Albin Michel, Éditeur (p. 153-163).
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XII


Sylvain avait promis au grand Fernand d’aller prendre dix kilos de tabac chez lui le mardi suivant. Il avait des clients à fournir, du côté de Loon. Il pensait y aller à vélo, sous un déguisement quelconque, suivant son habitude. Mais la veille au soir, en revenant chez Germaine, il tomba de machine et se fit au genou une contusion douloureuse. Il lui serait impossible de partir le lendemain pour Loon.

Il envoya donc Germaine chercher César, à côté. Et il s’entendit avec lui. Moyennant le partage du bénéfice, César consentit volontiers à faire l’opération à la place de Sylvain. Sylvain indiqua soigneusement les clients à visiter et les quantités à livrer. Et le lendemain matin, César se mettait en campagne.

Il partit à pied. Il n’était plus aussi solide qu’autrefois, et la bicyclette demandait plus d’haleine qu’il n’en possédait encore. Les petits verres, les femmes et le tabac lui avaient, comme il disait, coupé les jambes. Il se proposait donc d’aller à pied chez le grand Fernand. Et de là, il prendrait le tramway aussi longtemps qu’il le pourrait dans la direction de Loon. C’était plus dangereux, il le savait. La loi établit ainsi de subtiles distinctions entre la fraude à pied et la fraude sur véhicule, la brouette et la bicyclette étant assimilées au premier groupe, la baladeuse, le tram et l’auto étant classés dans le second.

Mais César espérait bien n’être pas pris. Il emportait avec lui un grand panier où il mettrait son tabac. Il le déposerait sur la plate-forme, dans un coin du tramway. Et s’il était interrogé par un gabelou quelconque, il ferait l’innocent, il nierait mordicus être le propriétaire du colis. Ce stratagème lui avait déjà réussi, une fois.

À neuf heures, son panier vide sous le bras, César arrivait devant la maison du maître-fraudeur. Avant d’entrer dans la cour, par prudence, il inspecta longuement la rue, n’y vit rien d’anormal. Alors il entra chez le grand Fernand.

L’homme était en train de casser du bois dans sa cour.

— Salut, eh, dit César.

Le grand Fernand se retourna.

— Tiens, v’là César. Et quelle nouvelle ?

— Les nouvelles sont bonnes. T’as mon tabac ?

— Quel tabac ?

— Le tabac de Sylvain.

— Il ne vient pas lui-même ?

— Non. Il s’est amoché, hier, avec sa bécane.

— Ah, fit Fernand. C’est embêtant.

— Oui. Mais on s’est arrangé. C’est moi que je vas porter pour lui.

Le grand Fernand paraissait contrarié. Il se grattait le nez, semblait réfléchir à quelque chose.

— On dirait que ça te tracasse ? dit César.

— Moi ? non. C’est pas ça. Je pensais à quelque chose.

— À quoi ? demanda César, qui ignorait la discrétion.

— À rien. Alors, tu veux son tabac ?

— Et alors, si je le veux. Je suis venu exprès pour ça.

— Entre.

Le grand Fernand précéda César dans la cuisine, alla chercher dans son grenier quarante paquets d’une demi-livre de tabac, et les mit au fond du panier de César. Par-dessus, on disposa une couche de petit hois cassé.

— Et voilà, dit César.

— Dix kilos à vingt-cinq francs, ça fait deux cent cinquante francs.

— Tout juste.

César paya, mit le panier sur son épaule. Il serra la main du grand Fernand, et sur un « bonne chance » cordial, il sortit dans la cour. Sur le trottoir, la femme de Fernand l’avait précédé, et attendait l’arrivée d’un tramway. Quand elle en vit arriver un, elle appela César qui attendait dans la cour. Et César sortit, sauta sur la plate-forme avant, et partit.

Alors, la femme rentra.

— Sale affaire, dit-elle.

— Oui, grommela Fernand. Je me demande ce que va dire Lourges.

— C’est pas ta faute, après tout.

