Albin Michel, Éditeur (p. 80-95).
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VI


César et Sylvain ne rentrèrent qu’après dix heures. À ce moment, il n’y avait plus dans le café que M. Henri, plongé dans une conversation particulièrement intéressante avec Lourges. Le douanier, petit verre par petit verre, avait à peu près grisé son partenaire, qui, pour faire marcher son commerce, se dévouait volontiers. Et tandis que M. Henri parlait de ses ambitions, de ses projets futurs, Lourges, lui, l’interrogeait sur Germaine, par phrases adroites qui arrivaient, peu à peu, à élucider les points obscurs. Lourges s’intéressait à Germaine. C’était le genre de femme qui lui plaisait, jeune, grasse, robuste. Elle avait de beaux yeux luisants, qui pour un connaisseur révélaient la femme sensuelle et bien vivante. Elle paraissait honnête. Et cela, dans ce milieu, lui donnait un attrait de plus. Enfin Lourges avait cru deviner chez elle un certain intérêt pour lui. À force de questions incidieuses il finit par savoir qu’ancienne pensionnaire de madame Jeanne, elle s’était mariée, et passait pour sérieuse, ayant un mari qui gagnait beaucoup d’argent, et qu’elle paraissait aimer. Toutes ces difficultés ne faisaient qu’échauffer Lourges davantage.

Quand César et Sylvain entrèrent, Lourges ne prêta que peu d’attention à ces nouveaux venus, qui passèrent tout de suite dans la cuisine, en habitués. Il le regretta aussitôt, d’ailleurs, M. Henri lui ayant dit :

— Hé bien, vous l’avez vu ? C’est lui, le mari.

Lourges se retourna vivement, mais il était trop tard, Sylvain était déjà parti.

Lourges, d’instinct, sentit en lui une haine dourde naître, sans raison, simplement parce qu’il pressentait qu’il pouvait y avoir là un rival pour l’avenir.

— Alors, il gagne bien sa vie, ce type-là, reprit-il. Et qu’est-ce qu’il fait ?

— Je ne sais pas trop, dit M. Henri, qui, même ivre, gardait toujours le sens de la réalité. Il fait du commerce, dans les grains, je crois.

— Ah ! En tout cas, il a une belle femme. Je le lui dirai la prochaine fois que je le verrai.

— Fais pas ça ! s’exclama M. Henri. Il est capable de te casser la figure. Il l’aime, tu sais.

— Il en faudrait un autre que lui, pour me casser la figure, dit Lourges, orgueilleusement.

Et, machinalement, il se redressait, il bombait le torse, comme prêt à la lutte.

Mais M. Henri ne parut pas impressionné. Il fit une grimace de doute :

— Il est costaud aussi.

Et Lourges sentit grandir en lui sa haine irraisonnée contre cet inconnu qui gagnait de l’argent, possédait une belle femme, et avait la réputation de pouvoir rivaliser avec lui, Lourges, en force musculaire. Il comprit cependant qu’il serait ridicule d’insister davantage sur ce sujet, et de montrer une forfanterie inutile. Il changea de conversation.

D’ailleurs, madame Jeanne, maintenant, parlait de fermer le café. Onze heures allaient sonner. Il faudrait éteindre, si on ne voulait pas attraper de contravention. Elle avait expulsé la bande de clients éméchés qui occupaient encore le salon, — des petits jeunes gens en bordée, avec qui, d’ailleurs, elle avait eu une vive discussion, leur ayant fait payer des bouteilles de champagne vides qu’elle avait adroitement mêlées aux autres, dans le désordre de la table. Elle avait eu gain de cause, cependant, car elle leur avait fait peur en parlant d’une descente de police qui devait avoir lieu dans la nuit.

Le salon vidé, on éteignit les lumières. Mais Lourges n’était pas décidé à partir.

— J’ai des copains dans la police, dit-il. Vous attendez une visite, ce soir ?

— Oui. Chaque fois qu’il y a une ronde par ici, ils viennent passer quelques heures. Je ne demande pas mieux. Il faut toujours être bien avec la police. Viens donc dans la cuisine, si tu veux les attendre.

On laissa la porte de la rue entre-bâillée. Et, tout étant éteint, on passa dans la cuisine. Là, madame Jeanne tricotait paisiblement des bas pour son époux. César et Sylvain faisaient à deux des comptes compliqués, avant de s’en retourner. Et Germaine, tout près de son mari, regardait le feu sans rien dire, amollie, engourdie, dans cette bonne chaleur où sa nature indolente se complaisait.

