Albin Michel, Éditeur (p. 131-140).
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X


C’était une des grandes raisons de la force de Lourges, que cette audace avec laquelle il venait affronter chez eux, dans leur repaire, les apaches et les fraudeurs les plus redoutés de la police et de la douane. Mais les quartiers suspects, les maisons borgnes réputées comme des coupe-gorge, Lourges les fréquentait sans le moindre émoi.

Il avait gardé de sa jeunesse cette assurance. Car Lourges avait un passé orageux. Lui-même avait sur la conscience quelques exploits de fraude qui eussent honorablement figuré à l’actif d’un contrebandier dangereux. Il s’était assagi, il avait compris qu’il valait mieux se ranger du côté du plus fort. Et, entré finalement dans la brigade mobile, il était devenu célèbre dans le monde des fraudeurs par son invraisemblable témérité, et par la chance avec laquelle il avait su opérer plusieurs belles prises.

Cela lui était utile, maintenant, d’avoir fréquenté la pègre. Il en connaissait les mœurs et la mentalité. Il savait tous les stratagèmes, toutes les ruses de cette guérilla perpétuelle qui divise les douaniers et les contrebandiers. Et, à fréquenter les bas-fonds et les cabarets louches, il apprenait, mieux que partout ailleurs, de précieux renseignements.

Par goût, d’ailleurs, il aimait ce milieu. Cela lui rappelait sa jeunesse, les temps héroïques où il était de l’autre côté de la barricade. Et puis, il aimait les femmes. Il lui plaisait d’entrer là en maître, de leur en imposer par sa réputation, par sa hardiesse. Il s’était de la sorte créé une réputation de Don Juan, qui lui attirait à la fois de la considération et des haines sournoises.

C’était téméraire à lui, de provoquer ainsi chez eux ceux qu’il combattait. Mais tout en connaissant le danger, il le bravait avec une insouciance d’homme courageux, et qui sait pouvoir se fier à ses muscles et à son sang-froid.

Donc, ce jour-là, sans avoir à demander de plus amples explications, il se rendit chez le grand Fernand, qu’il connaissait de longue date comme un important maître fraudeur.

Il savait où était la maison du bonhomme : quai du Leughenaer, à deux pas du port. Le grand Fernand masquait son métier de contrebande sous le couvert d’un petit commerce de bois cassé. Il était midi, à peu près, quand Lourges, sans frapper ni sonner, pénétra par un étroit portail dans une courette noire et triste, encombrée de bois de démolition, où il fut accueilli par les aboïements étranglés et furieux d’un grand chien gris, heureusement enchaîné. Ces clameurs firent apparaître sur le seuil de la cuisine une femme d’une quarantaine d’années, au teint jaune. Lourges s’avança vers elle, très près, et tout en lui demandant : « Fernand n’est pas là ? » il passait hardiment la tête à l’intérieur de la cuisine. Ce qui dispensa la femme de répondre. Car le grand Fernand était là, effectivement, occupé à vider une assiette de soupe.

— Ah, fit-il, l’air gêné, en apercevant Lourges.

Et sans attendre une invitation, Lourges entra.

— Ça va ? demanda-t-il, l’air bon enfant.

— Oui, dit l’autre, pas très à l’aise. T’avais besoin de moi ?

— Oui.

— Assieds-toi.

Lourges prit une chaise. La femme de Fernand comprit le clin d’œil que lui adressait son mari, et elle emplit une assiette de soupe pour le visiteur. Sans façon, Lourges s’attabla à côté du maître fraudeur, et se mit à manger.

— J’étais venu te demander un service, dit-il tout en vidant son assiette.

— Quoi ? demanda le grand Fernand, un peu rassuré en voyant l’air paisible de son visiteur.

— Je te dirai ça plus tard. Faudrait qu’on soit tranquilles.

Le grand Fernand regarda un instant Lourges, l’air interrogateur, de ses gros yeux marron filigranés de rouge. Il ne put rien lire sur le visage impassible du douanier. Alors, s’adressant à sa femme :

— T’as pas de course à faire, Mélie ?

— Non.

— Bon. Va chercher un litre de bière, alors.

Et, Mélie sortie, Fernand tourna de nouveau vers Lourges son long visage maigre.

— Voilà, dit-il, on est tranquilles, maintenant. De quoi qu’il retourne ?

Lourges, qui avait fini sa soupe, repoussa son assiette, éloigna sa chaise de la table, et, se tournant vers Fernand, le regardant en face, fixement, durement :

— Hé bien, vieux, je n’irai pas par quatre chemins. Je sais que tu fais du trafic…

— Du trafic ?

Fernand avait pâli. Sous ses joues maigres, on vit se contracter les muscles de ses mâchoires. Et le pli de ses narines se pinça, devint plus blanc. Il maîtrisa son émotion, cependant. Et il demanda :

— Quel trafic ? Je ne comprends pas.

— Fais pas la bête, répliqua Lourges, brutal. Tu fais de la fraude, l’ami. Pas la peine de me dire que non. J’ai qu’à faire une perquisition, et tu es dedans.

— Pas vrai, nia encore Fernand, sans assurance.

Lourges haussa les épaules.

— Je te croyais plus malin. T’es bête, de t’entêter comme ça. Tu devrais pourtant comprendre que si je voulais te chercher des puces, je ne te préviendrais pas comme je le fais, gentiment. Hein ? Alors, pourquoi faire comme si tu ne comprenais pas ? Ce serait si simple de me dire tout bonnement : « Oui, mon petit Lourges, je fais de la fraude, à ton service. »

— Tu te fous de moi ? demanda le grand Fernand, ne comprenant pas où tendait toute cette conversation.