— Non, mais il ne va pas le comprendre comme ça, lui. Il veut Sylvain, il n’a pas besoin de César.

— Il en sera quitte pour recommencer.

— Tu penses ça, toi ? César arrêté, Sylvain va se méfier.

— Mais Lourges ne va pas arrêter César ?

— Pas Lourges, mais les noirs. C’est pas Lourges qui guette. Il a mis deux copains. C’est moi que je le lui avais conseillé. Parce que Sylvain n’est pas commode. Et s’il en veut à Lourges, il ne se serait pas laissé arrêter. Ça aurait fait du vilain.

— Alors, César est foutu, comme maintenant ?

— Foutu. Et je vois d’ici la tête de Lourges quand on va lui amener un oiseau qu’il n’attendait pas. On est jolis, nous autres, avec tout ça.

— César ne se laissera peut-être pas pincer ?

— Il est forcé d’être pincé. Les deux noirs l’attendaient dans le bistro à côté. Ils sont montés dans le même tram que lui, je les ai vus.

— Et lui, il ne les a pas vus ?

— Non. Ils ont grimpé en arrière, et de l’autre côté. Enfin, c’est pas notre faute, on le dira.

Pendant ce temps, César, sur son tram, filait vers Loon. Il avait, suivant sa tactique, déposé son panier dans un angle de la plate-forme. Et, tout près du marchepied, il fumait paisiblement sa cigarette en regardant défiler les maisons, quand la porte du compartiment intérieur s’ouvrit. Deux hommes en sortirent. D’instinct, César, qui s’était retourné, devina en eux des noirs.

Il y avait cinq ou six personnes sur la plate-forme. Les noirs regardèrent le panier, cherchèrent des yeux, parmi tout le monde, César, et, s’adressant directement à lui :

— À qui, ce panier ? de :

— Je sais pas, dit César.

— Pas la peine de faire la bête, hein, cria l’un des douaniers, on t’a vu monter avec.

Il se baissa, fouilla dans le panier. César, avec décision, en profita pour agir. Il bouscula un vieil homme qui, devant lui, lui barrait le chemin. Et il sauta sur le marchepied, se pencha au dehors, et sauta sur le pavé. Il reçut juste à ce moment un coup formidable derrière la tête. Et il s’effondra. Il lui sembla s’enfoncer dans une masse d’eau qui lui emplissait les oreilles, le submergeait, le noyaït dans une montée bouillonnante. Il en entendait confusément le gargouillement. Ce bourdonnement couvrait tous les bruits, autour de lui.

Puis, lentement, il lui sembla qu’il émergeait. Le bouillonnement fut moins fort. Des murmures de voix devinrent perceptibles, s’accentuèrent. Et quand César retrouva ses esprits, il se vit assis sur le trottoir, des menottes d’acier aux poignets. Il leva les yeux. Il vit les deux noirs de tout à l’heure. Et tout de suite il se souvint.

— Ah, ah, t’as pensé de filer, se gaussa l’un des douaniers. Mais t’as plus affaire aux gourdes de la fois passée, tu sais. Allez, debout, Sylvain.

César comprit que les noirs croyaient avoir arrêté son camarade. Il dédaigna de s’expliquer. D’ailleurs, il avait mal à la tête. Il se contenta de suivre docilement les deux hommes, jusqu’au poste de gendarmerie. En chemin, il se serrait contre l’un des douaniers, parce qu’il n’aimait pas se promener ainsi par la ville, les poignets enchaînés dans le cabriolet.

Au poste, Lourges attendait. Il fut ahuri de voir paraître César au lieu de Sylvain. Et ne put s’empêcher de s’exclamer :

— Mais ce n’est pas lui !

— Pas lui ? dit l’un des noirs. Si, si, on ne l’a pas lâché d’une semelle.

— Cré nom de… jura Lourges. On est refaits.

César commençait à comprendre.

— Si c’est pas moi, alors, faut me relâcher, gouailla-t-il.

