Albin Michel, Éditeur (p. 141-152).
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XI


— Laissez, madame, proposa Sylvain, je vais faire ça à votre place.

La vieille tante de Pascaline, quand il entra dans l’antique cabaret, était en train de couper les cheveux de son mari, maniant délicatement les ciseaux autour des oreilles du vieillard.

— Vous savez aussi faire ça, demanda-t-elle.

— Vous savez bien que je sais tout faire, dit Sylvain en riant. Et il lui prit les ciseaux, il se mit à tailler dans la barbe rude et blanche.

Il était maintenant devenu le familier de la maison. Il ne venait plus en Belgique sans passer là sa journée. Il s’était pris pour ce coin perdu d’un amour nostalgique. Il lui semblait y avoir déjà vécu. C’était là, qu’aurait dû logiquement se passer son existence, si les choses avaient été comme elles devaient être. Il y était chez lui. Il aimait tout de ce morceau de verdure perdu dans la lande, les arbres, le jardin, le canal, la maison. Quand il arrivait là, il lui semblait remonter en arrière, dans le cours des années. Il n’était plus Sylvain le fraudeur. Il ne pensait même plus à son métier, à tout ce qu’il laissait derrière lui, là-bas, et qu’il retrouverait le soir. Il se sentait redevenu le Sylvain de ses quinze ans, le Sylvain courageux et honnête encore, qui espérait naïvement trouver le bonheur dans une vie de labeur paisible. Ici, les choses lui paraissaient plus simples, comme dépouillées de cette complication que son dangereux métier lui faisait trouver partout. C’était un des rares endroits où il se sentît en sécurité, où il ne craignît pas de sentir sur son épaule, brusquement, la poigne brutale de la police. On ne parlait pas de tabac, ni de douane, dans la vieille auberge. Ces choses-là n’existaient plus. Il n’y avait plus qu’un Sylvain joyeux et toujours content, qui retrouvait avec un bonheur indicible le genre de vie pour lequel, sans le savoir, il avait été fait.

— Vous coupez comme un vrai coiffeur ! s’exclama la vieille femme.

— Attendez que ce soit fini, dit Sylvain, vous ne le reconnaîtrez plus.

Avec adresse, il coupait les longues mèches de barbe et de cheveux. Les poils blancs et raides tombaient dans la serviette qu’Henriette avait nouée en guise de peignoir autour du cou de son mari. Celui-ci avait ôté sa casquette. Il l’avait posée sur une chaise, à côté de lui, et avait mis dedans ses lunettes. Et, les yeux clos, il restait immobile ; avec son collier de barbe de neige, son grand front dénudé, ses yeux fermés, et la courbe altière de son nez, on eût cru voir une tête de Christ, vieillie et douloureuse. Sylvain saisissait entre le pouce et l’index une touffe de poils. Les ciseaux se refermaient en claquant. Et une nouvelle brèche s’ouvrait dans la masse blanche qui couvrait la peau toute amincie et fripée du crâne. Ou bien Sylvain relevait le menton, en ayant soin de placer une main derrière la nuque du vieillard, pour soutenir la tête lasse. Et il coupait les longs poils durs de la gorge, doucement, avec précaution, pour ne pas prendre entre les lames des ciseaux la peau flasque et toute plissée.

L’opération achevée, la tante dénoua avec précaution la grande serviette, et la plia sur elle-même pour aller la secouer dehors. Le vieillard reprit sa casquette et ses lunettes avec un air de profonde satisfaction. Puis, très fatigué par cette opération, il alla se plonger dans son fauteuil, passant de temps en temps, avec contentement, une main prudente sur son menton et ses joues.

— Il est rajeuni de dix ans, s’exclama la tante Henriette en rentrant.

— N’est-ce pas ? dit Sylvain. Et qu’est-ce que je vais faire, maintenant ?

— Le jardin, si vous voulez, proposa la tante.

Et Sylvain prit sa bêche et s’en fut au jardin.

Il faisait un peu tous les métiers, maintenant, dans la vieille maison. Ç’avait commencé par de petits services, des coups de main obligeamment offerts pour soulager les bras débiles des deux vieillards, ou les mains tendres de Pascaline. Pomper de l’eau, casser du bois, bêcher la terre, cela convenait mieux à Sylvain qu’à ses hôtes. Et c’est ainsi qu’insensiblement, on s’était accoutumé à le voir travailler, faire les dures besognes comme s’il avait été le maître de la maison. Y avait-il une serrure détraquée, une vitre brisée, des tuiles enlevées, on attendait la venue de Sylvain pour faire la réparation. La tante Henriette s’habituait peu à peu à dire : « Sylvain le fera », quand elle se trouvait devant une besogne au-dessus de ses forces. Et sa confiance en Sylvain, jamais détrompée, s’accroissait après chaque expérience. Sylvain savait tout faire, réparer les pompes, ressouder les gouttières, cimenter un dallage, démonter une horloge. Il devenait l’homme, dans la maison, il remplaçait peu à peu les forces usées du vieux Samuel.