Tout de suite, Lourges reconnut César. Et celui-ci reconnut aussi le « noir ». Ils avaient déjà été en conflit ensemble. Ils se serrèrent la main sans animosité, cordialement même, — un peu comme des lutteurs, qui, après le combat, oublient toute rancune.

Mais aussitôt, Lourges eut des soupçons. Sylvain paraissait trop camarade avec César, c’était louche.

— Est-ce qu’il ferait aussi de la fraude ? se demanda le douanier. Ce serait drôle.

À la dérobée, il examinait le visage de l’homme, ne parvenait pas à le reconnaître. Jamais, bien sûr, il ne l’avait rencontré. Et Lourges, pour les choses de son métier, avait une mémoire infaillible.

Sylvain non plus n’avait jamais rencontré Lourges. Mais il le connaissait de réputation. Il était très tranquille, cependant : il n’avait pas une cigarette belge sur lui, et le « noir ». ne pouvait pas le soupçonner. Sylvain était donc plutôt content de pouvoir regarder à son aise, en toute sécurité, la grande vedette de la brigade mobile. Et, chacun dans son coin, les deux hommes se jetaient de temps en temps des regards rapides et scrutateurs.

Ils n’eurent d’ailleurs pas le temps de s’examiner longtemps. La porte de la rue grinça sur ses gonds.

— Les voilà, dit madame Jeanne en relevant la tête.

Et M. Henri courut bien vite faire de la lumière pour ces messieurs de la police. Les agents entraient, joyeux, contents de la bonne partie qu’ils se promettaient, dans ces lieux où ils étaient maîtres. Ils serrèrent la main à tout le monde, firent à Lourges un signe discret, qui ne risquait pas de le compromettre, et ils retournèrent dans le salon, où M. Henri débouchait pour eux du champagne. Seul, Jules, le voisin de César, resta dans la cuisine pour parler un peu avec celui-ci et Sylvain. Il avait vu Germaine, et n’osait pas se risquer à faire la noce devant elle. Elle aurait pu le dire à sa femme. César, du reste, l’avait tout de suite accroché au passage, car ils étaient grands amis.

— Ça va, la police ? demanda le fraudeur.

— Mais oui. Et le tabac ?

— Ça va aussi. Ce sacré Lourges, il n’a pas encore réussi à m’avoir.

Tout le monde dut rire, Lourges le premier. Ce César, il savait prendre drôlement les choses. Et Lourges jeta décidément le masque, il commanda une tournée générale, et se mêla à la conversation sans plus de réticence. On était là en amis, la lutte était interrompue pour le moment, il serait bien temps de la reprendre demain.

De son coin, à la dérobée, Germaine regardait Lourges. Elle était tout contre l’épaule de Sylvain, elle se reposait là, dans un engourdissement heureux. Et cela lui semblait agréable, de regarder ce bel homme. Elle le trouvait superbe. Il émanait de lui une impression de force et d’assurance qui frappait la jeune femme. Des lointains bourbeux de sa vie d’aventures, elle avait gardé le respect de la vigueur musculaire. Malgré elle, un homme puissant lui faisait peur et l’attirait. Germaine se sentait devant lui sans résistance. Elle comprenait qu’elle ne pourrait que lui obéir et le suivre docilement, si jamais il devinait ce qui se passait en elle.

Lourges, lui aussi, regardait Germaine, de temps à autre. Décidément, elle lui plaisait. Amateur de femmes, il avait de ces situations une expérience déjà vieille. Son regard n’avait pas croisé trois fois celui de Germaine qu’il comprenait déjà qu’elle éprouvait pour lui un certain intérêt. Et cela lui donnait de l’aplomb. Il parla plus haut, fit de l’esprit, en imposa à tout le monde par la façon nette dont il avançait ses affirmations. Il donnait l’impression d’un homme sûr de lui, sachant ce qu’il disait et ce qu’il voulait. Et tout le monde, Germaine la première, l’écoutait avec admiration. De temps en temps, il se tournait vers la jeune femme, il la regardait, tout en parlant, avec tant d’insistance que Germaine avait l’impression qu’il ne parlait que pour elle seule. Cela la troublait, elle détournait les yeux, et, sitôt qu’il ne la regardait plus, elle les dirigeait de nouveau vers lui. Quand leurs regards se croisaient, elle avait un cillement, un rapide battement des paupières, que Lourges remarquait. Et, échauffé, il se montra généreux, il commanda de nouvelles tournées. Sourdement, une hostilité croissait en lui contre Sylvain. Il examina le fraudeur, par coups d’œil rapides, en dessous. Et, prompt à juger les hommes, il s’irritait de ne trouver aucun point faible, aucun défaut physique chez l’ancien boxeur. Il était forcé de reconnaître que cet homme était bien bâti, large de poitrine, lourd de membres sans excès, souple malgré la puissance de sa musculature. C’était un bel animal de combat, incontestablement.

