elle qu’il avait renoncé à la boxe, à cette passion du sport qui eût peut-étre fait de lui un champion. Germaine n’aimait pas tout cela. Les femmes veulent avoir celui qu’elles aiment dans leurs jupons, tout près d’elles. Elles jalousent d’instinct toutes les passions de l’homme qui ne vont pas à elles. Il semble qu’on les vole. Et si encore Sylvain avait pratiqué un sport moins périlleux, plus élégant. Mais la boxe risque de vous abîmer, de vous défigurer. Et Germaine trouvait Sylvain très beau. Elle attachait à son physique une extrême importance. Il ressemblait un peu à un acteur de cinéma. Et elle ne voulait pas qu’il continuat à boxer, qu’il lui revînt un beau jour avec un nez écrasé et monstrueux. Comme elle était dépensière, et que Sylvain n’admettait plus le partage, il avait bien fallu qu’il cherchât un travail plus rémunérateur. Mais jamais Sylvain ne retrouvait dans un journal, sur une affiche ou un programme, le nom d’un ancien camarade des jours glorieux, sans un douloureux serrement de cœur.

De cela, sans l’avouer, il gardait une rancune sourde à Germaine.

Mais la grande, la véritable raison de son involontaire changement d’attitude, c’était sa passion grandissante pour Pascaline. Ce sentiment puissant et secret, qui croissait chaque jour davantage en lui, comme un feu caché, sans qu’il s’en rendit compte, finissait par le posséder tout entier. Sylvain ne s’en apercevait que par instant, à des indices qui l’étonnaient, lui révélaient brusquement le bouleversement total de son être. Sans même le formuler, il sentait qu’il ne souhaitait plus maintenant qu’une chose, être le plus possible près de Pascaline. Il n’était plus heureux que là-bas. Ailleurs, il attendait le moment où il pourrait y retourner. Il passait des semaines entières dans l’attente de ces quelques heures. Et cette impatience n’était en rien comparable à la fièvre qui jadis le saisissait quand il allait aux rendez-vous de Germaine. C’était quelque chose d’infiniment plus calme et plus doux. Il ne comprenait pas pourquoi il pouvait tant aimer ces instants passés dans la petite auberge de Furnes. Quand il en repartait, il eût été incapable de dire à quoi s’étaient passées les heures qui, dans la vieille maison, fuyaient comme fuient les instants heureux. Des riens, des enfantillages qui jadis lui auraient fait hausser les épaules, suffisaient à l’occuper, là-bas, et même à lui procurer un bonheur paisible et profond qu’il ne s’expliquait pas. Tout près de Pascaline, sans raison, du seul fait de la présence de la jeune fille, Sylvain était indiciblement heureux. Il n’éprouvait aucun désir, seulement un contentement calme, une tranquillité, un apaisement de l’âme, comme si toutes ses aspirations eussent été satisfaites. Jamais il n’avait ressenti auprès de Pascaline une tentation trouble. L’idée d’un baiser ne lui serait même pas venue. Sa tendresse pour elle avait quelque chose de puéril. Il n’avait jamais rien connu de semblable.

Il en arrivait à s’amuser avec la jeune fille de choses qui autrefois lui eussent semblé des enfantillages. Au jardin, ou bien au cours de leurs promenades dans la campagne, aux environs, ils riaient follement tous les deux, tout le long du chemin. Pourquoi ? Sylvain se le demandait ensuite. Un rien, un mot drôle, un lapsus, une grimace, la forme singulière d’un arbre, d’un nuage, d’un caillou, suffisaient à provoquer ces rires, qui jaillissaient au moindre prétexte, comme si le bonheur des deux jeunes gens avait eu besoin de s’épancher et de se communiquer.

En quittant Pascaline, Sylvain oubliait tout cela. Il ne lui restait dans la mémoire qu’un rayonnement, un souvenir qui illuminait tout son être. Sur la route du retour, il marchait plus gaiement. Il ressentait une allégresse qui le soulevait, le transportait, lui donnait comme l’envie de dépenser un surcroît de forces.

Et jusqu’au jour où il pouvait enfin retourner là-bas, il vivait de souvenirs. Il lui arrivait de rire en se rappelant des choses dites par Pascaline, et qui les avaient amusés tous les deux. Il se surprenait à penser avec un inexplicable attendrissement à une fossette qu’elle avait à la joue, et qui se dessinait lorsqu’elle riait. Des pudeurs le prenaient. Des mots qu’il lâchait tout naturellement autrefois lui paraissaient grossiers maintenant. Il n’osait plus les dire. Il se sentait ému devant des spectacles qui jadis le laissaient indifférent. Il était pris quelquefois d’un attendrissement ridicule à voir un film, à écouter une romance d’amour, à regarder un clair de lune ou un beau paysage. Il devenait poàte à sa manière, s’en irritait comme d’un affaiblissement, d’une chose humiliante, et ne pouvait s’y dérober. Un respect tout nouveau de la femme, de l’innocence, de la jeunesse, l’empêchait maintenant de lâcher comme autrefois des plaisanteries galantes, quand il rencontrait quelque jeune fille.

Et il lui arriva plusieurs fois de pleurer en songeant avec désespoir à son enfance, au temps où il était encore tout naïf, tout honnête, digne de la fraîcheur candide de Pascaline…