Et au cours de cette saison, on le vit partout, dans les mille recoins de la vieille demeure, nettoyant le jardin, sciant et rangeant la provision de bois. Grâce à lui, la tante Henriette put envisager et mener à bien des entreprises qui, autrefois, l’épouvantaient. Ce fut Sylvain qui refit tout le dallage de l’auberge, qui consolida la charpente du toit, qui en rejointoya les tuiles. Avec ça, ingénieux, habitué à se tirer d’affaire avec des moyens de fortune, il s’acquérait la sympathie d’autant plus grande de la vieille tante, qu’elle n’aimait pas dépenser l’argent. Aussi le portait-elle aux nues.

Mais, — il se le disait encore en suivant les allées, son outil sur l’épaule, — ce qu’il aimait encore le mieux, c’était travailler au jardin. Il y était tranquille. Cette paisible et attachante occupation accaparait ses pensées, non pas tyranniquement, comme un souci ou un chagrin, mais sans violence, l’incitant seulement à une rêverie calme, tandis qu’il enfouissait les semences et sarclait les allées.

Ce jour-là, il repiqua des poireaux. Il les comptait au fur et à mesure qu’il enterrait dans le sol leurs racines blanches. Et il ne s’ennuyait pas. Il ne pensait à rien qu’à son travail, cependant. Mais cette vie végétative, ce repliement sur lui-même, le reposait, le changeait de la perpétuelle tension quotidienne. Et quand il eut achevé son parc de poireaux, il alla s’allonger dans l’herbe, au pied d’un de ses amis les grands arbres, et il ne bougea plus, il laissa courir sa pensée à la traîne des grands nuages d’ouate qui découpaient sur le bleu vif du ciel la blancheur de leurs cimes de neige. Autour de lui, les masses de feuillage des arbres palpitaient d’une vie frémissante. Quand on fermait les yeux, le chant continu de leurs frondaisons semblait le murmure des vagues. Et le vent frissonnait, prenait corps en les traversant. On le voyait passer d’un arbre à l’autre, ébranler cette immobilité, y mettre comme une rumeur d’éveil. Les branches pliaient doucement. Les feuilles chuchotaient, se frôlaient avec un bruit doux et fort de froissement. Et on voyait leur masse se moirer de nuances plus pâles, sous l’effort de la brise qui les relevait en y faisant jouer le soleil. Un long balancement régulier, une houle calme berçait tout le panache des arbres. L’un après l’autre, on les voyait se pencher doucement, se relever, comme s’ils avaient transmis au voisin la charge qui les inclinait. Et cela aussi rappelait la mer, les barques qui, tour à tour, saluent d’un lourd effacement le passage de la brise. Ce bercement éternel assoupissait Sylvain, l’emportait très loin, le vidait de toutes ses pensées, et le laissait parfaitement heureux, dans cette torpeur de son cerveau. Il perdait conscience de son orientation, il n’eût su dire à quelle cadence rapide ou lente fuyait le temps. Il oubliait le jardin, l’auberge, et le monde…

Des pas le rappelèrent à la réalité. Il se releva, la tête lourde, étourdi par tout le sang qui s’y amassait. Ces moments-là étaient pénibles. Mais il reconnut Pascaline, et il fut content. Elle apportait un livre pour se reposer à l’ombre.

— Vous avez déjà fini ? demanda-t-elle.

— Oui. Aujourd’hui, je suis paresseux.

— Moi, je le suis toujours, dit Pascaline, rieuse. Ma tante vous l’a déjà confié, hein ? Mais c’est si agréable.

— Oui, dit Sylvain. Moi, je voudrais passer toute ma vie comme ça…

— Moi aussi. C’est-à-dire, pas toute ma vie, quand même. De temps en temps, seulement.

— Moi, toute ma vie, affirma Sylvain. Vous ne trouvez pas que ça passe trop vite, autrement ?

— Non, avoua Pascaline.

— Si. Vous verrez. On ne se voit pas vivre. Et quand j’y pense, ça me décourage. On cherche tellement à se faire une belle vie qu’on se la gâche sans s’en apercevoir. Pour en profiter vraiment, il faudrait être toujours comme j’étais tout à l’heure, à ne penser à rien, à se sentir seulement vivre. Comme ça, on ne perdrait pas son temps.