— Non, je suis très sérieux, au contraire. Et je n’ai pas plus de temps à perdre que toi. Toutes ces blagues-là, c’était seulement pour te dire que je connaissais tes petites affaires. On est d’accord sur ce point ?

— Mettons, concéda le maître fraudeur.

— Bon, continua Lourges, sans insister davantage. Eh bien, tu n’es pas malin. Combien gagnes-tu au kilo ?

— Hein ? demanda Fernand, interloqués, combien je… Tu…

— Huit francs ? Neuf francs ? Mettons dix. Eh bien, moi, à ta place, je gagnerais bien plus que ça.

— Et comment ?

— Ça t’intéresse, ça, hein ? gouailla Lourges. Par les primes, parbleu. Tu vends ton tabac, honnêtement, à bon prix, payé comptant. En même temps, tu me préviens quand on vient le chercher. Et nous partageons la prime.

— Je ne mange pas de ce pain-là, Lourges, dit Fernand, en pâlissant davantage encore. Et il se leva, repoussa brusquement sa chaise. Lourges, lui, resta assis, gardant son calme ironique. Et, regardant Fernand d’en bas :

— T’as tort, Fernand, t’as tort. Il est pourtant plus facile à gagner. Mais en ce cas, tu comprends, j’ai plus de raison de te ménager, moi. Je suis encore loyal de te prévenir. Ne fais plus entrer ici un poil de tabac. Débarrasse ta maison, nettoie-la du grenier à la cave, ne garde pas une malheureuse cigarette. Parce que les perquisitions, les visites, les enquêtes et tout le barda, ça va marcher, maintenant. Et je te le dis, retiens-le, Fernand le moraliste, si tu as le malheur d’avoir dans toute ta boutique un bout de tabac gros comme ça, un mégot, une étiquette seulement, je le saurai. Et ça te coûtera cher. Tu connais Lourges, hein ? Quand il veut avoir quelqu’un, il l’a. Compris ?

Il y eut un lourd silence.

— Combien que j’aurai ? demanda enfin Fernand.

— La moitié de ma prime, en plus de ta part de prise.

— C’est bon, dit le maître-fraudeur en se rasseyant.

— On est d’accord ?

— Faut bien.

— Qu’est-ce que tu préparais, comme maintenant ?

Fernand hésita encore.

— T’es bête ! Puisqu’on est d’accord ! insista Lourges.

Fernand, avec effort, se décida.

— J’ai une auto qui doit passer demain, dit-il.

— Où ?

— À Hondschoote, au pont du Cerf.

— Bon. On la laissera passer. À qui vends-tu le chargement ?

— À des Parisiens. Ils doivent venir le prendre mercredi matin. Ils ont une camionnette.

Lourges nota le tout sur son carnet.

— Faudrait pas qu’ils soient pris trop près dit Fernand. Ça pourrait me nuire.

— Compris. On les filera en auto. On ne les arrêtera que plus loin, sur la route. Et comme je t’ai promis, moitié pour toi, moitié pour moi. Il y a du danger ?

— Non. N’y en a qu’un, celui qui conduit… Les autres ont trop la frousse, ils se laisseront faire sans rouspétance.

— C’est bien. Mais ce n’est pas tout.

— Si, c’est tout, affirma Fernand.

— Pour toi, mais pas pour moi. Tu connais un appelé Sylvain ? Pas la peine de me dire que non, je le sais.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? J’en connais bien d’autres.

— Les autres, je m’en fous. Celui qui m’intéresse, c’est Sylvain.

— Pourquoi ?

— Parce que je veux le pincer.

— Il t’a fait quelque chose ?

— J’ai mes raisons. Hé bien, il vient ici, hein ?

— Quelquefois.

— Il vend du tabac ?

— Oui.

— Il ne va pas en Belgique ?

— Rarement. Il achète surtout en France, ici et ailleurs.

— Bon. Si tu me le fais prendre, je t’abandonne toute ma part de prise.

— J’aime pas beaucoup, tu sais. C’est un gentil garçon, un bon copain. T’en a pas un autre, n’importe lequel ?

— C’est Sylvain que je veux prendre. Pas la peine de chercher midi à quatorze heures. Le sentiment, ça ne me connaît pas. Il vient ici à pied ?

— Ou en vélo.

— Il te prévient ?

— Il me fait demander la veille si j’ai du tabac.

— Alors, tu le sais toujours d’avance. Bon. Quand il te préviendra qu’il va venir, tu me le feras dire tout de suite. Sois tranquille, je sais tenir ma langue.

— Faudrait pas non plus qu’on l’arrête à ma porte, parce que ça m’amènerait sûrement des ennuis avec les autres. Moi, faut que je vive, hein ?

— Bien sûr. Mais sois tranquille, tu n’auras qu’à gagner à l’affaire.

Lourges se levait.

— Tu n’attends pas ma femme ? demanda le grand Fernand, plus à l’aise, maintenant. Tu boirais un verre de bière.

— Merci : mais sur la soupe, je n’y tiens pas.

Lourges sortit dans la cour. Le maître-fraudeur le reconduisit jusqu’à la rue. Sur le seuil, ils se serrèrent la main.

— Tu n’oublieras pas ? demanda encore Lourges, avec un regard où se lisait une menace non dissimulée.

— Tu peux être tranquille.

Et Lourges, sur cette promesse, quitta le grand Fernand, qui le vit partir sans regret.