Tout en parlant beaucoup, Lourges ne perdait pas sa perspicacité, le souci de son métier. À chaque intervention de Sylvain dans la conversation, Lourges écoutait, analysait toutes ses paroles, tâchait de trouver un indice qui lui révélât la profession de celui que déjà, malgré lui, il se prenait à considérer comme un rival. Et il s’irritait de ne rien découvrir de suspect, dans le laconisme de Sylvain. Seulement, il sentait là une prudence, une réserve anormale. Et, agacé, mécontent, il devait bien se dire que cet individu, robuste de muscles, ne se laisserait pas non plus vaincre aisément par la ruse.

Madame Jeanne était partie au salon, où ces messieurs de la police faisaient vraiment trop de bruit. Ils devenaient imprudents, on pouvait les entendre du dehors. M. Henri, lui, parlait avec Jules et César. Et celui-ci, goguenard, aimait se « payer la tête » de ces agents et douaniers avec qui, pour une fois, il lui était donné de parler d’égal à égal, rappelait l’affaire de l’autre jour, la bagarre entre Sylvain et les douaniers. Cette histoire avait fait du bruit. Les gabelous, peu fiers de leur rôle, l’avaient tue soigneusement, craignant le blâme de leurs chefs. Mais l’employé d’octroi avait été moins discret. Et les douaniers, maintenant, auraient donné beaucoup pour laver cet affront cuisant que leur avait infligé un inconnu.

— Hein, disait César, vous êtes costauds, dans la police et la douane, ça s’est vu ! À trois sur un homme, et ne pas en être maîtres !

— D’abord, répliquait Jules, mécontent, je n’étais pas là, moi, je ne me serais pas laissé faire comme ça.

— T’aurais fait comme les autres. On vous connaît. Vous êtes francs au poste, à vous mettre à dix pour passer un pauvre type à tabac. Mais d’homme à homme… Hein, Sylvain ?

— C’est vrai, dit Sylvain, brièvement.

Et il se tut. Il n’aimait pas parler de ça devant Lourges. Il trouvait César imprudent.

— Tu sais bien, dit Jules, que je cogne pas souvent, moi, au poste.

— Non, pas toi…

— Et que je ne recule jamais devant un homme, la preuve, c’est qu’on s’entraîne quelquefois à deux. J’ai peur de toi, moi, ces fois-là ?

— Non, dit encore César, mais t’as peur de Sylvain.

— Ça oui, avoua Jules sans honte, mais il est trop lourd pour moi, il n’y a pas déshonneur.

— Pourquoi mets-tu tout ça en jeu, César ? dit Sylvain mécontent. On n’est pas ici pour parler de batailles.

— Bien sûr, mais c’est rapport à cette affaire de l’autre jour. Et si ç’aurait été un type comme Sylvain, mettons, qu’est-ce que t’aurais fait, toi, Jules ?

— Et toi ?

— Moi, je l’aurais laissé partir.

— Moi aussi, alors. Mais tu vois bien que tu n’es pas plus malin qu’un autre.

César en eut la bouche clouée.

Alors, Lourges intervint. Toute cette conversation, qui ne tendait qu’à faire reconnaître la vigueur exceptionnelle de Sylvain, irritait le douanier. Il ne soupçonnait pas le rôle de Sylvain dans l’affaire de l’autre jour, mais il eût aimé voir l’homme s’enorgueillir, faire montre de sa force, afin de lui rabattre rudement le caquet. Malheureusement, Sylvain ne bougeait pas, restait indifférent à la controverse, et paraissait seulement blâmer par son attitude le camarade qui avait amené la conversation sur ce terrain périlleux.

Alors Lourges se résolut à attaquer lui-même.

— Hé bien, dit-il, tu as beau dire, Jules, moi je ne comprends pas qu’à trois hommes ils se soient laissé arranger par un seul. J’en ai vu d’autres que ça, moi.

— C’est vrai, dit Sylvain, conciliant, un homme, c’est un homme.

— Oui, répliqua César, mais il y en a des gros et des petits. Et je voulais dire que dans la douane, ils trouvent de temps en temps leur maître. Ça leur fait du bien.

— Tout le monde trouve son maître, observa Jules.

— Pourtant, reprit Lourges, je ne l’ai pas trouvé souvent.

Malgré lui, il regardait Sylvain, et son regard devenait plus dur. César s’esclaffa insolemment.

— Y en a pourtant, dit-il avec un rire exaspérant, qu’à côté d’eux le gros Lourges n’est pas plus grand que ça !