— Vous êtes drôle…

— Oui. Avant de venir dans cette maison je n’avais jamais pensé à tout cela. Et maintenant, je trouve que je ne vis vraiment qu’ici. Ailleurs, j’attends…

— Quoi ?

— D’être ici. On dirait que je suis fait pour vivre dans ce coin. Je suis à peine arrivé que je me sens comme dans ma maison. Je ne demande plus rien. Il ne me manque plus rien. Et j’ai ressenti ça la première fois que je suis venu chez vous…

— Peut-être que vous auriez aimé être un jardinier ?

— Peut-être bien.

Sylvain reprit sa bêche, regarda Pascaline avec un bon sourire. Et il s’éloigna, il se mit à retourner une nouvelle plate-bande, à gestes lents.

Pascaline le suivait des yeux. Cette conversation avait mis son esprit en travail. Et elle revint près de Sylvain, elle se remit à l’interroger, le regardant de son regard franc et naïf, devant lequel Sylvain se sentait sans force, incapable de dissimuler.

— Et pourquoi ne le faites-vous pas ?

— Quoi ?

— Hé bien, le métier de jardinier ?

— Ah, vous en étiez encore là ? Parce que… Parce que… je n’aime pas plus que ça, au fond.

— Pourquoi n’êtes-vous pas content, alors ?

— Parce que c’est ici que je voudrais être jardinier, comme vous dites. Ailleurs, c’est drôle, mais ça ne me dirait rien du tout.

Et Sylvain rit, un peu embarrassé de devoir ainsi exprimer des choses qu’il ne comprenait pas très clairement, lui-même. Il regrettait maintenant de s’être ainsi avancé. Il eût voulu reprendre ses paroles. Mais avec son ingénuité de toute jeune fille, Pascaline continuait impitoyablement son inquisition.

— C’est notre maison qui vous plaît ? demanda-t-elle.

— C’est tout, dit Sylvain.

— Ça n’est pas si beau, chez vous ?

— Nulle part.

Il avait lâché de nouveau sa bêche.

— D’être venu ici, mademoiselle Pascaline, ça m’a changé. Vous ne pouvez pas comprendre, n’est-ce pas… ?

— Non, dit Pascaline.

— … Mais j’ai trouvé quelque chose qui me manquait, qui n’existait pas dans la réalité, à ce que je croyais. J’en avais rêvé souvent. Mais je pensais que c’était impossible à trouver.

— Et de quoi rêviez-vous ? interrogea Pascaline.

— De tout ce qui est ici, d’un jardin comme ça, de grands arbres, de vieilles gens qui ne seraient pas mauvais, d’une jeune fille comme vous, avec qui j’aurais pu parler comme nous parlons maintenant…

— Et c’est si rare que ça ?

— Les gens que j’ai rencontrés n’étaient pas comme vous. C’est bien dommage. Mais il est déjà tard, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Pascaline, sans comprendre.

— Dans la vie, on passe comme ça à côté d’un tas de choses…

Il y eut un long silence. Sylvain s’emplissait les yeux du décor touffu et charmant, avec la vieille maison enfouie sous les framboisiers, la perspective des arbres énormes qui déployaient très haut leur panache, et le fond pur du ciel bleu.

— Vous n'êtes pas gai, aujourd’hui, murmura Pascaline. D’habitude, vous êtes si amusant !

— Vous ne pouvez pas savoir… Quelquefois, voyez-vous, je me dis que je ne devrais plus revenir.

— Mais vous nous feriez de la peine à tous !

— … Ou bien alors, ne revenir que plus tard, quand je pourrais… Seulement, à ce moment-là, il sera trop tard… Il faudrait tout recommencer, hein ?

— On peut toujours recommencer, murmura Pascaline, comme pour elle-même.

Sylvain leva les yeux sur elle, la regarda avec une attention anxieuse. Elle était devenue grave. Et cela changeait son air d’enfant, faisait plus hardi son regard bleu ; la fillette s’effaçait. Derrière, la femme transparaïssait, mûrie, transfigurée par la solennité de l’instant. Ses cheveux roux volaient autour de son visage sans qu’elle songeât à les rattache. Et, face au vent qui passait sur son front, elle semblait interroger en silence l’horizon lointain des dunes, y chercher pour la première fois l’explication de son destin.

— Vous croyez ? demanda Sylvain d’une voix profonde et qui tremblait, vous croyez ?

Et sans s’en rendre compte, il avait joint les mains, comme pour une prière.

— On peut toujours, répéta Pascaline.

Une émotion gonfla le cœur de Sylvain, une exaltation douce, qui lui mettait des larmes au bord des paupières.

— Alors, j’essairai, dit-il tout bas.

Et ce fut tout. Il n’y eut jamais rien de plus, entre Pascaline et lui.