— Ta gueule, enflé, cria Lourges. Et d’abord, toi, on t’a, on te tient. Ton compte est bon.

— Il paiera pour l’autre, ajouta l’un des noirs.

César, confié aux gendarmes, fut enfermé dans le poste. Et là, il eut tout le temps de réfléchir. La brutalité avec laquelle on l’avait arrêté, les paroles du douanier, qui l’avait appelé Sylvain, avait parlé de la bagarre de l’autre fois, l’exclamation de Lourges, tout indiquait qu’on avait attendu Sylvain. D’ailleurs, c’était bien Sylvain qui se serait fait prendre, s’il n’avait pas été empêché de venir. On savait donc qu’il allait passer chez Fernand. Et César se rappela alors l’air désappointé du maître-fraudeur, quand il l’avait vu arriver.

— La crapule, pensa-t-il. Il m’a « donné » !

Il n’eut dès lors plus qu’une pensée, avertir Sylvain et les amis que Fernand trahissait, qu’il n’était qu’une bourrique.

— Vers une heure, on lui ouvrit. Deux gendarmes le firent sortir.

— Où qu’on va ? demanda-t-il.

— Aux prévenus.

On sortit, César encadré entre les deux gendarmes.

En route, on parla. César raconta comment il s’était fait prendre, ce qui amusa beaucoup les gendarmes. Comme on ne l’avait pas fouillé, il avait encore sur lui, entre sa chemise et son gilet, une trentaine de paquets de cigarettes. Il en donna deux paquets à chacun de ses gardiens. Et il leur demanda si on ne pourrait pas faire un petit détour par le poste de police auquel était attaché son camarade Jules.

Là, on enira dans un petit café, on fit appeler Jules. Il vint.

— Tu vois, fit-il sans surprise, je te l’avais dit, que tu serais encore pris.

— Dis, je ne t’appelle pas pour me faire de la morale, répliqua César. Tu veux faire une commission à ma femme ?

— Oui.

— Dis-lui que je suis pincé, qu’elle doit lâcher le métier. Elle n’a qu’à retourner à la chicorée. Ça vaudra mieux que de venir me rejoindre à la cellulaire.

— T’es marié ? demanda un gendarme.

— Oui.

— Fais-lui porter le reste de tes « sèches », à ta femme. Ça lui fera toujours des sous en attendant.

— Merci, dit César.

Et il confia ses paquets de cigarettes à Jules.

— Ce n’est pas tout, dit-il encore. T’iras trouver Sylvain. Et tu lui diras de remercier le grand Fernand pour ce qu’il a fait pour moi. T’as bien compris ?

— Oui.

— Ah, tu lui diras encore que je lui donne Tom. Pour ma femme, il sera trop cher à nourrir, maintenant. Et faut pas le tuer, c’est un bon chien.

— Tu sais pas pour combien t’en auras ?

— Non, mon vieux. Mais j’en ai trop fait, déjà, tu comprends. Ils ne me lâcheront pas de sitôt.

— Tu vois, si tu m’avais écouté…

— Oui, ça va, ça va…

Il tira encore son portefeuille, chercha dedans, hésita.

— Tiens, tant pis, tu lui donneras encore trente francs. Moi, là-bas, j’ai pas besoin de pèse. Je ferai des couronnes, pas vrai ?

Les deux gendarmes rirent.

— Allez, demanda l’un d’eux, t’as fini ?

— C’est tout.

— Au revoir, César, dit Jules.

— Au revoir, vieux.

Jules paya les consommations. César se leva, et, toujours entre ses deux gardiens, il s’en alla. Sur le seuil de la porte, Jules le regardait partir. Maintenant que César croyait n’être plus vu, il avait baissé la tête, et, le dos voûté, diminué, l’air las, il paraissait petit, entre ses gardes.

— Bougre de… chercha Jules, ne trouvant pas un terme qui conciliât son amitié et sa réprobation.

Et, le cœur serré, avec une gravité triste, il s’en fut exécuter les volontés de César, comme s’il s’était agi d’un mort.