— Toi, peut-être ?

— Non, pas moi, bien que dans le temps, si j’avais pas aimé les femmes… Mais celui-là tiens.

Et il montrait Sylvain dans son coin.

— C’est bon, c’est bon, César, dit Sylvain.

Lourges toisa Sylvain.

— L’ami, dit-il, tu ne m’aurais pas par terre.

— Possible, dit Sylvain, flegmatique.

Mais Jules lui-même se récria :

— Tu ne sais pas ce que tu dis, Lourges !

— Si, soutint le douanier.

— Vas-y, alors, provoqua César.

— Allons, César, voulut dire encore Sylvain.

Mais Lourges interjetait :

— Moi, je ne cane pas, vieux. J’ai jamais reculé devant personne.

Sylvain comprit qu’il n’y échapperait pas. Il se leva. Et, un peu pâle :

— C’est pas que tu cherches une bataille, camarade ? Je ne la crains pas, tu sais.

— On ne le dirait pas.

Sylvain dédaigna de répliquer.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-il. La lutte ou le chausson ? La boxe, je ne veux pas. On ne trouverait pas de gants, ici, et ma femme ne veut plus que je m’abîme le portrait.

— La lutte, alors, choisit Lourges. Franc jeu, hein ?

— Bien sûr. Au premier qui touche des épaules, on arrête.

M. Henri, accoutumé à ces mœurs, débarrassa la pièce de la table et des chaises. Jules était allé appeler les agents dans le salon. L’un d’eux s’offrit comme arbitre. Et les deux hommes se dévêtirent, parurent nus, n’ayant gardé que leur pantalon soutenu par la ceinture. Lourges, plus gras, était aussi plus lourd, rond comme un bœuf, avec des mamelles de femme. Sylvain, large de poitrine, avec de longs bras nerveux et secs, était plus mince de hanches, plus élégant aussi.

Autour d’eux, on fit cercle. Pour tous ces gens-là, le muscle était roi. Et la vigueur des deux lutteurs, leur aspect impressionnant, soulevait l’admiration.

Germaine, assise sur sa chaise, regardait aussi, sans s’émouvoir autrement. C’était loin d’être la première fois qu’elle voyait Sylvain se battre, en combat amical, ou même pour de bon.

Il y eut un silence. L’arbitre regardait sa montre.

— Allez, dit-il.

Lourges n’avait pas bougé. Il s’était solidement campé sur ses fortes jambes, et, massif, les mains ouvertes pour l’empoignade, attendait. Il savait que s’il pouvait étreindre Sylvain sous les côtes, il avait gagné. Personne ne résistait à l’effroyable constriction de ses bras herculéens.

Mais la tactique de son adversaire le dérouta. Sylvain s’était baissé, il ouvrit les bras, il se jeta, tête basse, sur Lourges. Le douanier, instinctivement, se pencha en avant, durcissant les muscles abdominaux pour supporter le choc. Et il essaya d’empoigner l’adversaire. Mais Sylvain, le dos arrondi, la tête passée sous le bras gauche de l’autre, n’offrait aucune prise. Et il passa son bras, il ceintura Lourges, il l’arracha de terre, irrésistiblement. Lourges voulut se raidir. Il était trop tard. Sylvain se laissait aller sur lui. Et, sous son adversaire, Lourges tomba sur le dos, lourdement, du poids de ses quatre-vingt-dix-sept kilos.

Une clameur monta.

— Et voilà, dit Sylvain, déjà relevé, et qui soufflait violemment.

— Rien à dire, constata l’arbitre, c’est du franc jeu.

Lourges, pesamment, se relevait à son tour. Il se sentait tout ébranlé, après cette lourde chute. Il eût aimé recommencer. Mais il était comme disloqué, sans force. Il lui faudrait se reposer trois ou quatre jours, avant de retrouver son équilibre.

Les deux lutteurs se rhabillaient. César exultait, proposait des paris invraisemblables aux policiers un peu déçus que la lutte se fût si vite achevée.

— Sans rancune, dit Sylvain à Lourges avant de s’en aller. Et il Jui tendait la maim. Lourges la prit.

— Sans rancune, dit-il.

Mais son regard évita celui de son vainqueur.

César et Sylvain sortirent, prirent leur vélo dans le couloir, derrière le café. Et, à pied, tenant leur bicyclette par le guidon, ils s’en furent avec Germaine. César, surexcité, ne tarissait pas. Sylvain, lui, se taisait, soucieux. Et Germaine, reconquise, se pressait amoureusement contre son homme, en sondant autour d’elle l’inquiétante obscurité des rues.